Deux ONG dénoncent les accords commerciaux en cours de négociations à l’UE, qui présentent des risques importants en termes de démocratie et de santé pour les Européens. En plus de leur impact, notamment écologique, dans les pays tiers.
Deux ONG, foodwatch et Powershift se sont penchées sur l’impact potentiel des traités de libre-échange que l’UE est en train de négocier avec une série de pays, donc l’Indonésie, la Japon, le Mexique ou le Mercosur. Leur rapport, Le commerce à tout prix ?, révèle les faiblesses criantes des textes et des méthodes de négociation.
Pour les dirigeants des deux organisations, qui dévoilaient leur étude le 7 février à Bruxelles, la seule approche logique serait de cesser les négociations en cours, et de redéfinir entièrement la politique commerciale européenne.
Les accords en cours de négociation vont au-delà des simples échanges commerciaux avec des pays tiers. Sur le modèle du TTIP ou du CETA, ils tendent à une convergence réglementaire via la suppression des « obstacles non tarifaires ». Ces obstacles sont les règles empêchant, par exemple, l’importation de produits alimentaires ou cosmétiques contenant des ingrédients interdits dans l’UE.
Les risques associés à ces accords sont donc multiples. Ils englobent par exemple un nivellement par le bas des normes européennes, comme les restrictions sur les OGM ou le très important principe de précaution, pourtant théoriquement sacrosaint dans le droit européen.
Dans ce contexte, le renforcement de la protection des consommateurs deviendrait impossible pour l’UE, ce qui entraine un déficit démocratique important : les Européens ne pourraient plus décider de limiter l’utilisation de certains pesticides, d’obliger les producteurs à fournir certaines informations sur les étiquetages ou d’imposer des taxes sur les aliments trop gras, par exemple.
Déficit démocratique
Cette nouvelle génération d’accords commerciaux a donc un impact direct sur le quotidien des citoyens. Et pourtant, les négociations se déroulent dans l’opacité la plus totale.
« Honnêtement, je suis surpris que des accords de ce type soient encore possibles aujourd’hui », explique Thilo Bode, qui a fondé Foodwatch, une ONG dédiée à la sécurité alimentaire suite au scandale de la vache folle. « La nouvelle génération d’accords a un impact beaucoup plus important sur nos vies, il faut donc que leur instauration soit plus démocratique, même si cela complique un peu le processus. »
La Commission européenne assure pour sa part que les valeurs importantes, comme le principe de précaution, sont protégées par le droit européen, et que les accords de libre-échange ne les remettent pas en question. En théorie, c’est le cas, indique Thilo Bode, mais en pratique, la formulation de ce principe dans les textes des accords est bien trop floue.
« Et nous avons des précédents prouvant que ces formulations ne sont pas efficaces », rappelle Karine Jacquemart, directrice de foodwatch France. « L’UE a été attaquée à l’OMC quand elle a tenté d’introduire des restrictions liées à des sujets comme les pesticides ou les OGM au nom du principe de précaution. Et cela pourrait se reproduire. »
Si le déficit démocratique touche tous les traités de libre-échange potentiel, chacun d’entre eux comporte également des risques spécifiques. Ainsi, l’accord en cours de négociation avec le Mercosur les multiplie. L’intensification de l’agriculture et du commerce dans la région serait en effet en contradiction avec l’accord de Paris, puisqu’elle mènerait à une déforestation massive, avec son cortège d’émissions de gaz à effet de serre, mais aussi de problèmes comme l’expropriation et le déplacement de populations locales.
Dernièrement, le Brésil a quant à lui été frappé par un scandale alimentaire lié à la viande. Les contrôles sanitaires dans les pays de la région sont moins stricts qu’en Europe, et l’importation d’aliments augmente donc les risques pour les citoyens européens. D’autant plus que la plupart des propositions d’accords stipulent une diminution des contrôles à l’importation, qui sont déjà faibles. Il sera donc de plus en plus difficile de prévenir des cas comme l’affaire Lactalis, alors même que le nombre de maladies liées à l’alimentation augmente déjà en Europe.
Schizophrénie française
Les États membres ont tendance à blâmer Bruxelles et la Commission pour la conclusion d’accords peu scrupuleux. Il ne faut cependant pas oublier qu’ils ont leur mot à dire dans les négociations et qu’ils sont en général peu désireux d’aller à l’encontre de l’intérêt des grandes entreprises.
Karine Jacquemart souligne d’ailleurs une « schizophrénie » entre les beaux discours d’Emmanuel Macron et ses actions. Le président français a en effet assuré pendant la campagne électorale qu’il ferait tout pour une Europe plus démocratique et protectrice. Il s’était également engagé à commanditer une étude indépendante sur les conséquences du CETA (accord de libre-« change avec le Canada) en termes de santé, d’environnement, de démocratie, etc. Un sujet clé, puisque le CETA servira d’exemple pour les futurs accords commerciaux avec d’autres pays tiers.
Cette étude a été menée, et ses résultats sont inquiétants. Les ONG espéraient donc une réaction forte du chef de l’État français. « Le gouvernement s’est cependant limité à publier un plan d’action qui peut être résumé en deux points : nous surveillerons de près les conséquences du CETA, et nous nous assurerons que les prochains accords sont meilleurs », indique Karine Jacquemart, déçue. « Mais comment ? Aujourd’hui, il est clair que les nouveaux accords ne sont pas meilleurs. »
Marche-arrière impossible ?
Pour Thilo Bode, l’UE prend un autre risque majeur en négociant des accords commerciaux aussi dangereux : celui de s’aliéner la population européenne, à un moment charnière pour l’union.
Les accords de libre-échange n’ont fait l’objet d’aucune évaluation d’impact économique probante. « Ils comportent des risques sérieux prouvés, et aucune garantie positive », souligne la directrice de foodwatch France. « On ne sait pas qui en profitera vraiment. Ces accords sont dangereux pour les citoyens, l’environnement, les droits des consommateurs, la démocratie… Ils doivent être arrêtés. »
Thilo Bode rappelle quant à lui que les accords commerciaux ont été mis sur les rails par les grandes entreprises, avec l’idée qu’une convergence réglementaire permettrait d’intensifier le commerce. Pour lui, la Commission et la plupart des États membres sont restés coincés sur cet état d’esprit, qui n’est pas dans l’intérêt des citoyens.
« Il faut sortir de cette attitude pro-corporations. Cela peut sembler radical, mais c’est la vérité », assure-t-il. Si les économistes conseillent de simplifier les accords de libre-échange, il estime que le plus important est que ceux-ci ne soient pas défavorables à la population, même si cela signifie des textes plus complexes.
Le mandat pour la négociation de l’accord avec le Mercosur date de 1999, fait remarquer Karine Jacquemart, pour qui une remise en question ne serait pas superflue. « Le monde a peut-être changé depuis, nous comprenons peut-être mieux les conséquences de ce type de coopération », souligne-t-elle.
Les ONG insistent sur le fait qu’elles ne sont pas du tout opposées au commerce, tout comme la plupart des citoyens qui se sont mobilisés contre le TTIP et le CETA, mais estiment que le commerce ne doit pas se faire à n’importe quel prix.
« Il faut être réaliste, on ne fera pas respecter tous les droits de l’Homme en Chine du jour au lendemain en signant un accord commercial avec Pékin », indique Thilo Bode. « Mais on pourrait raisonnablement attendre de ces accords qu’ils empêchent une dégradation de la situation, tant au niveau écologique et climatique qu’en termes de droits de l’Homme. »