Hydrocarbures russes : fin de la dépendance européenne ?

Grain de sel GB : Les dernières décennies étaient celles de l’abondance énergétique grâce à des prix raisonnables qui faisaient oublier le caractère hautement stratégique des sources d’approvisionnement énergétique. Beaucoup de pays européens ont construit leur modèle autour des hydrocarbures russes, organisant ainsi notre propre dépendance. L’invasion de l’Ukraine et l’escalade des sanctions placent l’Europe devant ses erreurs. Désormais, l’urgence est à la gestion des conséquences de cette dépendance, entre réserves pour l’hiver et maîtrise de l’explosion des coûts de l’énergie, pour préserver des sociétés fragilisées de tensions sociales grandissantes. Seul espoir dans la pénombre : acculée, dos au mur, l’Europe saisira peut-être l’occasion d’accélérer sa transition énergétique : quel mix énergétique pourra-t-on alors imaginer ?

La guerre russe en Ukraine entre dans son huitième mois. A l’approche de l’hiver, la question énergétique et la dépendance européenne aux hydrocarbures russes, qui dominent le débat européen depuis le début de l’invasion le 24 février dernier, se pose avec acuité pour les 27 États membres qui doivent trouver un équilibre délicat entre réduire la consommation, alléger la pression sur les consommateurs et engager une véritable transition pour faire face au changement climatique.

Une hausse des prix sans précédent

À l’échelle européenne, les prix du gaz ont augmenté de 150 % entre juillet 2021 et juillet 2022. Les prix de l’électricité suivent la même tendance, enregistrant une augmentation de 281 % au premier trimestre 2022 par rapport à l’année précédente. L’énergie est désormais la principale composante de l’inflation de la zone euro (9,1%), avec un taux annuel de 38,3%, au mois d’août.

Si la hausse des prix touche l’ensemble des États membres, des disparités existent entre les 27 : en Allemagne, le prix du gaz a augmenté en moyenne de 162 % en juillet 2022 par rapport à l’année précédente et le prix de l’électricité est cinq fois plus élevé que la moyenne des cinq dernières années ; en France, le prix du gaz a augmenté de 105 % par rapport au 1er octobre 2021 et le prix de gros est passé de 50 €/MWh en début d’année à 700 €/MWh au cours de l’été ; en Espagne, le prix du gaz est passé de 44,43 €/MWh à 161,98 €/MWh entre août 2021 et août 2022 ; en Italie, à la fin du mois d’août il était proche de 300 €/MWh, soit une augmentation de près de 1000 % par rapport à 2021.

Les causes de cette hausse extraordinaire des prix sont de nature économique, géopolitique et environnementale. Tout d’abord, au niveau mondial, la reprise économique post-Covid a entraîné une demande particulièrement élevée sur les marchés du gaz, surtout en Asie. En Europe, cette crise de l’offre a été aggravée par l’instrumentalisation du gaz par le Kremlin : bien avant l’invasion de l’Ukraine, la Russie avait réduit ses livraisons de gaz vers l’Europe et les stockages gérés par Gazprom n’avaient pas été remplis pour l’hiver 2021/2022. Depuis le début de l’agression russe, et à la suite des sanctions européennes prises à l’encontre de Moscou, les exportations russes de gaz sont à leur plus bas niveau, représentant 9 % des importations européennes d’énergie[1] contre 40% au début de l’année. Sur les quatre gazoducs qui acheminent du gaz vers l’Europe, Yamal-Europe et Nord Stream 1 sont tous les deux à l’arrêt, le premier depuis le mois de mai, le second depuis le 2 septembre, quand Vladimir Poutine a confirmé que les flux ne reprendraient pas tant que les sanctions européennes resteraient en place.

À cela s’ajoute un ralentissement dans la production d’énergie nucléaire en France, causé par l’arrêt de vingt-six réacteurs nucléaires sur cinquante-six, à cause de problèmes de corrosion et du retard accumulé dans la maintenance. Les vagues de chaleur exceptionnelles qui ont touché l’Europe cet été ont eu un effet sur la demande par une hausse de la consommation de l’électricité pour la climatisation, mais aussi sur l’offre, la sécheresse affectant la production hydroélectrique, mais aussi nucléaire.

La stratégie européenne depuis le 24 février

Le mix énergétique des États membres demeure dominé par les énergies fossiles : 38 % de la consommation d’énergie provient du pétrole, 23 % du gaz naturel et 13 % du charbon. En 2020, les énergies renouvelables représentaient 22,1 % de la consommation totale des États membres et l’énergie nucléaire 12,7 %[2]. L’Union européenne est à 58 % dépendante des importations pour sa consommation totale d’énergie : en 2021, 40 % du gaz importé provenait de la Russie, qui était également pourvoyeur de 27 % du pétrole et de 45 % du charbon. Des disparités importantes existent entre les États membres, à la fois en termes de mix énergétique et de sources d’approvisionnement : si le mix énergétique de la Suède est dominé par l’énergie renouvelable (56% de la consommation), en Pologne, le charbon assure 80 % de la production totale d’électricité.

Conçue en suivant les grandes lignes du Pacte vert pour l’Europe, la stratégie européenne REPowerEU pour mettre fin à la dépendance des hydrocarbures russes est structurée autour de trois axes, qui ont guidé l’action européenne ces derniers mois : réaliser des économies d’énergie, qu’il s’agisse du gaz ou de l’électricité, accélérer le déploiement des énergies renouvelables et diversifier les sources d’approvisionnement. Les investissements supplémentaires nécessaires pour atteindre les objectifs énoncés sont estimés à 210 milliards € d’ici 2027.

Plus concrètement, des accords de partenariat visant à augmenter les importations européennes de gaz ont été signés depuis le mois de mai avec l’Égypte, Israël et l’Azerbaïdjan. L’Union européenne est convenue avec la Norvège « d’approfondir leur partenariat afin d’accroître l’approvisionnement en gaz à court et à long terme« .
Les États membres se sont engagés à réduire de 15 % leur consommation de gaz d’ici mars 2023 (règlement (UE) 2022/1369)[3]. Le 27 juin, un accord avait été trouvé sur le remplissage des installations de stockage à 80 % de leur capacité d’ici novembre 2022 et à 90 % les années suivantes. A ce jour, les stockages sont remplis à 84,49 % au niveau européen. Treize États membres ont déjà atteint l’objectif de 80 % : la Belgique, la Croatie, la République tchèque, le Danemark, la France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la Slovaquie, l’Espagne et la Suède.

Concernant les mesures à moyen et à long terme, le Parlement européen a voté le 14 septembre en faveur de la proposition visant à porter l’objectif fixé dans la directive sur les énergies renouvelables de 40 à 45 % d’ici à 2030. La Commission propose également de porter à 13 % l’objectif contraignant fixé par la directive relative à l’efficacité énergétique. Si cet objectif est accepté, les États membres seront pour la première fois obligés de réduire leur consommation d’énergie. La Commission propose notamment de doubler la capacité photovoltaïque installée d’ici 2025, d’accélérer le déploiement des infrastructures pour l’hydrogène, d’intensifier l’utilisation du biométhane, et d’alléger les procédures d’octroi de permis pour la construction des infrastructures pour les énergies propres.

À ces initiatives s’ajoutent les annonces faites par les États membres : la Belgique a repoussé de dix ans sa sortie du nucléaire, fixée désormais à 2035 ; l’Allemagne va maintenir en réserve jusqu’au printemps 2023 deux centrales nucléaires, qui auraient dû être fermées définitivement en fin d’année. Plusieurs terminaux de GNL sont en construction, par exemple en Allemagne à Brunsbüttel et Wilhelmshaven et en Grèce à Alexandroupolis. Berlin et Madrid sont également favorables à la construction du gazoduc MidCat, traversant la France, qui permettrait l’acheminement du GNL – le plus grand nombre des terminaux méthaniers dans l’Union européenne étant situés dans la péninsule ibérique – et du gaz naturel en provenance de l’Algérie vers l’Europe centrale.

Les gouvernements européens face à la hausse des prix

Les États membres ont mis en place des mesures pour protéger les ménages et les entreprises de la hausse des prix. La Fondation propose un tableau des mesures prises et l’actualisera régulièrement.
Les dépenses engagées dépassent dans la majorité des États 1 % du PIB : à titre d’exemple, elles atteignent 3,7 % en Grèce[4]. Elles concernent en grande partie des transferts vers les foyers les plus modestes, des réductions de TVA, des réglementations sur les prix de détail ou des taxes sur les bénéfices exceptionnels des entreprises énergétiques.

Plusieurs États membres, dont la France, l’Espagne, l’Italie et l’Allemagne, ont annoncé des mesures, assez similaires, pour la réduction de la consommation : extinction des éclairages des bâtiments publics la nuit, obligation de la fermeture des portes des bâtiments publics climatisés, extinction de l’éclairage nocturne des publicités lumineuses, pré-enseignes lumineuses, enseignes lumineuses et des bâtiments non résidentiels, entre 22h et 6h, limitation du chauffage à 19° C dans les bâtiments publics et les entreprises. Dans une trentaine de communes, des piscines chauffées au gaz sont actuellement fermées.

L’architecture du marché européen d’électricité en question

Le marché européen de l’électricité est structuré autour d’un système de tarification reposant sur les prix marginaux : c’est la dernière centrale nécessaire pour satisfaire la demande des consommateurs, souvent une centrale à gaz, qui fixe le prix global de l’électricité[5]. Les appels[6] pour revoir cette architecture se sont multipliés ces derniers mois, alors que l’Agence de coopération des régulateurs de l’énergie (ACER), dans son rapport rendu en avril 2022, notait : « Bien que les circonstances actuelles affectant le système énergétique de l’Union européenne soient loin d’être normales, la conception actuelle du marché de l’électricité n’est pas à blâmer et doit être conservée. »

Alors que les propositions de la Commission en matière étaient particulièrement attendues, elle a finalement avancé le 14 septembre des mesures d’urgence, limitées dans le temps, concernant :
– « l’obligation de réduire la consommation d’électricité d’au moins 5 % pendant certaines heures de pointe ;
– un plafond temporaire de recettes pour les producteurs d’électricité infra marginaux à 180 €/MWh ;
– une contribution de solidarité temporaire sur les bénéfices excédentaires générés par des activités dans les secteurs du pétrole, du gaz, du charbon et du raffinage ;
– de nouveaux instruments sur les prix de l’énergie mis à la disposition des consommateurs ».

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a néanmoins indiqué, dans son discours du 14 septembre sur l’état de l’Union : « La conception actuelle du marché de l’électricité, basée sur l’ordre de préséance, ne rend plus justice aux consommateurs. Ils devraient récolter les fruits des énergies renouvelables à bas coût. Il faut donc découpler les prix de l’électricité de l’influence dominante du gaz. C’est pourquoi nous allons entreprendre une réforme complète et en profondeur du marché de l’électricité[7].« 

Plusieurs propositions ont été avancées, notamment par la Grèce qui, au mois de juillet, plaidait pour une séparation en deux du marché de l’électricité : un premier panier avec les sources peu chères, les renouvelables et le nucléaire ; et un deuxième pour les énergies fossiles. De son côté, l’Espagne veut élargir au niveau européen « l’exception ibérique » : un découplage effectif du prix du gaz de la fixation des prix de l’électricité.

D’autres mesures sont actuellement en discussion, notamment un plafonnement du prix du gaz russe, ce qui a entraîné une mise en garde de Vladimir Poutine : toute mesure de ce genre entraînerait un arrêt complet des livraisons.

La coordination européenne sera essentielle dans les mois à venir

Jusqu’à présent, l’Union européenne a compensé les importations de gaz russe par l’augmentation des importations depuis la Norvège, devenue le premier fournisseur de gaz naturel de l’Europe, et qui, selon le ministre norvégien de l’Énergie devrait acheminer cette année 122 milliards de mètres cubes de gaz vers l’Europe[8] –, à une hausse conséquente des importations de GNL et à la baisse de la consommation. De plus, selon les données analysées par Paweł Czyżak, la production d’électricité générée à partir d’énergie solaire a augmenté de 28 % de mai à août par rapport à 2021.

Dans les mois à venir, le défi pour les États membres est d’organiser la coordination des mesures au niveau européen afin de garantir la sécurité des approvisionnements, d’alléger la pression sur les ménages les plus vulnérables dans un contexte où les prix vont rester élevés, et d’assurer les incitations nécessaires au déploiement des énergies renouvelables. Plusieurs mesures pourraient être adoptées comme la réduction coordonnée de la consommation de l’électricité et l’achat en commun du gaz sur les marchés internationaux. Les ministres de l’énergie se sont retrouvés le 9 septembre pour en parler et se retrouveront de nouveau le 30 septembre.

À plus long terme, la construction de nouvelles infrastructures fossiles devrait également être coordonnée à l’échelle de l’Union européenne afin de ne pas remettre en question les engagements climatiques. Enfin, dans le contexte de l’électrification des systèmes énergétiques européens, l’Europe ne pourra pas faire l’économie d’une réflexion approfondie sur la réforme des marchés de l’électricité.

Les stocks stratégiques de gaz au 21 octobre

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Les stocks de gaz dans l’UE
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Au 19 octobre, l’Union européenne a rempli ses installations de stockage de gaz à près de 93 % de leurs capacités. Un chiffre largement supérieur à l’objectif de 80 % que les Vingt-Sept s’étaient fixés au début de l’été. Avec plus de 1 034 térawattheures (TWh) de gaz conservé, ces stocks représentent plus d’un quart de la consommation annuelle de l’UE.

Presque tous les pays européens ont dépassé les 90 %, à l’exception de la Lettonie (55,3 %), de la Hongrie (79,9 %), de la Bulgarie (84,2 %) et de l’Autriche (87,4 %). Malgré ce chiffre plus modeste, le volume de gaz stocké par la Lettonie représente toutefois 115 % de sa consommation annuelle. La Hongrie est aussi au-dessus de la moyenne européenne : ses stocks peuvent couvrir plus de la moitié de la demande nationale en gaz.

L’Allemagne est le pays avec les plus grosses capacités. Avec 236,93 TWh de gaz, elle a rempli ses installations à plus de 96 %. En valeur absolue viennent ensuite l’Italie (182,37 TWh, soit 94,3 % de ses capacités) et la France (131,62 TWh, soit 99,3 % de ses capacités). L’Hexagone stocke ainsi plus de 30 % de sa consommation annuelle de gaz.

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Fin juin dernier, les Etats membres avaient convenu de remplir leurs installations de stockage à au moins 80 % avant le début de l’hiver 2022-2023 et à 90 % avant chaque hiver suivant. Certains pays ne disposent pas des infrastructures nécessaires, à l’image de la Grèce, de l’Irlande ou de la Finlande. Ces derniers doivent donc stocker l’équivalent de 15 % de leur consommation nationale annuelle dans des installations situées dans d’autres Etats membres.

Dans un contexte où Vladimir Poutine utilise l’énergie comme une arme contre les Européens, les Vingt-Sept se sont également mis d’accord cet été pour réduire de 15 % leur consommation de gaz entre le 1er août et le 31 mars prochain, par rapport à leur consommation moyenne des dernières années. Ils pourraient par ailleurs lancer des achats communs dans les prochains mois.

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#Energie #Energies fossiles #Prix de l’énergie

[1] Ursula von der Leyen, Discours sur l’état de l’Union, Strasbourg, 14 septembre 2022.
[2] Ramona Bloj, Hausse des prix de l’énergie : quelles solutions européennes ?, Question d’Europe n°612, Fondation Robert Schuman, 25 octobre 2021.
[3] Il s’agit d’un engagement non-contraignant.
[4] Giovanni Sgaravatti Simone Tagliapietra Georg Zachmann, National policies to shield consumers from rising energy prices, Bruegel, 10 août 2022.
[5] Op.cit.
[6] Ben McWilliams, Giovanni Sgaravatti, Simone Tagliapietra, Georg Zachmann, Un grand marché énergétique européen, le Grand Continent, 9 septembre 2022.
[7] Op.cit.
[8] Pour avoir un ordre de grandeur, l’Union européenne avait importé 155 milliards m3 de gaz depuis la Russie en 2021.

La fin de la dépendance européenne aux hydrocarbures russes – Question d’europe N°639 – Fondation Robert Schuman (robert-schuman.eu)