La politique numérique de l’Union européenne

Léo Lictevout & Vincent Lequeux, mis à jour par Barthélémy Gaillard

5G, intelligence artificielle, protection des données, Gafa… entre innovation et régulation, l’Union européenne cherche à unifier son marché du numérique et affirmer son autonomie face aux géants américains et chinois.

La révolution numérique bat son plein. Alors qu’en 2007, seuls 55 % des habitants de l’actuelle Union à 27 avaient utilisé internet au cours des 3 derniers mois, en 2019, ils étaient 86 % à y avoir recouru. Sur la même période, la part d’individus ayant réalisé un achat en ligne au cours des 3 derniers mois est passée de 20 à 49 %.

Au-delà des usages, le numérique génère d’immenses opportunités économiques et industrielles. Il soulève également d’importants enjeux géopolitiques et démocratiques. Face à la domination d’acteurs étrangers dans ce secteur, l’Union cherche à tirer son épingle du jeu.

CE QUE VOUS ALLEZ APPRENDRE DANS CET ARTICLE

Les spécificités du numérique compliquent l’harmonisation du marché intérieur.

L’Union européenne a adopté plusieurs directives visant à renforcer les droits des usagers, à protéger leurs données et à harmoniser les régulations nationales.

En décembre 2020, la Commission européenne a proposé un paquet numérique avec pour ambition de faciliter l’émergence d’acteurs européens et de réguler les grandes entreprises américaines et chinoises qui dominent largement le secteur.

 

Un marché numérique fragmenté

Un marché commun du charbon, de l’acier ou des produits agricoles n’est pas un marché commun du numérique. Alors que la construction européenne a peu à peu limité les obstacles à la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes, le marché unique du numérique continue de souffrir de problèmes structurels.

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D’une part, il fait face à une forte fragmentation. Les disparités économiques, sociales et d’infrastructures entre Etats membres ne les placent pas sur un pied d’égalité. Tant sur l’accès du public aux outils numériques que sur la digitalisation des administrations et des entreprises. Trois grands ensembles peuvent être distingués : les Etats les plus performants au nord, ceux dans la moyenne plutôt à l’ouest et au centre, enfin ceux accusant un retard au sud et à l’est.

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Cette fragmentation s’observe également sur le plan législatif, chaque Etat membre appliquant pour l’essentiel ses propres règles à destination d’un secteur qui fait le plus souvent fi des frontières. Ou qui, au contraire, exploite ces différences à son avantage. Une situation mis notamment en exergue par le géoblocage, qui limite ou interdit l’accès des internautes à des sites, contenus ou services proposés dans un autre Etat membre.

Autre conséquence de ce manque d’harmonisation, le dumping fiscal pratiqué par certains Etats comme l’Irlande, dont l’imposition des sociétés est particulièrement faible. Du fait du caractère « dématérialisé » des services numériques, les entreprises peuvent installer leur siège et déclarer leurs bénéfices dans un seul pays, tout en proposant leurs services à l’ensemble de l’Union.

 

Quel bilan ?

Depuis plusieurs années, l’UE tente donc d’harmoniser les législations nationales et de mieux encadrer les activités du secteur. Dès 1995, elle a adopté une directive sur la protection des données personnelles, qu’elle a depuis adaptée aux enjeux contemporains. En 2018, le règlement général sur la protection des données (RGPD) a ainsi renforcé la transparence des plateformes du numérique vis-à-vis de leur usage des informations à caractère personnel, introduit un droit à la portabilité permettant aux utilisateurs de transférer ou récupérer ces données, et mis en place un droit à l’oubli. Aujourd’hui considéré comme une référence en la matière, ce texte s’applique non seulement aux sociétés européennes mais également aux acteurs étrangers proposant leurs services aux Européens.

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En 2017, une directive a par ailleurs supprimé les frais d’itinérance pour les voyageurs, permettant aux utilisateurs de téléphones mobiles d’appeler, d’envoyer des SMS et de surfer sur Internet à l’étranger au prix de leur pays d’origine. En décembre 2018, l’Union a également mis fin au géoblocage injustifié en matière de commerce électronique, permettant aux consommateurs d’acheter des biens et services à un e-commerçant basé dans un autre pays de l’UE dans les mêmes conditions que des clients domiciliés dans ce pays. Enfin, l’Union a également cherché à protéger les auteurs de contenus. C’est l’esprit de la directive sur le droit d’auteur, qui touche notamment la diffusion de contenus sur les plateformes en ligne, et renforce la responsabilité de ces dernières dans le contrôle du respect des droits d’auteur.

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« Décennie numérique »

Aujourd’hui, l’UE souhaite développer une stratégie plus offensive. Face à la concurrence des acteurs étrangers, la Commission européenne a orienté sa politique vers une nouvelle doctrine : celle de l’autonomie stratégique et d’une certaine souveraineté numérique. Des principes au cœur du programme de sa présidente Ursula von der Leyen, et mis en oeuvre par les commissaires en charge de ces dossiers, Margrethe Vestager (Concurrence et Europe numérique) et Thierry Breton (Marché intérieur).

« Nous devons faire de la décennie qui s’ouvre la décennie numérique de l’Europe » a ainsi annoncé Mme von der Leyen dans son discours sur l’état de l’Union, le 16 septembre dernier. Avant de prévenir que, en plus des 7,6 milliards d’euros dédiés au numérique dans le futur cadre financier pluriannuel (montant encore en négociation), 20 % des 750 milliards d’euros prévus dans le plan de relance européen devraient eux aussi financer le secteur dans tous les Etats membres.

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Face aux oligopoles américains (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft…) et aux grandes entreprises chinoises (Alibaba, Huawei, Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi…), la Commission européenne cherche à protéger les intérêts de l’Union. Elle veut soumettre ces entreprises à la régulation européenne et contrer leurs abus, en particulier lorsque ceux-ci touchent aux questions de libertés publiques, de démocratie ou de cybersécurité. Bruxelles est particulièrement attentive aux agissements des entreprises chinoises, supposées proches de Pékin, mais aussi au pouvoir des sociétés comme Facebook, au coeur du scandale Cambridge Analytica.

La Commission cherche ainsi à mieux surveiller la manière dont les grandes plateformes du numérique étendent leurs activités, s’attaquent à la désinformation ou gèrent les données personnelles. Quitte à sanctionner les abus de position dominante non seulement par des amendes, comme elle en a déjà l’habitude, mais également en obligeant si besoin ces entreprises à se séparer de certaines de leurs activités sur le marché intérieur.

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C’est tout l’enjeu de la législation sur les services numériques, initiée par la Commission européenne le 15 décembre 2020. Cette dernière se décline en deux textes : le Digital Services Act (DSA) et le Digital Market Act (DMA). Ils définissent certaines plateformes, hébergeurs et autres moteurs de recherches utilisés par plus de 45 millions d’Européens (soit 10% de la population de l’UE) comme des gatekeepers, des acteurs numériques systémiques, trop importants pour que les internautes puissent se passer d’eux, qu’il convient de contraindre à de nouvelles règles.

S’il repose sur le principe de plateforme passive (selon lequel Youtube ou Facebook par exemple ne sont pas responsables des contenus qu’ils hébergent), le Digital Services Act introduirait néanmoins le principe de « noter et réagir », soit l’obligation pour les plateformes de repérer systématiquement les contenus haineux, illégaux ou relevant de la désinformation pour les supprimer. Il comprendrait des sanctions pouvant aller jusqu’à 6 % du chiffres d’affaires mondial, voire une interdiction d’opérer sur le marché européen pour les plateformes qui ne seraient pas assez vigilantes sur le retrait des contenus faux ou haineux.

Le Digital Market Act, lui, vise à créer un marché unique du numérique soumis à des règles de concurrence permettant de lutter contre les positions monopolistiques des géants du secteur. Alors que le moteur de recherche de Google capte 90 % des recherches mondiales et que Facebook recense 2,76 milliards d’utilisateurs, la Commission européenne entend rééquilibrer le marché européen et réformer la dernière loi européenne en vigueur, la directive e-commerce, vieille de 20 ans.

Pour ce faire, elle propose de pouvoir s’autosaisir (pas besoin de recours de la part des entreprises concurrentes pour prendre d’éventuelles sanctions, donc) afin de mener des enquêtes de marché et s’assurer que le droit de la concurrence européen soit bien respecté. Cette autosaisine se ferait ex ante, en amont, pour éviter que les sociétés incriminées n’aient pas l’occasion d’écraser la concurrence le temps que la procédure aboutisse.

Les géants du secteur pourraient alors être sanctionnés plus rapidement s’ils profitent de leur position dominante pour enfreindre le droit de la concurrence européen. Ces infractions peuvent être de diverses natures. Google peut par exemple être sanctionné s’il vient à favoriser l’usage de Gmail ou GoogleMaps par les internautes au détriment de services concurrents. Cela reviendrait en effet à rendre les usagers « captifs » de son écosystème, et à désavantager du même coup leurs rivaux proposant des systèmes de messagerie ou de cartographie en ligne. 

Autre cas de figure prévu par le texte : si ces plateformes utilisent les informations qu’elles collectent sur les sociétés qui se référencent chez eux pour leur faire concurrence en proposant des services similaires, des mesures de rétorsion peuvent être prises. Le texte prévoit pour sa part des sanctions pouvant aller jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires mondial et la possibilité de démanteler les géants du Net en cas d’infraction au droit de la concurrence.

Ambitieux, ces deux textes sont loin d’être encore adoptés. Les négociations et la procédure législative devraient prendre entre un et trois ans, et les géants du numérique ont déjà engagé une intense campagne de communication, de lobbying, voire de déstabilisation, comme en atteste la fuite d’un document interne de Google visant à affaiblir Thierry Breton, rapportée par Le Point en octobre 2020.

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Plusieurs Etats européens souhaitent également lutter contre le dumping fiscal pratiqué par ces géants. Certains, dont la France, militent ainsi en faveur d’une taxe sur les grandes entreprises numériques – aussi appelée taxe Gafa. Mais l’opposition des Etats à l’origine de ces pratiques a empêché, en 2018, l’instauration d’une telle taxe au niveau européen. Alors que certains Etats ont fait le choix de l’imposer à l’échelon national, des débats sont en cours au sein de l’OCDE pour parvenir à un accord.

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L’Europe suit par ailleurs de près les grandes innovations technologiques, telles que le développement de la 5G ou de l’intelligence artificielle (IA). Là encore, elle cherche à accompagner ces évolutions en soutenant l’innovation grâce à des programmes comme Digital Europe, qui prévoit 8,2 milliards d’euros dans le prochain cadre financier pluriannuel (2021 – 2027). Elle doit également élaborer un cadre réglementaire, afin de garantir la compatibilité de ces nouvelles technologies avec le respect des principes européens, en matière de libertés publiques, de respect des données personnelles et même de lutte contre le changement climatique.

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Enfin, de nombreuses voix s’élèvent en faveur de la création de « champions européens« . Si certaines entreprises s’illustrent dans certains secteurs, comme le finlandais Nokia ou le néerlandais Philips, les firmes étrangères continuent de dominer le marché. Des acteurs européens cherchent tout de même à s’allier pour développer des infrastructures numériques européennes, comme la France et l’Allemagne dans la constitution d’un cloud européen souverain, ou des banques européennes dans la mise en œuvre d’un système de paiement européen.

https://www.touteleurope.eu/actualite/la-politique-numerique-de-l-union-europeenne.html