Avertissement : Le 9 juin, les élections européennes ont une importance historique! l’Europe a connu de grands bouleversements géopolitiques, économiques et sociaux et montré sa résilience .
A la croisée des chemins se dessine la survie de nos valeurs démocratiques et notre capacité à repenser la place du Vieux continent dans ce monde chahuté, alors que l’écart entre la perception citoyenne et la réalité de l’Union européenne s’aggrave. Aussi, l’Essec soutenue par le DG Vincenzo Vinzi s’est engagée dans une série d’actions pour tenter de mieux faire comprendre les enjeux des européennes ; Irené Essec et la filière géopolitique que dirige Aurélien Colson, la Chaire Jean Monnet que la Commission européenne m’a attribuée (2023-2026) et le Centre Européen de Droit et Economie (CEDE) proposent diverses iniatives dans la perspective de lancer une filiere « affaires européennes venant compléter l’axe geopolitique existant qui devient le 4è pilier de la stratégie TRANSCEND de l’ESSEC BS
Parmi elles , une série d’ articles autour des grands enjeux des élections européennes symboliquement priorisés pour 9 mai Journée de l’Europe / 9 juin élection des députés au PE en France. Cet article est le 1er de notre série

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Grain de sel VDB – GB sur l’ouvrage (PDF) Une Europe des élites ? Rélexions sur la fracture démocratique de l’Union européenne (researchgate.net)
Il plane sur le projet européen, depuis les origines, un soupçon : présentée comme l’expression de l’intérêt général européen, l’intégration du continent ne serait qu’un complot des élites, destiné à servir leurs intérêts et à promouvoir leur vision du monde, au mépris et aux dépens des aspirations populaires. Ce préjugé, répandu apparaît d’abord fondé par le « péché originel » des Pères fondateurs. Face à l’impossibilité d’une approche ouvertement politique, conscients de la portée révolutionnaire de l’entreprise européenne, et mesurant les réticences des opinions publiques, ils choisirent la voie subreptice d’une intégration fonctionnelle. Les traités fondateurs négociés par une poignée de diplomates et juristes, entretenant des liens étroits avec les milieux d’affaire furent ratifiés, dans les six Etats fondateurs, par des majorités parlementaires étroites, sans débat public. Par la suite, les grandes avancées de la construction européenne ont suivi cette voie discrète. Le soutien populaire était présumé plus qu’éprouvé.
La rupture de Maastricht et les élites
Le traité de Maastricht de 1992 est une rupture. Négocié selon les méthodes intergouvernementales classiques, à l’abri des pressions exercées par les médias et les organisations des sociétés civiles, sa ratification donna lieu à la première grande vague de discussions publiques sur le sens et la portée du projet européen : il fut soumis à référendum, et pour la première fois, syndicats, associations, intellectuels, partis et médias, se saisirent de l’objet européen. Loin de dissiper le fantasme d’une Europe voulue, conçue et soutenue par les élites, ce baptême démocratique semble l’avoir consolidé. Les analyses ont révélé, que le soutien au projet européen était profondément stratifié. Les partisans de l’intégration se recrutent principalement dans les catégories socioculturelles les plus élevées, tandis que les résistances émanent des groupes sociaux bénéficiant de revenus, de statuts socioprofessionnels et de degrés d’instruction inférieurs à la moyenne 2.
De prime abord, ce phénomène a pu paraître normal : toute communauté politique n’est-elle pas, dans sa phase fondatrice, soutenue par des élites agissantes ? Une fois l’Union européenne banalisée, et à mesure que les citoyens prendraient conscience des bénéfices qu’ils tirent des politiques communes et de l’existence des « solidarités de fait » chères à Robert Schuman, ces préjugés ne se dissiperaient-ils pas ? Ces hypothèses optimistes se seraient peut-être diffusées si, tout au long des années 990 et depuis, la réalité de la fracture européenne ne s’était durcie. Mais dans le même temps, de nouvelles résistances se sont développées, qui ont principalement pris pied, dans les catégories sociales les moins instruites et/ou les plus exposées aux transformations économiques et sociales. En 2005, qui restera comme une année-charnière dans l’histoire de l’intégration européenne, la vaste campagne suscitée par la ratification du traité constitutionnel européen, dont les partisans escomptaient qu’elle constituerait un moment de socialisation politique favorable au projet européen, a plutôt produit l’effet inverse.
Les peurs d’une Europe perçue comme un mécanisme de modernisation politique et économique insensible aux intérêts des secteurs les plus exposés, aux traditions et aux valeurs dont les territoires et les communautés morales sont porteuses, n’ont jamais été plus fortes qu’au lendemain des campagnes de ratification du printemps 2005. Exprimées de manière spectaculaire en France et aux Pays-Bas, où elles menèrent au rejet du traité constitutionnel, elles traversèrent également les campagnes référendaires espagnole et luxembourgeoise, et provoquèrent de forts échos dans les pays qui ont recouru à la ratification parlementaire – un tiers des Etats membres renonçant même à procéder à la ratification par crainte de les voir s’amplifier.
Confrontés à ce phénomène, les dirigeants européens avouent leur perplexité. Pour y remédier, ils ont envisagé trois registres – très différents – de légitimation. La rhétorique de légitimation développée par la Commission européenne et les représentants des Etats membres a longtemps mis l’accent sur les « bénéfices » de l’intégration européenne. Les citoyens, présumait-on, adhéreraient au projet européen s’ils percevaient les avantages qu’ils en tireraient ; récemment encore, le président de la Commission José Manuel Barroso plaidait pour « l’Europe des résultats » pour effacer l’échec du traité constitutionnel.
Parallèlement à ce discours qui a vite montré ses limites, les dirigeants européens ont, sans jamais l’expliciter réellement, procédé à une « parlementarisation » du système institutionnel de l’Union.
Les enjeux institutionnels
De leur propre initiative ou en réponse aux revendications des députés européens, ils ont constamment renforcé les pouvoirs du Parlement européen, modifié ses rapports avec la Commission et le Conseil, et appelé de leurs vœux une montée en puissance de la logique partisane dans le fonctionnement de l’Union. Cette évolution s’est toutefois faite sans remise en cause fondamentale de l’architecture institutionnelle des origines : les gains de lisibilité obtenus par le recours à un schéma politique plus familier ont donc été annihilés par les interférences entre les différentes logiques de légitimation.
En outre, elle a suscité des réticences auprès de certains représentants nationaux, hostiles à toute évolution fédérale, et de la Commission, soucieuse de préserver son rôle central. C’est pourquoi, à la in des années 1990, persuadés que l’Union souffrait aussi d’une image d’opacité, de lenteur et d’inefficacité, les membres de la Commission réorientèrent en partie leur stratégie vers une correction de la « gouvernance » de l’Union.
Selon cette nouvelle approche, l’Union ne se devait pas seulement de produire des résultats tangibles et appréciables par les citoyens, mais démontrer que les politiques européennes étaient faites dans la transparence et la probité, en multipliant les procédures et les organes de contrôle et en s’ouvrant largement aux « milieux concernés ».
L’activation alternative ou simultanée de ces trois registres de légitimation n’a pas permis de réconcilier les citoyens avec l’intégration européenne. Dans une certaine mesure, elle a au contraire semé le doute dans les opinions publiques quant à la capacité des politiques de l’Union à répondre aux attentes des citoyens, et diffusé dans les espaces publics nationaux la rhétorique du « déicit démocratique ».
Au début des années 2000, face aux difficultés persistantes de l’Union et à l’impossibilité manifeste d’y apporter des solutions par la voie d’une négociation intergouvernementale, les représentants des Etats optèrent pour la convocation d’une convention. Ils espéraient que celle-ci parviendrait, en recourant à d’autres logiques de délibération et de négociation et en rédigeant éventuellement un traité constitutionnel, à proposer des options originales, susceptibles de répondre aux inquiétudes des citoyens. L’option d’une constitutionnalisation des traités européens a cependant plus attisé qu’apaisé les craintes et les tensions, et les dirigeants européens ne savent désormais plus comment retrouver la coniance et le soutien des opinions publiques.
Le livre dont nous proposons ces extraits n’a pas pour ambition d’indiquer la voie qui permettrait de résorber la fracture européenne face aux élites, mais d’essayer de mieux poser les questions. Le procès en élitisme fait à la construction européenne relève-t-il du préjugé, ou est-il fondé ? Si elle est avérée, quelle est la mesure de cette fracture, et comment s’explique-t-elle ?
La contribution de Bruno Cautrès et Gérard Grunberg, qui ouvre le volume, étaye et afine à la fois le diagnostic. En examinant minutieusement les résultats des enquêtes d’opinion qui mesurent le soutien à « l’Europe » dans l’ensemble des Etats membres, ils montrent que le niveau d’étude et la situation socioprofessionnelle continuent de structurer fortement les attitudes des citoyens.
Contributions à l’analyse du biais élitiste
Le « biais élitiste » est perceptible, constant! Les deux auteurs se penchent sur les causes de ce phénomène, pour montrer que les attitudes à l’égard de l’Europe ne sont pas exclusivement utilitaires : l’hostilité ou l’indifférence relève autant de facteurs affectifs que de calculs relatifs aux coûts et bénéfices de l’intégration 4. L’attachement à l’identité nationale, et notamment aux « modèles sociaux » qu’incarnent les nations, se lit dans les « peurs de l’Europe » que les sondés expriment.
3 contributions étudient les facteurs classiques de structuration des attitudes politiques – les partis, les médias et les élites – dans le but de comprendre comment se forment ces attitudes. Antoine Roger montre que les organisations partisanes éprouvent les pires difficultés à socialiser leurs militants et leurs électeurs aux dossiers européens.
Ceci s’explique par le mode de légitimation délibératif et ouvert auquel recourt l’Union, qui tend à disqualifier le rôle d’agrégation des groupes sociaux que jouent traditionnellement les cadres des partis, et qui obscurcit la confrontation des antagonismes sociopolitiques au profit d’une « gouvernance » aux contours flous et mouvants.
La structuration médiatique de ces débats, qu’Olivier Baisnée et Thomas Frinault étudient ici dans le cas français, agit comme une caisse de résonance. Les médias les plus suivis par les catégories sociales les moins instruites (les journaux télévisés et la presse régionale) ne relayent que très peu les enjeux européens ; inversement, ceux qui relatent le plus les activités de l’Union (la grande presse écrite nationale) s’adressent aux citoyens les mieux formés, qui sont aussi les citoyens qui soutiennent le plus la construction européenne.
Christian Lequesne examine de son côté le rôle des élites politiques dans la formation et la diffusion des attitudes politiques, en se penchant sur le cas symptomatique du débat français sur l’élargissement oriental de l’Union. Les modes d’argumentation relèvent principalement, souligne-t-il, du registre du « risque » et de la « menace »5. Ce qui tend, à amplifier les attitudes sous-jacentes d’électorats qui perçoivent la construction européenne comme un mécanisme mettant les acquis sociaux nationaux en concurrence.
Les auteurs dans la 2ème partie de l’ouvrage s’interrogent pour leur part sur la manière dont les acteurs qui font l’Europe s’articulent aux espaces politiques « vécus ». Les élites qui contribuent à la formation des politiques européennes – élus, fonctionnaires, magistrats, représentants syndicaux ou experts – sont-ils en mesure de relayer les demandes sociales et d’enraciner les politiques publiques dans les lieux où sont socialisés les citoyens – comme les élites nationales sont censées le faire en démocratie ? La réponse apportée par ces contributions est largement négative.
Travaillant « en réseau », ils parviennent à dépasser les tensions et concurrences produites par les intérêts nationaux dont ils sont porteurs pour faire émerger des pratiques de négociation communs ; force est de constater que ces acteurs ne parviennent pas à diffuser dans leurs milieux d’origine les normes acquises dans le jeu européen.
Constatant que les acteurs impliqués dans la formation des politiques publiques européennes recourent toujours plus à des « politiques de la parole » pour compenser les faiblesses institutionnelles de l’Union, Sophie Jacquot et Pierre Muller observent que l’écart se creuse entre les lieux réels du pouvoir, qui demeurent nationaux, et celui de la production des normes politiques de plus en plus européen.
La décision, en 1976, de procéder à l’élection directe du Parlement européen était une réponse à cette préoccupation, insuffisante. Si la représentativité des députés européens issus du suffrage universel leur a permis d’obtenir de nouveaux pouvoirs ils n’ont guère contribué à rapprocher les citoyens de l’Union. .
C’est pourquoi, dans la 3ème partie de l’ ouvrage, sont passées au crible les expériences menées pour élargir le cercle des acteurs impliqués dans la décision européenne, et ancrer davantage les politiques européennes dans les milieux où les citoyens sont socialisés. François Foret revient dans son chapitre sur les tentatives visant à produire une « communication européenne ».
Sabine Saurugger de même que Laurie Boussaguet et Renaud Dehousse examinent les expériences conduites par les institutions européennes pour élargir les négociations et la mise en délibération des politiques communautaires au delà des cercles des experts et des « intérêts concernés ».
Ils aboutissent à la même conclusion : qu’il s’agisse de « démocratiser l’expertise » en codifiant le lobbying et en encourageant l’organisation de la « société civile », ou d’introduire une « parole profane » dans la réflexion sur les régulations communautaires, l’Union peine à briser son biais élitiste.
Les « conférences citoyennes », en dépit de la volonté d’insérer des profanes dans le jeu européen, sont elles-mêmes peu représentatives de la diversité des intérêts et des aspirations des citoyens européens, et incapables de relayer leurs propres délibérations dans les espaces politiques dont elles sont issues.
Observant des homologies structurales nettes entre l’Union européenne et la Suisse, les deux auteurs se demandent dans quelle mesure, et moyennant quelles adaptations, les mécanismes de démocratie directe qui organisent la vie politique suisse pourraient être transplantés dans le régime politique de l’Union européenne. L’ Union a sans doute besoin de mécanismes de participation directe des citoyens qui puissent corriger les travers d’une démocratie indirecte et élitaire?La sociologie historique du politique nous rappelle, en tout cas, que la légitimation d’un ordre politique, quel qu’il soit, passe par une phase d’antagonismes entre les intérêts – territoriaux, sectoriels ou sociaux 6.
Nos démocraties nationales ne se seraient pas formées sans les grands conflits qui ont opposé les constructeurs de l’Etat central aux défenseurs des périphéries, les gardiens de l’ordre moral aux promoteurs des libertés publiques, les intérêts des classes possédantes à ceux des travailleurs… Il n’y a pas de raison de penser que l’UE échappera à cette phase de politisation dans la conflictualité. La loyauté politique est construite, et elle ne se forme qu’en établissant des transactions entre les entrepreneurs du pouvoir et ceux qui lui opposent la résistance de leurs intérêts ou de leurs visions du monde.