Paradis fiscaux : 1000 milliards de dollars manquants

Les grandes entreprises continuent de trouver les moyens d’éviter de payer des impôts. Un rapport de l’Observatoire fiscal des multinationales montre que les efforts des États pour atténuer ces pratiques doivent encore être améliorés. D’autant que les subventions accordées aux industries vertes dans plusieurs pays amplifient la concurrence fiscale. En améliorant la fiscalité internationale, les sommes récupérées pourraient couvrir les besoins en financement de la transition écologique.

Les techniques pour éviter de payer des impôts ont encore de beaux jours devant elles. Le premier rapport de l’Observatoire fiscal des multinationales, un centre de recherche européen créé en 2021, montre que malgré les efforts des États de ces quinze dernières années, les entreprises multinationales et les particuliers les plus fortunés parviennent toujours à réduire leur imposition.

Les grandes entreprises logent ainsi encore 35% de leurs bénéfices réalisés à l’étranger dans des paradis fiscaux, soit près de 1000 milliards de dollars en 2022. Les multinationales américaines représentent 40% de ce chiffre, notamment du fait de leur forte présence dans le numérique, un secteur particulièrement exposé à ces pratiques.

Pour les États, cette optimisation fiscale des entreprises représente un manque à gagner important. Les 100 chercheurs ayant participé au rapport estiment ainsi les pertes de revenu fiscal à 10% en moyenne des impôts sur les entreprises collectés. Avec des disparités importantes selon les régions. En Europe, où les taux d’impôts sont plus élevés, cette perte s’élève à 20% de la collecte.

Elle se situe en moyenne en dessous de 10% dans les pays émergents, mais les chercheurs soulignent que l’impact de ce manque à gagner fiscal y est sans doute plus élevé. « Ces pertes de revenus sont particulièrement coûteux en termes de redistribution étant donné les besoins élevés des gouvernements (…) pour les dépenses d’éducation, de santé et d’infrastructure« , écrivent les auteurs du rapport.

De nouvelles niches fiscales « vertes »

La communauté internationale, notamment au travers de l’OCDE, cherche pourtant depuis une quinzaine d’années à réglementer les techniques d’optimisation fiscale agressive. Ces négociations entre États ont conduit près de 140 pays à mettre en place un taux d’impôt minimum sur les sociétés de 15%. Une victoire obtenue de haute lutte, largement amoindrie depuis par des dérogations qui ont permis de préserver la concurrence fiscale entre pays.

D’autant que ces dernières années, de nouvelles niches fiscales « vertes » sont venues renforcer cette concurrence. Des pays ont en effet mis en place des incitations financières pour attirer les industries vertes permettant de lutter contre le réchauffement climatique.

La Chine subventionne ainsi largement les entreprises des secteurs des énergies renouvelables. Les États-Unis ont de leur côté mis en place l’Inflation reduction act (IRA) en 2022, permettant de verser des milliards de dollars aux entreprises développant des solutions vertes sur leur territoire. L’Union européenne a répliqué avec son propre plan pour une industrie verte, décliné dans les États membres.

Changement climatique contre inégalités sociales

« Il y a un aspect positif, c’est que cela va contribuer à accélérer la transition vers une économie bas carbone, remarque l’économiste Gabriel Zucman, directeur de l’Observatoire fiscal des multinationales, interrogé par France Inter. Mais ces nouvelles formes de concurrence fiscale internationale ont le même problème que la concurrence fiscale normale, c’est que cela bénéficie avant tout aux propriétaires des entreprises concernées« .

Pour l’économiste, ces dispositifs permettant aux entreprises d’optimiser leurs impôts conduisent avant tout à diminuer l’effet redistributif de la fiscalité. « Cela risque d’alimenter la montée des inégalités, souligne-t-il. On fait une grave erreur d’opposer la lutte contre le changement climatique et la lutte contre les inégalités de l’autre« .

Le rapport de l’Observatoire émet une série de recommandations afin de récupérer une partie des sommes non imposées. Il propose notamment de créer un impôt mondial sur le patrimoine des milliardaires, qui représentent moins de 3000 personnes dans le monde. Selon le calcul des économistes, un taux d’impôt de 2% sur ces très grandes fortunes permettrait de ramener 250 milliards de dollars dans les caisses des États.

La même somme pourrait également être récupérée en renforçant le dispositif de l’impôt mondial sur les sociétés. Deux dispositions qui, à elles seules, permettraient de financer les besoins de financement supplémentaires des pays en développement pour lutter contre le réchauffement climatique, estimés à 500 milliards de dollars par an.

https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/10/22/entreprises-la-grande-evasion-fiscale-continue_6196011_3234.html

Du « bon, du mauvais et du très mauvais »

Dans le grand tableau dressé par les auteurs, il y a du « bon, du mauvais et du très mauvais », résume Gabriel Zucman. Le « bon », d’abord : l’évasion fiscale offshore des particuliers fortunés – à savoir les dépôts bancaires, actions et autres titres financiers détenus à l’étranger et non déclarés – a nettement chuté, grâce à l’échange automatique d’informations bancaires instauré, en 2017, dans une centaine de pays.

Dans le détail, la richesse offshore est estimée à 12 000 milliards de dollars en 2022, soit 12 % du PIB mondial. Aujourd’hui, le quart de cette richesse n’est pas déclaré aux autorités fiscales – et donc, échappent aux impôts –, contre plus de 90 % en 2007. « Cela montre que des progrès rapides peuvent être réalisés lorsqu’il existe une volonté politique de le faire », se félicitent les auteurs.

Vient ensuite le « mauvais ». En 2022, les bénéfices mondiaux des entreprises s’élevaient à 16 000 milliards de dollars environ, dont 2 800 milliards de dollars réalisés à l’étranger, c’est-à-dire dans un pays autre que celui du siège social de l’entreprise – comme les profits enregistrés par Apple hors des Etats-Unis. Or, sur ces 2 800 milliards, 1 000 milliards ont été transférés vers des paradis fiscaux, soit 35 % des profits réalisés à l’étranger. Leur destination privilégiée : l’Irlande, les Pays-Bas ou les îles Vierges et les îles Caïmans.

Les championnes du genre sont les multinationales américaines, qui transfèrent près de la moitié de leurs profits étrangers dans les paradis fiscaux, contre 30 % pour les autres. Une pratique, fruit de la concurrence fiscale lancée par certains pays, qui n’existait pas avant 1975, rappelle le rapport. « Elle s’est particulièrement accélérée au début des années 2010, peut-être en raison de la numérisation croissante de l’économie. » Pour les gouvernements, la perte s’élève à l’équivalent de 10 % des recettes collectées mondialement sur les sociétés.

« Une série de niches et d’exonérations »

En 2021, plus de cent quarante pays se sont entendus pour instaurer un impôt minimum de 15 % sur les sociétés, sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Célébré comme une victoire, cet accord, qui doit entrer en vigueur en 2024, devait justement mettre un terme à la course au moins-disant fiscal. Seulement voilà : « depuis, il a été considérablement vidé de sa substancepar une série de niches et d’exonérations », déplore Gabriel Zucman. En l’état actuel, il devraitaugmenter de 4,8 % seulement les recettes totales de l’impôt sur les sociétés, au lieu de 9,5 %. S’ils supprimaient les diverses exemptions, les Etats pourraient récolter 130 milliards de dollars de recettes fiscales supplémentaires, calcule l’observatoire.

Comme si cela ne suffisait pas, d’autres formes de concurrence fiscale internationale se développent. A l’exemple de la course aux subventions et aides pour les producteurs d’énergie verte, lancée en 2022 par les Etats-Unis, avec leur grand plan d’aide au verdissement de l’industrie, l’Inflation Reduction Act. Et dans laquelle l’Europe s’est engagée depuis.

« Bien sûr, ces aides accélèrent l’indispensable transition verte. Mais si elles ne s’accompagnent pas de mesures pour l’éviter, elles risquent de creuser les inégalités en favorisant les entreprises qui en profitent et en augmentant les bénéfices après impôts de leurs actionnaires, explique Gabriel Zucman, appelant à la vigilance sur le sujet. De plus, elles privent les gouvernements de ressources. » Selon les estimations centrales du rapport, ces crédits d’impôt aux énergies renouvelables pourraient coûter l’équivalent de 15 % des recettes fiscales sur les sociétés au cours de la prochaine décennie aux Etats-Unis, et presque autant en Europe.

« Le résultat de choix politiques »

Depuis quinze ans, les Etats se livrent également une autre forme de concurrence : certains multiplient les régimes ultra-favorables pour attirer des particuliers aux hauts revenus ou des retraités. Il en existe aujourd’hui vingt-huit en Europe, contre cinq en 1995. A l’exemple des généreuses exonérations fiscales que la Grèce accorde aux étrangers investissant au moins 500 000 euros sur son sol. Problème : ces régimes amputent les recettes de l’ensemble des Etats européens de 7,5 milliards d’euros au total.

Le rapport dénonce enfin le « très mauvais » en matière fiscale : les milliardaires ne paient quasiment pas d’impôts – 0 % à 0,5 % – sur leur patrimoine. Ce, grâce aux diverses techniques d’optimisation permettant d’éviter que les revenus qu’ils génèrent, comme les dividendes, ne soient imposables. Tous impôts confondus, ils sont donc moins imposés que les classes moyennes. Taxer 2 % de la richesse des 2 756 milliardaires de la planète (dont 75 en France), dont la fortune totale culmine à 13 000 milliards de dollars, rapporterait 250 milliards d’euros, estiment les économistes. Tout en admettant que ces patrimoines sont difficiles – mais pas impossibles – à estimer.

« Trop longtemps, l’évasion fiscale des multinationales et des individus fortunés a été acceptée comme un effet collatéral inévitable de la mondialisation, explique Joseph Stiglitz. Mais elle est le résultat de choix politiques. » Le rapport développe une série de propositions complémentaires pour y remédier, comme une meilleure imposition des non-résidents, ou la création d’un cadastre mondial des actifs financiers, permettant de mieux identifier et taxer ces derniers. « L’expérience des dernières années montre que les progrès sont possibles, même lorsqu’un petit nombre d’Etats agissent ensemble sans attendre un grand accord mondial », conclut Gabriel Zucman.

https://www.novethic.fr/

Compléments :