1. Une Europe des élites ?

Il plane sur le projet européen, depuis les origines, un lourd soupçon : présentée  comme l’expression de l’intérêt général européen, l’intégration du continent ne  serait, dans le fond, qu’un complot des élites, destiné à servir leurs intérêts propres  et à promouvoir leur vision du monde, au mépris et aux dépens des aspirations  populaires.  

Ce préjugé, largement répandu et durable, apparaît d’abord fondé par le « péché  originel » des Pères fondateurs. Face à l’impossibilité d’une approche ouvertement  politique – attestée par les maigres résultats du Congrès de La Haye de  1948 –,  conscients de la portée révolutionnaire de l’entreprise européenne, et mesurant les  réticences des opinions publiques, ils choisirent, après de longues hésitations, la voie  subreptice d’une intégration fonctionnelle.

Les traités fondateurs furent négociés dans une grande discrétion, par une poignée de diplomates et de juristes, entretenant des  liens étroits avec les milieux d’affaire. Ils furent ratifiés, dans les six Etats fondateurs,  par des majorités parlementaires plutôt étroites, et soigneusement disciplinées par les  dirigeants des partis de gouvernement, sans que cet évènement suscite un vrai débat  public.

Par la suite, toutes les grandes avancées de la construction européenne – du  traité de Rome de 1957 à l’Acte unique européen de 1986, au moins – ont suivi cette  voie discrète. Le soutien populaire était présumé plus qu’éprouvé.  

La rupture de Maastricht et les élites

Le traité de Maastricht de  1992 est unanimement considéré comme une rupture.  Négocié selon les méthodes intergouvernementales classiques, à l’abri des pressions exercées par les médias et les organisations des sociétés civiles, sa ratification donna  lieu à la première grande vague de discussions publiques sur le sens et la portée du  projet européen : en France et au Danemark, où il fut soumis à référendum, mais  aussi dans les dix autres Etats membres de l’époque, où, pour la première fois,  syndicats, associations, intellectuels, partis et médias, se saisirent de l’objet européen. 

Loin de dissiper le fantasme d’une Europe voulue, conçue et soutenue par les élites,  ce baptême démocratique semble l’avoir consolidé. Les analyses électorales et les  enquêtes d’opinion ont révélé, dès ce moment, que le soutien au projet européen était  profondément stratifié. Les partisans de l’intégration se recrutent principalement  dans les catégories socioculturelles les plus élevées, tandis que les résistances  émanent majoritairement des groupes sociaux bénéficiant de revenus, de statuts socioprofessionnels et de degrés d’instruction inférieurs à la moyenne 2.  

De prime abord, ce phénomène a pu paraître normal : toute communauté politique  n’est-elle pas, dans sa phase fondatrice, soutenue par des élites agissantes ? Les « masses  silencieuses » n’illustraient-elles pas, dans leur indifférence ou leur hostilité au projet  européen, le mécanisme classique du « retard cognitif » des catégories populaires,  qui tardent à prendre la mesure des nouvelles dimensions du politique   ?

Une fois  l’Union européenne banalisée, et à mesure que les citoyens prendraient conscience  des bénéfices qu’ils tirent des politiques communes et de l’existence des « solidarités  de fait » chères à Robert Schuman, ces préjugés ne se dissiperaient-ils pas ?  

Ces hypothèses optimistes se seraient peut-être diffusées si, tout au long des  années  990 et depuis, la réalité de la fracture européenne ne s’était stabilisée, voire  durcie. Sans doute le soutien des opinions publiques au projet européen, tel que mesuré par les enquêtes Eurobaromètre, a-t-il beaucoup fluctué au cours des quinze dernières  années. Sans doute aussi des segments des électorats autrefois très hostiles au projet  européen – des travaillistes britanniques aux gaullistes français – se sont-ils lentement  convertis.

Mais dans le même temps, de nouvelles résistances se sont développées,  qui ont principalement pris pied, une fois encore, dans les catégories sociales les  moins instruites et/ou les plus exposées aux transformations économiques et sociales.  En 2005, qui restera comme une année-charnière dans l’histoire de l’intégration  européenne, la vaste campagne suscitée par la ratification du traité constitutionnel  européen, dont les partisans escomptaient qu’elle constituerait un moment de  socialisation politique favorable au projet européen, a plutôt produit l’effet inverse. 

Les peurs d’une Europe perçue comme un mécanisme de modernisation politique et  économique insensible aux intérêts des secteurs les plus exposés, aux traditions et aux  valeurs dont les territoires et les communautés morales sont porteuses, n’ont jamais  été plus fortes qu’au lendemain des campagnes de ratification du printemps 2005. 

Exprimées de manière spectaculaire en France et aux Pays-Bas, où elles menèrent au  rejet du traité constitutionnel, elles traversèrent également les campagnes référendaires  espagnole et luxembourgeoise, et provoquèrent de forts échos dans les pays qui ont recouru à la ratification parlementaire – un tiers des Etats membres renonçant même à  procéder à la ratification par crainte de les voir s’amplifier.  

Confrontés à ce phénomène, les dirigeants européens avouent leur perplexité.  Pour y remédier, ils ont envisagé trois registres – très différents – de légitimation.  La rhétorique de légitimation développée par la Commission européenne et les  représentants des Etats membres a longtemps mis l’accent sur les « bénéfices » de  l’intégration européenne. Les citoyens, présumait-on, adhéreraient au projet européen  s’ils percevaient les avantages qu’ils en tireraient ; récemment encore, le président  de la Commission José Manuel Barroso plaidait pour « l’Europe des résultats » pour  effacer l’échec du traité constitutionnel.

Parallèlement à ce discours qui a vite montré  ses limites, les dirigeants européens ont, sans jamais l’expliciter réellement, procédé  à une « parlementarisation » du système institutionnel de l’Union.

Les enjeux institutionnels

De leur propre  initiative ou en réponse aux revendications des députés européens, ils ont constamment  renforcé les pouvoirs du Parlement européen, modifié ses rapports avec la Commission  et le Conseil, et appelé de leurs vœux une montée en puissance de la logique partisane  dans le fonctionnement de l’Union. Cette évolution s’est toutefois faite sans remise en  cause fondamentale de l’architecture institutionnelle des origines : les gains de lisibilité  obtenus par le recours à un schéma politique plus familier ont donc été annihilés par  les interférences entre les différentes logiques de légitimation.

En outre, elle a suscité  des réticences auprès de certains représentants nationaux, hostiles à toute évolution  fédérale, et de la Commission, soucieuse de préserver son rôle central. C’est pourquoi,  à la in des années 1990, persuadés que l’Union souffrait aussi d’une image d’opacité,  de lenteur et d’inefficacité, les membres de la Commission réorientèrent en partie leur  stratégie vers une correction de la « gouvernance » de l’Union.

Selon cette nouvelle  approche, l’Union ne se devait pas seulement de produire des résultats tangibles et  appréciables par les citoyens, mais démontrer que les politiques européennes étaient  faites dans la transparence et la probité, en multipliant les procédures et les organes de  contrôle et en s’ouvrant largement aux « milieux concernés ».  

L’activation alternative ou simultanée de ces trois registres de légitimation n’a pas  permis de réconcilier les citoyens avec l’intégration européenne. Dans une certaine  mesure, elle a au contraire semé le doute dans les opinions publiques quant à la  capacité des politiques de l’Union à répondre aux attentes des citoyens, et diffusé dans  les espaces publics nationaux la rhétorique du « déicit démocratique ».

Au début des années 2000, face aux difficultés persistantes de l’Union et à l’impossibilité manifeste  d’y apporter des solutions par la voie d’une négociation intergouvernementale, les  représentants des Etats optèrent pour la convocation d’une convention. Ils espéraient que celle-ci parviendrait, en recourant à d’autres logiques de délibération et de  négociation et en rédigeant éventuellement un traité constitutionnel, à proposer des  options originales, susceptibles de répondre aux inquiétudes des citoyens.

L’option  d’une constitutionnalisation des traités européens a cependant plus attisé qu’apaisé les  craintes et les tensions, et les dirigeants européens ne savent désormais plus comment  retrouver la coniance et le soutien des opinions publiques. 

Ce livre n’a pas pour ambition d’indiquer la voie qui permettrait de résorber la  fracture européenne face aux élites, mais d’essayer de mieux poser les questions. Les auteurs ici  réunis, partant chacun de leur objet d’étude particulier, affrontent le même problème : le procès en élitisme fait à la construction européenne relève-t-il du préjugé, ou  est-il fondé ? Si elle est avérée, quelle est la mesure de cette fracture, et comment  s’explique-t-elle ?  

La contribution de Bruno Cautrès et Gérard Grunberg, qui ouvre le volume, étaye  et afine à la fois le diagnostic. En examinant minutieusement les résultats des enquêtes  d’opinion qui mesurent le soutien à « l’Europe » dans l’ensemble des Etats membres,  ils montrent que le niveau d’étude et la situation socioprofessionnelle continuent de  structurer fortement les attitudes des citoyens.

Contributions à l’analyse du biais élitiste

Le « biais élitiste » est non seulement  perceptible, il est aussi remarquablement constant : même si les attitudes fluctuent  dans le temps, et si les variations nationales restent importantes, on observe partout  un soutien à l’intégration européenne nettement plus élevé que la moyenne dans les  catégories sociales les plus instruites – et nettement plus faible dans les catégories  inférieures. La fracture, pourrait-on dire en recourant aux anciennes notions, est  plus d’ordre capacitaire que censitaire.

Les deux auteurs se penchent aussi sur les  causes de ce phénomène, pour montrer que les attitudes à l’égard de l’Europe ne sont pas exclusivement utilitaires : l’hostilité ou l’indifférence relève autant de facteurs  affectifs que de calculs relatifs aux coûts et bénéfices de l’intégration 4. L’attachement  à l’identité nationale, et notamment aux « modèles sociaux » qu’incarnent les nations,  se lit dans les « peurs de l’Europe » que les sondés expriment.  

Les trois contributions suivantes étudient les grands facteurs classiques de structuration des attitudes politiques – les partis, les médias et les élites – dans le  but de comprendre comment se forment ces attitudes. Antoine Roger montre que les  organisations partisanes éprouvent les pires difficultés à socialiser leurs militants et  leurs électeurs aux dossiers européens.

Alors que, dans l’espace national, ils jouent  un rôle central dans la clarification des enjeux politiques et leur appropriation par  les citoyens, dès lors qu’ils abordent des questions européennes, les partis peinent à  remplir ces fonctions. Ceci s’explique en grande partie, considère-t-il, par le mode  de légitimation délibératif et ouvert auquel recourt l’Union, qui tend à disqualifier le  rôle d’agrégation des groupes sociaux que jouent traditionnellement les cadres des  partis, et qui obscurcit la confrontation des antagonismes sociopolitiques au profit d’une « gouvernance » aux contours flous et mouvants.

La structuration médiatique  de ces débats, qu’Olivier Baisnée et Thomas Frinault étudient ici dans le cas français,  agit comme une caisse de résonance. Les médias les plus suivis par les catégories  sociales les moins instruites (les journaux télévisés et la presse régionale) ne  relayent que très peu les enjeux européens ; inversement, ceux qui relatent le plus  les activités de l’Union (la grande presse écrite nationale) s’adressent aux citoyens  les mieux formés, qui sont aussi les citoyens qui soutiennent le plus la construction  européenne.

Christian Lequesne examine de son côté le rôle des élites politiques  dans la formation et la diffusion des attitudes politiques, en se penchant sur le cas  particulier et hautement symptomatique du débat français sur l’élargissement oriental  de l’Union. Les modes d’argumentation auxquels recourent les dirigeants relèvent  principalement, souligne-t-il, du registre du « risque » et de la « menace » 5.

Ce qui tend, sinon à créer, du moins à amplifier les attitudes sous-jacentes d’électorats  qui perçoivent la construction européenne comme un mécanisme mettant les acquis  sociaux nationaux en concurrence. Tout concourt, en d’autres termes, à perpétuer la  stratification socioculturelle des attitudes – voire à la constituer.  

Les auteurs réunis dans la deuxième partie de l’ouvrage s’interrogent pour leur  part sur la manière dont les acteurs qui font l’Europe s’articulent aux espaces politiques  « vécus ». Les élites qui contribuent à la formation des politiques européennes – qu’ils  soient élus, fonctionnaires, magistrats, représentants syndicaux ou experts – sont-ils  en mesure de relayer les demandes sociales et d’enraciner les politiques publiques  dans les lieux où sont socialisés les citoyens – comme les élites nationales sont censées  le faire en démocratie ?

La réponse apportée par ces contributions est largement  négative. Les fonctionnaires européens observés par Didier Georgakakis, les juristes  communautaires analysés par Antoine Vauchez, les représentants syndicaux examinés  par Arnaud Mias, et les fonctionnaires nationaux impliqués dans la formation des  politiques publiques communautaires étudiés par Sophie Jacquot et Pierre Muller,  révèlent des matrices d’action communes.

Travaillant « en réseau », ils parviennent  à dépasser les tensions et concurrences produites par les intérêts nationaux dont ils  sont porteurs pour faire émerger un langage et des pratiques de négociation communs.  Rien ne permet donc d’affirmer – contrairement aux hypothèses fonctionnalistes  formulées dans les années  950 – qu’en « s’européanisant », les acteurs connaissent  un « glissement de loyauté » des Etats vers l’Union. Mais force est de constater que  ces acteurs ne parviennent pas – ou ne cherchent pas – à diffuser dans leurs milieux  d’origine les normes acquises dans le jeu européen.

La logique d’intégration, même si  elle ne contribue pas à faire émerger une « élite européenne déracinée », surplombant  les espaces politiques nationaux, éloigne néanmoins de leurs milieux politiques  d’origine les acteurs nationaux agissant en réseau sur le plan européen.

Constatant que les acteurs impliqués dans la formation des politiques publiques européennes  recourent toujours plus à des stratégies discursives (des « politiques de la parole »)  pour compenser les faiblesses institutionnelles de l’Union, Sophie Jacquot et Pierre  Muller observent que l’écart se creuse entre les lieux réels du pouvoir, qui demeurent  souvent nationaux, et celui de la production des normes politiques, qui est de plus en  plus européen. Si cette tendance devait se confirmer, l’idée selon laquelle l’Union  fait des politiques publiques (policies) mais pas de politique (politics), tandis que les  Etats font de la politique mais de moins en moins de politiques publiques, se verrait  corroborée, accentuant les distances entre les lieux de la décision et de la délibération. 

La décision, en  1976, de procéder à l’élection directe du Parlement européen était une  réponse très précoce à cette préoccupation – parmi d’autres. Elle s’est toutefois montrée  inadaptée, ou du moins insuffisante. Si la représentativité des députés européens issus du suffrage universel leur a permis de revendiquer, et d’obtenir, de nouveaux  pouvoirs pour leur institution, ils n’ont guère contribué à rapprocher les citoyens de l’Union ; ils n’ont pas davantage réussi à y imposer une logique de fonctionnement  partisane et à faire du Parlement européen un lieu de débat ouvert sur les espaces  publics nationaux.

Plus encore, l’inflation continue de l’abstention aux élections  européennes depuis 1979 et les enquêtes d’opinion révèlent que les députés européens  remplissent très imparfaitement cette fonction de médiation. Cette situation tient  largement aux difficultés de positionnement de ces élus, qui doivent trouver leur voie  entre l’illusoire revendication d’une représentativité « européenne » et l’impossible prétention à incarner la nation.

Oliver Costa, Eric Kerrouche et Jérémie Pélerin se  penchent sur le processus de régionalisation du mode de scrutin européen, qui se veut  une réponse à cette problématique, en examinant l’impact de la réforme intervenue  en France pour les élections de 2004. Ils montrent qu’elle a favorisé une certaine « proximité », dans le sens où elle a accru l’éligibilité des candidats disposant d’une  forte implantation locale et renforcé la présence des députés européens sur le terrain. 

Elle n’a toutefois pas eu d’incidence notable (du moins pour l’instant) sur la proximité  ressentie par les citoyens. Elle s’est en outre accompagnée d’une « normalisation » de  la population des députés européens, sur le modèle de leurs homologues nationaux,  qui n’est pas une réponse adaptée à la problématique de l’élitisme compte tenu de la  faible représentativité sociologique de ces derniers. 

Cette difficulté des acteurs de l’intégration européenne à établir le lien entre les  institutions de l’Union et les espaces politiques nationaux et infra-nationaux n’est  pas passée inaperçue dans les cercles européens. La faiblesse des liens entre ces deux  mondes est une préoccupation largement répandue et à laquelle les institutions et  acteurs européens se sont efforcés d’apporter des réponses depuis au moins le milieu  des années 1990, et sans cesse depuis.

C’est pourquoi, dans la troisième partie de  cet ouvrage, nous avons voulu passer au crible les expériences menées pour élargir  le cercle des acteurs impliqués dans la décision européenne, et ancrer davantage les  politiques européennes dans les milieux où les citoyens sont socialisés. François Foret  revient dans son chapitre sur les tentatives visant à produire une « communication  européenne ».

Il rappelle que les premiers théoriciens de l’intégration percevaient,  dès les années cinquante, les dangers qui pesaient sur un ordre politique caractérisé  par une faible implication civique et un fort cloisonnement des espaces publics, et  montre que les élites européennes continuent de se heurter aux obstacles inhérents à  une consociation d’Etats (éclatement institutionnel, absence de référents communs,  fermetures des élites…) quand ils s’efforcent de produire un « sens politique »  européen.

Sabine Saurugger de même que Laurie Boussaguet et Renaud Dehousse  examinent quant à eux les expériences conduites par les institutions européennes pour  élargir les négociations et la mise en délibération des politiques communautaires au delà des cercles des experts et des « intérêts concernés ».

Ils aboutissent à la même  conclusion : qu’il s’agisse de « démocratiser l’expertise » en codifiant le lobbying et  en encourageant l’organisation de la « société civile », ou d’introduire une « parole  profane » dans la réflexion sur les régulations communautaires, l’Union peine à  briser son biais élitiste. Sans doute le cercle des intérêts associés aux discussions  européennes s’est-il élargi ; peut-être même ces expériences ont-elles suscité la  formation de groupes structurés qui pourraient former les noyaux d’une société civile  en voie de construction.

Toujours est-il que ces mécanismes, qui visent à rendre l’Union plus démocratique, sont eux-mêmes marqués d’un biais élitaire. Aussi ouvert et régulé soit-il, le lobbying n’associe à la négociation européenne qu’une part infime  des intérêts. Et les « conférences citoyennes », en dépit de la volonté d’insérer des  profanes dans le jeu européen, sont elles-mêmes peu représentatives de la diversité  des intérêts et des aspirations des citoyens européens, et incapables de relayer leurs  propres délibérations dans les espaces politiques dont elles sont issues.

L’élite s’élargit  et se diversifie, en somme, mais elle reste une élite.  Ces constats amènent et amèneront toujours plus ceux qui étudient la formation  de l’Europe à s’interroger sur les voies possibles de sa politisation. C’est dans cette  perspective, qui renoue avec les travaux prospectifs et normatifs sans renoncer  aux exigences de scientificité, que s’inscrit le chapitre d’Aurélien Buffat et Yannis  Papadopoulos qui clôt se volume.

Observant des homologies structurales nettes entre  l’Union européenne et la Suisse, les deux auteurs se demandent dans quelle mesure, et  moyennant quelles adaptations, les mécanismes de démocratie directe qui organisent  la vie politique suisse pourraient être transplantés dans le régime politique de l’Union  européenne.

Si l’Union est, comme la Suisse, une démocratie de compromis, reposant  largement sur la collusion des élites issues des territoires et des intérêts qui la composent,  elle a sans doute besoin de mécanismes de participation directe des citoyens qui  puissent corriger les travers d’une démocratie indirecte et élitaire. Ce n’est qu’une des  voies possibles.

La sociologie historique du politique nous rappelle, en tout cas, que la  légitimation d’un ordre politique, quel qu’il soit, passe nécessairement par une phase  d’antagonismes entre les intérêts – territoriaux, sectoriels ou sociaux 6. Aucun espace  public ne peut, semble-t-il, se construire en faisant l’économie de la confrontation, et  des crises qu’elle engendre 7.

Nos démocraties nationales ne se seraient pas formées  sans les grands conflits qui ont opposé les constructeurs de l’Etat central aux défenseurs  des périphéries, les gardiens de l’ordre moral aux promoteurs des libertés publiques,  les intérêts des classes possédantes à ceux des travailleurs… Aujourd’hui encore,  nos démocraties vivent largement de la perpétuation de ces conflits structurants. 

A moins que l’Union n’invente un mode de régulation parfaitement apolitique,  reposant entièrement sur la délibération des experts, des juristes et des représentants  d’intérêts, sans susciter de résistances des lieux politiques historiquement construits,  il n’y a pas de raison de penser qu’elle échappera à cette phase de politisation dans  la conflictualité. La loyauté politique n’est pas acquise mais construite, et elle ne se  forme qu’en établissant des transactions entre les entrepreneurs du pouvoir et ceux qui  lui opposent la résistance de leurs intérêts ou de leurs visions du monde. 

COSTA Olivier, MAGNETTE Paul, Une Europe des Elites ?
Réflexions sur la fracture démocratique de l’Union européenne,
Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2007.

(PDF) Une Europe des élites ? Rélexions sur la fracture démocratique de l’Union européenne (researchgate.net)