L’UE face à la guerre en Ukraine : la puissance libérale et ses limites

Maxime Lefebvre 9 janvier 2023 – Questions d’EUROPE

L’Union européenne a été profondément bouleversée par la guerre en Ukraine.

On a parlé de « changement de paradigme » en France, de « Zeitenwende » (« changement d’époque ») en Allemagne, de « fin de la naïveté ». A travers toute l’Europe, un élan de sympathie et de solidarité pour l’Ukraine et ses souffrances a saisi les opinions publiques, jusqu’aux couleurs bleues et jaunes des drapeaux de l’Union européenne et de l’Ukraine ostensiblement affichées par Ursula von der Leyen. L’Union européenne a aidé massivement l’Ukraine sur le plan économique (20 milliards € déjà versés, 20 milliards € prévus pour 2023) et a accueilli 4 millions de réfugiés en provenance de ce pays. Au Conseil européen de juin, elle a accepté la candidature de l’Ukraine, ainsi que celle de la Moldavie, et une perspective d’adhésion pour la Géorgie.

En adoptant à l’encontre de la Russie des sanctions sans précédent depuis celles qui ont visé la Serbie au début des guerres en ex-Yougoslavie, elle a aussi montré sa capacité à pratiquer le « hard power ». Sur la lancée de sa politique de défense commune, elle a livré pour la première fois des armes à l’Ukraine à travers sa « facilité de paix » (3 milliards €). En se privant presque complètement d’énergies fossiles russes, elle accélère sa transition énergétique.

C’est dire l’énorme changement que représente la guerre en Ukraine pour le projet européen, qui subit une nouvelle crise existentielle après les crises à répétition des dernières années (crise de la zone euro, crise migratoire, Brexit, pandémie de Covid-19) et qui paraît à nouveau confirmer la prophétie de Jean Monnet que l’Europe se construirait par les crises et serait la somme des solutions apportées à ces crises. En défendant ses valeurs face à la Russie, l’Union européenne s’affirme comme une « puissance libérale ». Mais elle n’en demeure pas moins fragile derrière cette réactivité.

La puissance dans les valeurs

Comme les Etats-Unis, l’Union européenne défend à la fois des intérêts et des valeurs, comme cela est prévu depuis le traité de Maastricht (articles 3-5 et 21-2 TUE). Elle est ainsi une « puissance libérale » ou un « Empire démocratique », comme l’a désignée Philippe Moreau-Defarges[1]. C’est cette orientation qui l’a amenée à s’élargir aux pays d’Europe centrale et orientale, anciennement communistes, à développer une « politique européenne de voisinage » à l’endroit de ses voisins de l’Est de l’Europe et du Sud de la Méditerranée (2002), puis un « partenariat oriental » à destination spécifiquement des voisins orientaux (2009) et à se distancer progressivement de la Russie de Vladimir Poutine.

Si la brève guerre russo-géorgienne de l’été 2008 a été arrêtée par Nicolas Sarkozy, exerçant alors la présidence française de l’Union, et n’a pas empêché la poursuite de la coopération UE-Russie, la crise ukrainienne de 2013-2014, déclenchée par la question de l’accord d’association négocié entre l’Union européenne et l’Ukraine, a constitué un tournant et a entraîné une première rupture entre Moscou et Bruxelles prenant la forme d’une suspension des rencontres et des négociations en cours, et de sanctions européennes déjà sévères (comprenant notamment un embargo sur les armes, la restriction de l’accès des banques russes aux marchés financiers européens et une limitation des investissements technologiques dans le secteur énergétique russe).

Malgré les tentatives de « reset » qu’ont représentées les ouvertures du Président Emmanuel Macron en 2019, puis le voyage raté du Haut Représentant Josep Borrell à Moscou en 2021, la relation ne s’est pas normalisée, ensuite, du fait de l’absence de progrès sur la réintégration du Donbass à l’Ukraine.

L’agression russe contre l’Ukraine le 24 février 2022 a entraîné l’adoption de sanctions nettement plus lourdes : de longues listes nominatives d’interdictions de séjour et de gel des avoirs (visant même le Président russe et son ministre des Affaires étrangères), une sévère limitation des transactions financières avec les principales banques russes, un arrêt des liaisons aériennes, un embargo sur les exportations de technologies et de produits de luxe, l’arrêt des achats de charbon et de pétrole russes, la suspension de l’accord de facilitation de visas. L’interruption des gazoducs Nord Stream a fait le reste et réduit à peu de choses les relations économiques UE-Russie.

L’Union européenne est bien devenue une « puissance libérale » qui défend ses valeurs en recourant aux outils du « hard power » (sanctions) et en allant jusqu’à frôler la cobelligérance à travers les livraisons d’armes à l’Ukraine.

Certes, elle le fait dans un cadre occidental où les sanctions sont largement coordonnées avec les Etats-Unis et où la stratégie militaire passe surtout par l’OTAN (notamment les mesures de réassurance militaire sur le flanc Est de l’Alliance). Mais elle le fait avec une unanimité qui a surpris les observateurs et peut-être le Président russe lui-même, et avec un fort soutien de l’opinion[2].

Rien n’est plus illustratif de cette fermeté exemplaire que le retournement des sociaux-démocrates et des Verts allemands au pouvoir, qui ont tourné le dos à la fois aux vieux principes de l’Ostpolitik (la recherche de la « Détente » à l’Est, l’idée du « changement par le commerce », Wandel durch Handel) et au pacifisme de la gauche allemande. Même la Hongrie de Viktor Orban, tout en contestant les sanctions et en négociant des exemptions sur l’arrêt des achats de pétrole russe, n’a pas osé bloquer les décisions prises à l’unanimité. Les partis plus conciliants vis-à-vis de la Russie, à l’extrême-gauche ou à l’extrême-droite, n’ont pas hésité à condamner les actions russes, comme la campagne présidentielle française l’a montré. Si le Président Emmanuel Macron n’a jamais voulu interrompre le dialogue avec le Président russe et a continué à promouvoir une diplomatie de la désescalade, il a aussi très clairement manifesté son soutien à l’Ukraine, comme l’a montré la visite conjointe de quatre leaders nationaux de l’Union (Emmanuel Macron, Olaf Scholz, Mario Draghi, Klaus Iohannis) à Kiev en juin, à la fin de la présidence française du Conseil de l’Union.

Toute l’Europe se retrouve donc unie face à l’agresseur russe, alors que la relation à la Russie était sans doute un des dossiers de politique étrangère qui divisait le plus les Européens, entre les pays adeptes d’une fermeté maximale (Pologne, Suède, Estonie, Lettonie, Lituanie), les pays partisans d’une approche plus réaliste (France, Allemagne, Italie, Espagne, Finlande), et les francs soutiens de Poutine (Hongrie).

Europe géopolitique, puissance militaire et autonomie stratégique

L’Europe n’est pas seulement sortie de sa naïveté face à la politique du régime russe, elle a aussi mûri dans sa prise de conscience géopolitique. La guerre en Ukraine vient percuter une trajectoire qui était déjà favorable à l’affirmation géopolitique de l’Union européenne. Depuis 2013, l’Europe de la défense était relancée, au moins sur le plan capacitaire, avec le lancement de financements communs pour des projets de recherche militaire et de développement conjoint de capacités de défense (notamment le Fonds européen de défense doté de 8 milliards € sur la période 2021-2027). Depuis 2016, sous l’effet du Brexit et de l’élection de Donald Trump, l’Union européenne affirmait qu’elle devait « assumer davantage la responsabilité de sa propre sécurité ».

Le concept d’autonomie stratégique, cher aux Français, était inscrit dans la « stratégie globale » de la Haute Représentante Federica Mogherini (2016), le Conseil européen affirmant que les Européens devaient pouvoir « agir de manière autonome lorsque c’est nécessaire, là où c’est nécessaire et avec leurs partenaires dans tous les cas où c’est possible ». En 2017, Emmanuel Macron prononçait son discours de la Sorbonne proposant de renforcer la souveraineté européenne dans des domaines comme la défense, la politique étrangère, les frontières, le développement durable, le numérique, l’économie. En 2019, la Commission européenne osait qualifier la Chine de « rival systémique » et la nouvelle présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, évoquait une Commission « géopolitique ». En 2020, à la faveur de la pandémie de Covid-19, l’autonomie stratégique était élargie d’une acception politico-militaire (une capacité autonome d’action) à une acception économique (la réduction des dépendances, la diversification des approvisionnements, la constitution de stocks stratégiques, le recyclage).

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La guerre en Ukraine a entraîné des évolutions nouvelles sur plusieurs plans

Sur le plan géopolitique, c’est le scénario « tous contre la Russie » qui est en train de s’imposer à l’architecture institutionnelle européenne. La Russie a été exclue du Conseil de l’Europe, qu’elle a préféré quitter avant son exclusion. Le Conseil de l’Europe, organisation qui incarne la plus large expression géographique de « l’Europe », est ainsi réduit à 46 membres, sans la Russie, sans la Biélorussie qui n’y a jamais été admise pour des raisons liées aux valeurs, et sans le Kosovo qui n’a pas encore été reconnu par tous les Etats européens. L’Union européenne, qui était déjà programmée pour s’élargir de 27 à 33 Etats membres (six pays des Balkans occidentaux), a ouvert une perspective d’adhésion à l’Ukraine, à la Moldavie et, dans une moindre mesure, à la Géorgie. Pour établir un pont entre les deux espaces, le Président Emmanuel Macron a proposé la création d’une « Communauté politique européenne » dont le sommet inaugural s’est tenu à Prague en octobre 2022 avec 44 Etats participants (le Kosovo a été invité, mais pas les « micro-Etats » que sont Andorre, Monaco et Saint-Marin). La Communauté politique européenne est, à la fois, une antichambre de l’adhésion (pour les Etats qui ont vocation à rejoindre l’Union européenne) et un cadre incarnant une solidarité politique sur la base de valeurs communes, incluant certains Etats non membres comme le Royaume-Uni, et des Etats éloignés comme l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Dans ce cadre qui est très proche du Conseil de l’Europe, c’est en réalité l’Union européenne qui est la colonne vertébrale avec ses politiques communes appuyées sur des moyens considérables. De façon très significative, l’Union européenne a envoyé une mission d’observation de la PSDC à la frontière de l’Arménie avec l’Azerbaïdjan, ce qui est un pas nouveau dans les conflits du Caucase.

Sur le plan militaire, l’Union européenne est évidemment un acteur de second rang par rapport à l’OTAN et aux Etats, mais elle est loin d’être absente. La facilité européenne de paix, créée en 2004 pour l’Afrique et dotée dans le cadre financier pluriannuel 2021-2027 d’une possibilité nouvelle de livrer des armes létales, a été abondamment utilisée en faveur de l’Ukraine, ce qui n’était pas prévu au départ : jusqu’à présent, ce sont 3 milliards € qui sont mobilisés pour financer des livraisons d’armes à l’Ukraine par les Etats membres. L’Union européenne a par ailleurs lancé en octobre 2022 une mission de formation de 15000 militaires ukrainiens.

Cette action de l’Union s’inscrit dans le cadre de la nouvelle « boussole stratégique » adoptée en mars 2022, sous présidence française du Conseil, et en pleine guerre en Ukraine, pour donner un cadre stratégique à l’action de l’Union en matière de sécurité et de défense. Autour de quatre actions programmatiques (« Act« , « Secure« , « Invest« , « Cooperate« ), l’Union européenne entend se trouver un rôle en complément de l’OTAN, qui reste chargée, selon les termes des traités, de la défense collective de l’Europe. La guerre en Ukraine a réveillé les Européens (un « wake up call« , selon une terminologie répandue), les amenant à dépenser davantage pour leur défense et à mieux se préparer à l’utilisation du « hard power », mais elle se situe aussi dans la droite ligne d’un renforcement constant de la politique de sécurité et de défense commune.

La plus-value européenne réside essentiellement dans les missions de la PSDC (la mission en Arménie, la mission de formation militaire en Ukraine), dans le financement des livraisons d’armes et dans le soutien au renforcement des capacités communes. A cet égard, l’accord récent entre les industriels pour lancer l’avion de combat européen du futur (SCAF) est prometteur pour la coopération européenne d’armements qui avait, dans le passé, souvent buté sur des obstacles nationaux. Sans disputer la prééminence à l’OTAN, l’Union européenne aborde la nouvelle ère de compétition des puissances avec un rôle beaucoup plus ambitieux que la Communauté européenne du temps de la guerre froide. De façon significative, le Danemark a renoncé par référendum le 1er juin 2022 à son exemption sur la PSDC, obtenue lors du traité de Maastricht.

Sur le plan économique, la guerre en Ukraine accélère aussi l’évolution de l’Union européenne vers « l’autonomie stratégique ». Ce concept issu de la doctrine française de défense désigne certes la capacité autonome d’action de l’Union dans le champ politico-militaire, en particulier pour des opérations extérieures. Mais il implique aussi les capacités militaires et les capacités d’armements, ce qui a entraîné un renforcement croissant de l’Europe de la défense au plan capacitaire. Selon la définition entraînée par la pandémie en 2020, l’autonomie stratégique doit s’appliquer, en outre, à un nombre beaucoup plus large de secteurs économiques (non seulement la défense, mais aussi l’espace, l’énergie, la santé, le numérique, les matières premières, l’agro-alimentaire). Il s’agit de rendre l’Europe plus autonome, on dit parfois plus « souveraine » (l’objectif de la souveraineté numérique a été reconnu par le Conseil européen en 2019), on vient aussi de parler de « souveraineté énergétique » en 2022, et donc moins dépendante. Pour satisfaire les pays nordiques, plus libéraux, cette autonomie stratégique est qualifiée d’ « ouverte » : elle ne signifie pas l’autarcie et le protectionnisme, elle s’inscrit dans un environnement commercial ouvert, elle vise à diversifier les approvisionnements autant qu’à relocaliser les productions ou à accroître les stocks stratégiques. Des projets industriels communs ont ainsi été lancés ou sont en projet pour développer la production de batteries ou de puces électroniques, pour structurer une filière européenne de l’hydrogène, pour développer les innovations dans la santé, pour créer un « cloud européen ».

Rien n’est plus significatif de la guerre en Ukraine que les conséquences sur l’approvisionnement énergétique de l’Union. Celle-ci s’est retrouvée tiraillée, dans sa politique de sanctions, entre sa dépendance énergétique à l’égard de la Russie (qui lui fournissait environ 20 % de sa consommation de gaz et de pétrole) et sa volonté de la sanctionner sur le fondement de ses intérêts et de ses valeurs. Elle a d’abord résolu l’équation en évitant de s’en prendre aux importations énergétiques russes, pour ne pas se couper ses propres ailes, au risque de financer indirectement la guerre de Moscou, d’autant que la crise a enflammé le prix du pétrole et du gaz. Puis elle a été rattrapée par ses contradictions et a décidé d’interrompre ses achats de charbon, puis de pétrole russes, avant de subir aussi les contrecoups de l’arrêt du gazoduc Nord Stream I – provoqué par un prétexte russe sur les pièces de rechange, puis par une mystérieuse explosion au fond de la mer Baltique. S’il y a une conséquence positive de la guerre en Ukraine, c’est d’obliger l’Union européenne à réduire sa consommation d’énergies fossiles et à accélérer sa transition énergétique vers une économie climatiquement neutre. Mais pour le moment, l’Union européenne ne peut pas se passer complètement du gaz russe, notamment du gaz naturel liquéfié suite à l’arrêt des gazoducs. Elle l’a en partie remplacé par d’autres sources : GNL américain en particulier, mais aussi gaz du Qatar, d’Algérie et de Norvège. Pour l’avenir, elle mise sur d’autres énergies comme le nucléaire, dont le choix reste controversé dans un certain nombre d’Etats membres, les énergies renouvelables, l’hydrogène, etc.

Outre la défense et l’énergie, on peut citer d’autres domaines où l’autonomie stratégique européenne progresse : l’espace (avec le projet de Thierry Breton d’une nouvelle constellation satellitaire sécurisée), le numérique (par la voie d’une législation européenne protectrice – sur la protection des données, la concurrence, la régulation des contenus – qui limite le pouvoir des GAFAM et favorise l’émergence d’un écosystème européen), la santé (avec la création d’une agence européenne de réponse aux urgences sanitaires, HERA), les matières premières (par le soutien à la production, la sécurisation des approvisionnements, le recyclage), l’agro-alimentaire (qui est le secteur le plus ancien visant à l’autonomie européenne, avec la politique agricole commune).

Globalement, on peut affirmer que l’Union européenne est jusqu’à présent ressortie plus forte de la guerre en Ukraine. Son agenda de souveraineté s’est trouvé renforcé et elle a démontré, une fois de plus après les multiples crises des dernières années, son unité et sa résilience. Est-elle pour autant dépourvue de faiblesses ? Elle est en réalité confrontée à trois défis majeurs.

Le défi illibéral

Le premier élément de faiblesse tient à la montée du courant « illibéral » non seulement dans l’Union européenne, mais dans le monde occidental et, même, dans le monde entier.

Il suffit de comparer le paysage politique de 2022 avec celui d’il y a 20 ans pour mesurer la tendance en Europe. Des partis d’extrême droite se sont développés en Allemagne (AfD) et en Espagne (VOX) pour atteindre environ 10 % des suffrages. En Italie, les partis populistes (Ligue du Nord, Mouvement 5 étoiles) se sont hissés au pouvoir en 2018-2019 et y sont à nouveau avec Frères d’Italie depuis fin octobre 2022, centième anniversaire de la « marche sur Rome » de Mussolini. La vague populiste a aussi gagné les pays scandinaves (l’extrême-droite soutient le gouvernement en Suède). En France, le Front national de Jean-Marie Le Pen plafonnait à 18 % des voix en 2002 alors que sa fille (qui, il est vrai, a abandonné les outrances du père) est passée de 34 à 41 % des suffrages à l’élection présidentielle entre 2017 et 2022 (second tour). Le gouvernement « illibéral » de Viktor Orban est au pouvoir depuis 2010 en Hongrie tandis que le PiS (« droit et justice ») gouverne la Pologne depuis 2015 après l’avoir déjà dirigée entre 2005 et 2007, et que la Slovénie a pris un tour autoritaire avec Janez Jansa en 2020. Il a été battu depuis.

Ces partis populistes de droite surfent sur les difficultés économiques et sociales, sur les sentiments « identitaires » et sur le rejet de l’immigration, sur le rejet aussi d’une classe politique dénoncée comme inefficace et corrompue. Mais il faudrait ajouter le populisme d’extrême-gauche (Jean-Luc Mélenchon en France, « Die Linke » en Allemagne) qui s’inscrit aussi en rupture par rapport aux partis démocratiques classiques, alimentant le rejet de l’Europe et la radicalisation politique.

Le développement du populisme n’exprime pas seulement des mouvements protestataires qui, après tout, ne sont pas nouveaux (ils ont toujours représenté en France autour du tiers de l’électorat, ce qui est d’ailleurs le score cumulé du Rassemblement national et de la France insoumise aux élections européennes de 2019). Il exprime plus fondamentalement la remontée générale du nationalisme dans le monde, qu’on croyait extirper après la défaite du fascisme en 1945. Là où la droite modérée ou républicaine s’allie à ces tendances populistes, elle gouverne en modifiant la politique dans un sens plus identitaire, plus nationaliste, plus autoritaire, plus sécuritaire, plus hostile à l’immigration : c’est le cas – avec évidemment des variantes – de Recep Tayyip Erdogan en Turquie (au pouvoir depuis 2003), de Benjamin Netanyahou en Israël (au pouvoir presque sans discontinuité depuis 2009), du Premier ministre Narendra Modi en Inde (au pouvoir depuis 2014), de l’évolution du parti conservateur sous la pression du parti UKIP au Royaume-Uni (aboutissant au vote du Brexit en 2016), du parti républicain aux Etats-Unis (avec Donald Trump, président de 2016 à 2020, gouvernant selon le principe « America First« ), de Rodrigo Duterte aux Philippines (2016-2022) ou de Jair Bolsonaro au Brésil (2019-2022).

Opposer les régimes démocratiques occidentaux aux régimes autoritaires comme la Russie de Vladimir Poutine (au pouvoir depuis 2000) et la Chine de Xi Jinping (au pouvoir depuis 2012), comme le font schématiquement un certain nombre d’analystes des relations internationales, méconnaît la montée profonde du courant nationaliste, identitaire, autoritaire, « illibéral » y compris au sein même de nos démocraties, et l’influence que ce courant exerce sur les partis plus modérés.

Pour le système international, c’est un facteur d’instabilité profonde, car les périodes où le nationalisme était puissant (par exemple l’Europe de la seconde moitié du XIX° siècle à 1914, puis dans les années 1930) ont été des périodes de fortes tensions qui ont débouché sur deux guerres mondiales. Le principal contrepoids à cette montée du nationalisme reste le système libéral américain et la puissance des Etats-Unis, mais d’une part on peut se demander jusqu’où les Etats-Unis resteront épargnés par le nationalisme, et d’autre part le déclin relatif de la puissance américaine – notamment face à la Chine – risque d’affaiblir l’ordre international libéral que les Etats-Unis ont construit après 1945.

Ce ne sont pas des nouvelles rassurantes pour le projet européen. Pour le moment, la montée du populisme est contenue : les partis populistes ou nationalistes n’ont attiré qu’un tiers des suffrages aux élections européennes de 2019, et la coalition des partis pro-européens dispose encore d’une majorité très confortable, même si le parti populaire européen et les sociaux-démocrates ont perdu la majorité absolue qu’ils détenaient ensemble avant 2019 au Parlement européen. Mais on voit bien que, malgré les appels à renforcer la souveraineté européenne, malgré la formidable résilience de l’Union dans la traversée des crises, malgré les consultations citoyennes de 2018 et la conférence sur l’avenir de l’Europe en 2021-2022, l’appétit des Etats membres pour renforcer les compétences européennes reste très limité. Ce n’est d’ailleurs pas nouveau : la Convention européenne de 2002-2003 avait davantage réformé les institutions qu’accru véritablement les pouvoirs de l’Union, et le rejet de la Constitution européenne en 2005 avait sérieusement alerté sur la capacité des dirigeants pro-européens à entraîner leurs peuples.

Compte tenu des évolutions du monde et des opinions, on ne peut pas exclure dans l’avenir de nouveaux basculements inquiétants, comme le Brexit en 2016. Cela est d’autant plus risqué que la guerre en Ukraine se traduit par des conséquences économiques et sociales majeures (le retour de l’inflation, notamment des produits alimentaires et de l’énergie, les risques de récession) alimentant les mécontentements. Pour tous les partis qui refusent de se laisser entraîner sur la pente du nationalisme et du populisme et veulent continuer à parier sur l’Europe, il y a là un véritable défi politique.

Le défi des nouveaux élargissements

Pendant son histoire, la construction européenne a remarquablement réussi à concilier son élargissement et son approfondissement. Elle est passée de son noyau historique « carolingien » des 6 Etats fondateurs à 28 membres (avant le Brexit), en accompagnant chaque élargissement de nouveaux progrès vers l’intégration : en particulier, le grand élargissement de 2004 a été précédé de la création de l’Union européenne et du lancement de la monnaie unique.

Aujourd’hui, l’Union européenne est confrontée à la perspective d’une Union à 33 membres (avec les pays des Balkans occidentaux), voire à 36 (avec l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie) et se rapproche des frontières du Conseil de l’Europe après l’exclusion de la Russie. Le Royaume-Uni et la Turquie (celle-ci étant, en principe, toujours candidate) constituent les deux principaux maillons qui distinguent la nouvelle « communauté politique européenne » et l’Union européenne.

Comme l’élargissement à l’Est de 2004-2007, les élargissements à venir posent trois types de défis. Un défi institutionnel d’abord : s’il n’apparaît pas forcément nécessaire de revoir la définition de la majorité qualifiée réformée par la Convention européenne (traité de Lisbonne) avec la règle d’une majorité démographique (65 % de la population) doublée d’une majorité numérique (55 % des Etats), la question de la taille de la Commission pose sérieusement question si l’on devait s’acheminer vers une Commission de 36 membres. Il faudrait probablement viser une Commission où tous les Etats membres ne seraient pas représentés – ce qui était envisagé par le traité de Lisbonne, mais cela a été impossible à imposer au peuple irlandais, et les petits Etats sont très réfractaires à perdre leur représentant au collège des commissaires – ou bien, dans une solution du pis-aller, prévoir des commissaires sans portefeuille ou exerçant une cotutelle sur les directions de la Commission, comme l’a proposé le chancelier allemand Olaf Scholz dans son discours de Prague. Plus largement, la multiplication du nombre d’Etats membres affaiblit la légitimité des institutions supranationales à imposer des choix aux Etats membres et risque de faire dériver la Commission vers un secrétariat d’organisation intergouvernementale (on peut déjà observer la prudence de la Commission à de nombreux exemples). Le second défi est budgétaire : comme les pays d’Europe centrale et orientale, les futurs Etats membres sont pauvres, ils seront fortement consommateurs de crédits de la politique agricole et de la politique de cohésion et seront « bénéficiaires nets » du budget européen – l’Ukraine représente l’équivalent de la Pologne et les pays des Balkans l’équivalent de la Roumanie. Le troisième défi porte sur la politique étrangère : l’Ukraine ou la Géorgie, pour des raisons bien compréhensibles, sont des Etats qui vont garder pour longtemps une hostilité envers la Russie et qui rendront la construction d’une architecture de sécurité avec cette dernière particulièrement difficile.

Certes, l’élargissement à ces 9 nouveaux membres n’est pas pour demain et prendra du temps. On peut se dire aussi qu’après tout, intégrer dans l’Union une nouvelle Pologne (l’Ukraine) et une nouvelle Bulgarie (la population de la Serbie), ainsi qu’une poignée de pays plus petits, n’a rien d’insurmontable dans une Union déjà aussi large. Mais on peut aussi craindre – « qui trop embrasse mal étreint » – que l’Union européenne y perde sa cohésion à la fois au Nord, au Sud et à l’Est.

Au Nord, on voit que les pays riches de culture protestante, où l’identité historique et culturelle est communautaire plutôt que romaine et latine, ont déjà tendance à refuser l’intégration supranationale : c’est le cas évident du Royaume-Uni depuis le Brexit, de la Suisse depuis toujours, de la Norvège (qui a refusé deux fois l’adhésion), du Danemark et de la Suède (qui ne sont pas dans l’Euro). L’Autriche, le Danemark, la Finlande, la Suède, les Pays-Bas ont formé un groupe de pays « frugaux » qui ont rechigné à adopter le plan de relance européen en 2020 et qui veulent limiter la solidarité. Refusant l’effort budgétaire dans une Europe appauvrie, il n’est pas impossible que certains de ces pays soient tentés par l’exemple du Brexit. Les Pays-Bas avaient voté en 2016 contre l’accord d’association avec l’Ukraine par réticence à ouvrir une perspective d’élargissement à ce pays.

Au Sud, les pays qui ont été massivement, et efficacement, aidés par la politique de cohésion, ont reperdu du terrain depuis la création de l’union monétaire et l’élargissement vers l’Est. L’Espagne et le Portugal ne se sont pas transformés en pays riches, comme l’Irlande. La Grèce a subi durement l’impact des réformes structurelles qui ont accompagné les plans de sauvetage financier : son PIB a chuté d’un quart après 2008. L’Italie est plus riche et plus industrialisée (au moins dans sa partie Nord) mais son endettement public est considérable (plus de 150 % du PIB). Contrairement au scénario d’une convergence économique et sociale produite par le marché unique, la politique de cohésion et l’intégration monétaire, il apparaît que les régions du Sud de l’Europe vont sans doute demeurer des régions pauvres en besoin de solidarité.

A l’Est, le défi est celui d’un retard de développement économique et social (le PIB/habitant de l’Ukraine était à 20 % de celui de la Pologne avant la guerre), mais aussi de retards par rapport à l’Etat de droit. Dans ces pays de l’Est qui faisaient partie de « l’autre Europe[3]« , le modèle de développement politique, économique et social n’a pas été le même que celui de l’Europe occidentale et il ne faut pas s’étonner d’y trouver des défaillances en matière d’Etat de droit, de criminalité organisée et de corruption. On le voit en Pologne, en Hongrie, dans les Balkans, en Ukraine, et même en Grèce (comme l’ont montré les comptes publics truqués qui ont fait démarrer la crise grecque). La difficulté est, non seulement de financer le développement économique de ces pays avant qu’ils ne se vident de leurs forces vives (l’exode démographique étant déjà une épreuve aux conséquences dramatiques[4]), mais aussi d’y enraciner les valeurs occidentales (le primat de l’individu, la séparation des pouvoirs, l’Etat de droit). C’est peut-être possible, mais cela prendra forcément beaucoup de temps, sans doute plusieurs générations.

Le risque est que l’intégration européenne finisse par rompre sous l’effet des déséquilibres internes et des forces centrifuges, qu’au lieu de poursuivre l’approfondissement, les nouveaux élargissements entraînent une déconstruction du projet européen, que certains analystes entrevoient depuis longtemps comme une possibilité[5]. Pour empêcher ce scénario catastrophe, il faudra maintenir une étroite entente franco-allemande (qui reste le premier ciment de l’Union), préserver les conditions d’une Union à la fois gouvernable et finançable, et gérer habilement les transitions, notamment à travers la nouvelle « communauté politique européenne » lancée à Prague.

Le défi de la puissance

Le troisième élément de préoccupation tient à la faiblesse de la puissance européenne, malgré les progrès constatés, sur la vision géopolitique, sur l’Europe de la défense et sur l’autonomie stratégique.

La faiblesse tient d’abord au soubassement économique. Malgré la force du marché intérieur qui a montré son efficacité dans la négociation du Brexit, et qui génère une véritable puissance normative européenne[6], la réalité de long terme est que l’Europe décroche de la puissance économique. Le PIB de l’Union, qui avait longtemps fait jeu égal avec le PIB américain, est nettement distancé par lui depuis la crise de la zone euro (2010-2012). Le Brexit a représenté en outre une amputation de presque 15 % en 2020 et l’Union européenne a été désormais dépassée par la Chine. On ne peut plus qualifier le marché intérieur de premier marché du monde, ni en nombre d’habitants ni en richesse économique. Et les fragilités provoquées par la guerre en Ukraine ne sont pas de nature à renforcer l’économie européenne. L’Union européenne paie ainsi son gaz neuf fois plus cher que les Etats-Unis et dépense cinq fois moins que les Etats-Unis en recherche-développement : il n’est pas étonnant que les investisseurs financiers préfèrent parier sur les valeurs américaines, et cela rend plus que nécessaire une forte réponse européenne à l’Inflation Reduction Act des Etats-Unis, qui vise à subventionner massivement l’industrie américaine.

La faiblesse est ensuite militaire et elle ne date pas d’hier. Déjà, en 2012, au lendemain de la crise économique de 2008, les dépenses militaires en Asie dépassaient les dépenses militaires en Europe. Les pays européens ont décidé depuis 2014 – dans le cadre de l’OTAN, pas dans celui de l’Union européenne – de porter à 2 % de leur PIB leur effort de défense, et ils ont commencé à le faire, mais le décalage reste énorme avec les Etats-Unis et le reste du monde. Grosso modo, les Etats-Unis dépensent quatre fois plus que les Européens réunis et la Chine les a dépassés. L’Union européenne ne représente pas plus de 10 % des dépenses militaires mondiales. Il ne faut pas s’étonner dans ces conditions que les Etats-Unis en fassent dix fois plus pour soutenir militairement l’Ukraine que leurs partenaires européens. Cela signifie aussi que l’Union européenne, dans les rapports stratégiques mondiaux, peut difficilement être plus qu’une puissance régionale (en Europe, mais aussi en Méditerranée, au Moyen-Orient et en Afrique) et qu’elle doit rester réaliste dans ses engagements plus lointains, notamment dans la région Indopacifique, malgré les ambitions poussées par la France.

Il s’ensuit que la faiblesse est aussi diplomatique et géopolitique. Au vu des chiffres, l’Union européenne pourrait encore être la troisième puissance mondiale derrière les Etats-Unis et la Chine (ou un bloc sino-russe), viser une forme d’autonomie stratégique, prendre en charge la sécurité dans son environnement géographique, défendre ses intérêts et ses valeurs selon ses propres conceptions, être un acteur honorable de l’équilibre mondial. Mais si ce chemin est celui qu’aurait aimé de tout temps la France lui voir prendre, ce n’est pas, en vérité, celui qu’elle prend.

La première raison est que le double basculement dans les rapports bruts de puissance (la guerre en Ukraine contre la Russie, le durcissement de la relation sino-américaine) conduit automatiquement à un alignement plus fort de l’Union européenne sur les Etats-Unis, orchestrateurs d’un camp démocratique libéral contre les nouvelles puissances autoritaires. Or la relation euro-américaine est tout sauf paritaire. D’un côté, un centre de décision politique unique qui a, depuis l’entrée en fonction de l’administration Biden, remarquablement réussi à remobiliser ses alliés occidentaux (quitte, dans l’affaire AUKUS, à humilier la France). De l’autre côté, 27 capitales, sans compter quelques autres en dehors de l’Union (comme Londres, Ankara, Berne, Oslo), qui doivent s’accorder. D’un côté, une économie puissante et dynamique portée par la technologie. De l’autre, une économie importante mais affaiblie par la guerre et par ses dépendances.

Pour voir les choses positivement, c’est une chance pour l’Europe d’avoir à ses côtés une puissance qui lui permette de défendre les valeurs démocratiques. Après l’engagement dans la Première puis dans la Seconde Guerre mondiale, enfin dans la guerre froide, c’est la quatrième fois que les Etats-Unis s’engagent pour défendre la liberté des Européens. Il n’est pas certain que les Européens auraient pu seuls montrer une telle détermination face à la Russie, même s’ils ont su le faire dans le passé (cf. la guerre de Crimée au milieu du XIX° siècle).

Pour voir les choses moins positivement, cela place l’Europe dans une situation de dépendance politique et stratégique accrue. Pratiquement tous les pays européens ne jurent que par la protection des Etats-Unis dans l’OTAN, y compris la Finlande et la Suède qui ont décidé d’abandonner leur neutralité pour rejoindre l’Alliance. Les Européens sont en réalité dans une situation de faiblesse, et quand on est un allié faible, la seule politique qui vaille n’est pas la codécision mais le suivisme. C’est une loi naturelle et historique de la puissance. Le risque consécutif est que les Européens aient beaucoup de mal à peser dans la détermination du cours de la guerre (la définition des buts de guerre, par exemple) comme dans d’hypothétiques négociations sur un règlement politique. Robert Kagan avait très bien résumé les choses dans les grandes heures de l’administration néoconservatrice de George W. Bush : les Américains sont du côté de la force (Mars), les Européens du côté de la faiblesse (Vénus) ; les Américains « font la cuisine » (ils mènent les opérations militaires et négocient les accords politiques), les Européens « font la vaisselle » (ils financement la reconstruction – et maintenant aussi les livraisons d’armes – et envoient éventuellement des soldats dans les opérations de maintien de la paix). La question de l’équilibre euro-américain, qui n’est pas nouvelle (elle se posait déjà au temps de la guerre froide), reste grand ouverte. Dans l’esprit de beaucoup de capitales européennes, elle est tranchée par un alignement politique (ou un refus de se désaligner). Dans l’esprit de beaucoup d’entreprises européennes, elle est aussi tranchée par des comportements d’alignement dès qu’il y a un risque de subir des sanctions extraterritoriales américaines par exemple.

Les choses pourraient-elles évoluer dans le sens de l’affirmation politique d’un pôle européen plus uni et plus autonome ? C’est un enjeu capital et il y a deux moyens de l’envisager. Une première option, que pousse l’Allemagne, est d’introduire le vote à la majorité dans la politique étrangère européenne. C’est l’idée que ce qui marche dans la politique commerciale, ou la politique de la concurrence, ou la politique monétaire, pourrait être étendu à la diplomatie, voire à la défense : l’Union européenne ne serait plus paralysée par les négociations à l’unanimité et ce sont les institutions de l’Union (le Haut Représentant, la Commission, le SEAE) qui mèneraient la politique et entraîneraient les Etats membres.

L’idée peut être séduisante abstraitement, sur le papier, mais se heurte à beaucoup d’obstacles. L’Union européenne n’est pas un Etat fédéral, il n’y a pas de « peuple européen » comme l’a rappelé la Cour constitutionnelle allemande. Les Etats membres continuent d’exister sur la scène internationale et la politique étrangère exprime leurs intérêts fondamentaux dans les relations internationales, ce qui fait que la politique étrangère européenne est « commune » mais pas « unique ». C’est encore plus vrai dans le domaine de la défense, où on voit mal les institutions européennes décider de l’envoi de soldats nationaux sans l’assentiment des autorités nationales (notamment en Allemagne, où le rôle du Bundestag en la matière est incontournable depuis une décision de la Cour constitutionnelle de 1994). Pour la France, le passage à une diplomatie et une défense unifiées interrogerait sur le maintien de son siège au Conseil de sécurité de l’ONU et de ses attributs de puissance nucléaire. Relevons que le traité franco-allemand d’Aix-la-Chapelle, en 2019, a clos les disputes au sujet de l’européanisation du siège français à l’ONU en affirmant que le but de la diplomatie franco-allemande est d’obtenir un siège supplémentaire pour l’Allemagne. Pour ce qui est des autres Etats membres de l’Union, il n’est pas certain que beaucoup soient en faveur d’une européanisation complète de la diplomatie et encore moins de la défense : ce n’est pas le cas, notamment, de la Pologne et des pays d’Europe centrale et orientale, désireux de préserver leur souveraineté face à des choix imposés à Bruxelles.

Reste la seconde option, poussée par la France, qui est de miser sur les grands pays européens, et sur ce qui leur reste de puissance, pour entraîner et renforcer l’Europe. C’est l’option de la locomotive plutôt que celle de la diète de type germanique ou polonais. Elle a déjà donné des résultats probants dans le passé. Un bon exemple est le rôle leader du E3 (Allemagne, France, Royaume-Uni) dans la négociation nucléaire iranienne depuis 2003. Le format E3 est certes affaibli par le départ du Royaume-Uni de l’Union, mais il continue de jouer son rôle dans les négociations avec l’Iran, malheureusement remises sur le métier après le retrait des Etats-Unis de Donald Trump en 2015. Un autre exemple est l’action franco-allemande dans le conflit ukrainien de 2014, dans le cadre du format « Normandie » : cette action a permis, au moins, de geler pour un temps le conflit par des négociations impliquant la Russie et l’Ukraine.

Pour le moment, aucun format ne s’est imposé pour remplacer le « E3 » suite au Brexit. Le « E3 » continue d’exister dans le dossier iranien ou dans les concertations informelles avec les Etats-Unis (qui remontent à la guerre froide) au sein du format « Quad ». Au sein de l’Union européenne, on parle parfois d’un moteur franco-germano-italien ou du « big 5 » (en ajoutant l’Espagne et la Pologne), mais ces formats n’ont pas encore établi la force de leur efficacité et suscitent aussitôt la méfiance des autres Etats (des pays importants comme les Pays-Bas, la Suède ou la Roumanie, ou bien d’autres « petits pays »). On a aussi dit que la guerre en Ukraine avait remis au centre du jeu les Etats d’Europe centrale et orientale, comme si le fait d’être les pays les plus en phase avec les choix de Washington les destinait le mieux à être les locomotives de la puissance européenne.

En attendant que la question des formats puisse trouver une hypothétique solution, c’est la relation franco-allemande qui reste centrale pour toute politique européenne efficace et légitime : là où les deux capitales divergent, l’Europe peut difficilement exister ; là où elles convergent, elles peuvent exercer un effet d’entraînement qui n’est certes pas automatique, mais qui est indiscutablement une force. Et c’est une constante de la politique du Président Emmanuel Macron d’avoir cherché inlassablement à donner à cette force toute sa potentialité. Que ce soit face à la Russie, face à la Chine, face aux problèmes du Moyen-Orient ou de l’Afrique, il faut continuer. Et évidemment, cela commence par la volonté de Paris et de Berlin d’être des acteurs d’une sortie de la guerre en Ukraine.

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Cet état des lieux réaliste sur la place de l’Europe dans le monde peut sembler désespérant, ou inquiétant, mais n’en montre pas moins les chemins du possible. Pour que l’Europe ne subisse pas le durcissement des relations internationales, mais devienne au contraire une force agissante, et pourquoi pas une puissance, il faut continuer à encourager les forces d’unification face aux forces de fragmentation. Il faut continuer à renforcer les capacités économiques, technologiques, militaires de l’Union européenne, y compris par des formes renforcées de mutualisation, autour d’un agenda de souveraineté ou d’autonomie stratégique. Il faut combattre à l’intérieur les forces « illibérales ». Il faut gérer sans hâte la question des nouveaux élargissements et utiliser efficacement le format de la communauté politique européenne. Il faut consolider sur une base franco-allemande élargie les conditions d’une Europe plus autonome et plus active sur le terrain de la diplomatie et de la sécurité, pour peser dans le partenariat avec les Etats-Unis. Si l’année 2022 a ouvert une nouvelle page noire dans l’histoire européenne, il ne dépend que des Européens d’en faire une opportunité pour rebondir sur leur formidable résilience.

Ce texte est issu de deux conférences données devant la fonction publique européenne. Les propos sont tenus à titre personnel

[1] L’Union européenne, Empire démocratique ?, IFRI, 2002
[2] Selon le dernier sondage Eurobaromètre de la Commission européenne (n° 97, été 2022), 57 % des citoyens européens sont satisfaits ou très satisfaits de la réaction européenne à l’invasion russe de l’Ukraine, contre 37 % qui ne le sont pas ou pas du tout. Le soutien aux mesures particulières est encore plus fort, avec par exemple 68 % des sondés soutenant le financement de livraisons d’armes à l’Ukraine, contre 26 % ne le soutenant pas. Les seuls pays où le soutien n’est pas majoritaire (sur ce dernier point, et aussi sur l’interdiction des médias russes dans l’UE) sont la Grèce, Chypre et la Bulgarie, pays de culture orthodoxe moins hostiles à la Russie.
[3] Henri Mendras, L’Europe des Européens, Folio, 1997
[4] Ivan Krastev, Le destin de l’Europe, Premier parallèle, 2017
[5] Cf. Maxime Lefebvre, « Et si l’Europe se déconstruisait… », Annuaire français des relations internationales, 2005 ; Philippe Huberdeau, La construction européenne est-elle irréversible ?, La Documentation Française, 2017
[6] Cf. Zaki Laïdi, La norme sans la force. L’énigme de la puissance européenne, Presses de Sciences Po, 2010 ; Anu Bradford, The Brussels Effect. How the European Union rules the World, Oxford University Press, 2021

Directeur de la publication : Pascale JOANNIN

L’Union européenne face à la guerre en Ukraine : la puissance libérale et ses limites – Question d’europe N°651 – Fondation Robert Schuman (robert-schuman.eu)