4. Impulsion pour une « souveraineté européenne »

Adoptée en mars 2022 alors que l’agression russe de l’Ukraine faisait rage, la « déclaration de Versailles » traduit un engagement politique inédit des chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne en faveur du renforcement de la souveraineté européenne en matière militaire, énergétique et économique. Si elle est en phase avec la vision française traditionnelle d’une « Europe puissance »[1] , une telle déclaration de principes doit beaucoup au moment intégrateur généré par la crise pandémique, puis par la guerre en Ukraine ; elle fait aussi écho aux incertitudes géopolitiques rencontrées lors du mandat de Donald Trump et au raidissement des autorités chinoises. Cette convergence, à la fois circonstancielle et historique, suscite depuis lors des avancées et des tensions naturelles entre acteurs nationaux, institutions européennes et forces partisanes, et qui sont à la mesure des défis à relever en termes de partage de compétences et de pouvoirs souvent demeurés largement nationaux.


Il apparaît d’autant plus salutaire de dresser le bilan de l’impulsion politique donnée à Versailles à l’heure où la guerre en Ukraine[2] se poursuit et où les tensions sino-américaines redoublent, de sorte que la souveraineté de notre continent face aux défis internationaux de toute nature sera l’un des enjeux centraux des élections européennes de juin 2024. Il s’agit notamment de bien mesurer à quelles conditions politiques et diplomatiques la « souveraineté européenne »[3] invoquée à Versailles peut réellement advenir, et de bien identifier les points de blocage actuels ou potentiels afin de mieux les surmonter[4]. Cette analyse concerne aussi la France, qui est à l’initiative de nombre des progrès obtenus en matière de souveraineté européenne, mais aussi lestée de handicaps structurels auxquels il convient de remédier pour ne pas affaiblir la portée historique de la déclaration de Versailles.

Quelques actualités complémentaires :

Quelles convergences pour « l’Europe de la défense » ?

Longtemps cantonnée aux registres économique, commercial, puis monétaire, la construction européenne a véritablement engagé sa mue sécuritaire au milieu des années 2010 face à l’émergence de menaces multiples et à une présidence Trump faisant douter de la fiabilité de notre protecteur historique[5]. Le lancement du « Fonds européen de défense » (FED) par la Commission présidée par Jean-Claude Juncker, en 2016-2017, a constitué un signal symbolique de cette mue, encouragée puis accélérée par l’invasion russe de l’Ukraine. Outre les sanctions économiques et financières imposées à la Russie, les Européens se sont par exemple engagés à l’unanimité à financer en commun la livraison d’armes létales à l’Ukraine, autre étape d’une montée en puissance inédite, dont il faut cependant bien mesurer la portée.

Une boîte à outils européenne plus étoffée en matière de défense

Suite aux premières initiatives lancées dans les années 1990[6], l’Union européenne a réussi à étoffer, en quelques années, sa boîte à outils en matière de défense, singulièrement après l’invasion russe de l’Ukraine. Alors que les financements européens en matière de R&D étaient cantonnés de longue date à la sphère civile, le « FED » a pu engager 3,5 milliards € depuis 2021 en soutien à des projets de recherche communs consacrés à la lutte contre les menaces émergentes et futures, ainsi que des projets collaboratifs en matière de renforcement des capacités (Tableau 1). 
Créée en mars 2021 pour englober et élargir le champ d’application d’anciens instruments financiers dédiés à la prévention des conflits et au renforcement de la sécurité internationale[7] , la « Facilité européenne pour la paix » (FEP) a été immédiatement mobilisée en faveur de l’Ukraine pour financer les livraisons d’armes à ce pays. Son plafond financier a plus que doublé entre 2021 et l’été 2023, suite à plusieurs augmentations approuvées à l’unanimité par le Conseil en décembre 2022, mars 2023 et juin 2023 (Tableau 1).

Efforts Financiers Européens communs en matière de défense 2021-27 (en milliards €)

Source : Conseil et Commission européenne, calculs de l’auteur, Yves Bertoncini
(1) 1,5 milliard € pourrait être ajouté via l’initiative « Step »
(2) Pour la période 2022-2024

Quelques jours après le sommet de Versailles, les Européens ont pu actualiser et approfondir leurs précédentes stratégies européennes de sécurité en adoptant une « Boussole stratégique »  visant à renforcer la sécurité et la défense de l’Union européenne à l’horizon 2030, sur la base d’un diagnostic commun des défis et menaces et d’un inventaire des différents outils à mobiliser dans cette perspective.
La Commission a ainsi présenté, dès juillet 2022, l’Acte relatif à l’instrument visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (EDIRPA) afin de combler les lacunes les plus critiques et d’inciter financièrement les États membres à acquérir conjointement des produits de défense
Face aux besoins spécifiques de l’Ukraine, l’Action de soutien à la production de munitions (ASAP), lancée en mars 2023, a permis à l’Union européenne de se doter d’un instrument financier soutenant le renforcement de ses capacités de production industrielle pour les produits de défense, ainsi que d’un cadre réglementaire temporaire pour remédier aux pénuries d’approvisionnement : il vise à permettre l’achat conjoint d’un million de munitions et l’augmentation de la production de munitions et de missiles en Europe.

Les Européens ont aussi renforcé leur coopération opérationnelle en lançant une mission d’assistance militaire en Ukraine (EUMAM) qui vise à former 30 000 soldats (dont plus de 15 000 ont achevé leur formation à l’été 2023), en convenant de créer une « capacité de déploiement rapide » constituée de 5 000 hommes couvrant les domaines aérien, terrestre et maritime, dont le premier exercice réel (Milex-23), financé par l’Union européenne, est programmé en octobre en Espagne, ou encore en prévoyant de renforcer leur capacité de planification et de conduite militaires (MPCC)[8].

L’impérieuse nécessité de « critères de convergence » en matière de défense

Les progrès doctrinaux et capacitaires récemment observés témoignent d’une prise de conscience salutaire de la nécessité de renforcer la défense de l’Union européenne et de ses États membres, avivée par l’agression russe de l’Ukraine. Cette prise de conscience évoque celle suscitée jadis par la guerre de Corée, qui avait engendré le projet de « Communauté européenne de défense », dont le rejet en France avait conduit au réarmement allemand dans le cadre de l’OTAN. Si l’Histoire repasse rarement les plats, le renforcement substantiel de la défense européenne doit plus que jamais reposer sur un important travail de convergence stratégique, opérationnelle et politique entre États membres – dès lors que l’addition d’outils disparates ne saurait en tenir lieu[9].

Convergence stratégique d’abord : à l’heure de la guerre en Ukraine, la défense européenne face à la Russie porte plus que jamais un nom, celui de l’OTAN. Dès lors que la défense de l’Europe ne se résume pas à la menace militaire russe, ce constat brut ne doit naturellement pas exclure de renforcer l’Europe de la défense à d’autres fins (de la guerre spatiale au terrorisme en passant par les cyberattaques). Il doit cependant rappeler que c’est vers les Etats-Unis et leurs énormes capacités militaires et stratégiques que les Européens et les Occidentaux se tournent quand des ennemis d’envergure les menacent – c’est vrai à l’heure des assauts contre l’Ukraine comme lorsque l’Australie renouvelle ses sous-marins face à la Chine. Ce tropisme transatlantique demeurera aussi longtemps que la mise à niveau militaire des Européens sera en cours, c’est-à-dire à moyen terme. D’ici-là, renforcer le « Pilier européen de l’OTAN » pour mieux assurer la défense de notre continent est un nom de code qui ouvrira bien davantage de porte-monnaie et d’esprits qu’une incertaine « autonomie stratégique », perçue comme anti-américaine, et donc répulsive, dans la plupart des États membres[10]. 

C’est aussi sur la base de convergences opérationnelles que la souveraineté européenne en matière de défense a une chance de croître réellement, au-delà de la mobilisation résolue et accrue des outils mentionnés ci-avant (FED, EDIRPA, ASAP). Sur ce second registre, les grands programmes d’armement doivent faire l’objet des plus grands efforts de coopération, tels ceux dédiés à l’avion de combat du futur (SCAF), au char de combat du futur (MGES) ou à « l’euro-drone » : cela suppose un partage de souveraineté très délicat et souvent douloureux, qui doit être équitable et mutuellement profitable pour tous les pays volontaires. Il faut d’urgence renforcer et élargir cette mutualisation industrielle afin qu’elle tire pleinement bénéfice de la montée en puissance des budgets de défense, sauf à vouloir poursuivre la vente de « fleurons nationaux » trop onéreux et susceptibles d’être délaissés pour leurs concurrents américains – ces derniers continuant logiquement et par défaut à être préférés à court terme.

L’avènement d’une souveraineté européenne en matière de défense requiert enfin d’importantes convergences politiques et institutionnelles entre États membres. Dès lors que la plupart consacreront 2% de leur PIB à la défense, c’est sur la définition des conditions d’usage de la force que se jouera la portée concrète des résolutions suscitées par la guerre en Ukraine. Cela suppose que les décisions relatives à la défense – des exportations d’armes aux interventions militaires extérieures – soient soumises à un contrôle politique et public adéquat. A cet égard, il y a un énorme écart à réduire entre le pouvoir discrétionnaire des Présidents français, libres d’envoyer des troupes à l’extérieur sans vote ni débat à l’Assemblée nationale – au risque de faire cavalier seul – et les pratiques de contrôle parlementaire plutôt strictes en vigueur dans d’autres pays européens. L’adoption de la « Boussole stratégique » doit aussi favoriser une réflexion commune sur les conditions de recours à la force militaire et aux interventions extérieures, dès lors que les expériences les plus récentes ont vu leur efficacité contestée, de l’Afghanistan à la Libye en passant par le Sahel.

Au total, le tournant sécuritaire européen en germe s’apparente par son ampleur à celui ayant conduit à la mise en place de l’euro, en réponse au bouleversement géopolitique induit par la chute du mur de Berlin, grâce au Traité de Maastricht : il ne pourra permettre de tenir les promesses de ce Traité en matière de sécurité collective et celles générées par l’invasion russe de l’Ukraine que si sont définis et respectés de nouveaux « critères de convergences » en matière stratégique, industrielle et politique. Il importe que chaque État membre prenne toute sa part dans cette convergence, qu’il soit en position de leadership comme la France ou plus en retrait comme l’Allemagne – sauf à opter par défaut pour l’exercice de souverainetés nationales qui semblent de moins en moins aptes à relever efficacement les défis sécuritaires actuels et émergents.

Quelle réduction des dépendances européennes en matière énergétique ?

Autre  priorité de la « déclaration de Versailles », l’affirmation d’une plus grande souveraineté européenne en matière énergétique a d’abord principalement consisté à réduire de manière spectaculaire la dépendance des Européens vis-à-vis des hydrocarbures russes, notamment via le plan « Repower EU » (Graphique 1). Son approfondissement passe par une profonde transformation écologique et politique du modèle de développement européen, capable de s’affranchir des hydrocarbures. Cette souveraineté serait également favorisée par l’apaisement des vifs débats sur le choix des sources d’énergie alternatives à privilégier, qui demeure une affaire de souveraineté nationale, mais qui est à ce stade plombé par une querelle idéologique autour du nucléaire.

Le plan « Repower EU » : trois volets très complémentaires

La réorientation énergétique engagée à Versailles s’est opérée via une diversification à marche forcée des sources européennes d’approvisionnement, qui constitue l’un des trois volets de « Repower EU ». Les Européens se sont par exemple davantage tournés vers la Norvège, les Etats-Unis et le Qatar en matière gazière, dans un contexte marqué par une forte hausse des prix, mais aussi par la prévalence de l’objectif de sécurité d’approvisionnement. En termes de souveraineté, cette diversification a pour seul mérite de mettre un terme à une dépendance excessive vis-à-vis d’un seul partenaire, et donc de réduire la vulnérabilité stratégique des Européens ; il en va de même du doublement du recours au gaz naturel liquéfié (de 20 à 40%), plus aisément substituable que celui livré via des gazoducs. Inspirée de l’expérience d’achat commun des vaccins contre le Covid-19, la nouvelle plateforme privée d’agrégation des demandes et d’achats communs de gaz (« Aggregate EU ») permettra aux entreprises européennes volontaires d’accroître leur pouvoir de marché pour négocier de meilleurs prix avec les fournisseurs internationaux – à défaut de réduire leur dépendance.


Plan « Repower EU » et dépendance aux hydrocarbures russes

Source : Commission européenne

Renforcer la souveraineté énergétique européenne suppose dès lors davantage d’atteindre les deux autres objectifs de « Repower EU », en combinant réduction de la consommation des Européens et développement de productions propres. 
Sur le premier registre, une réduction de la consommation d’énergie d’environ 20 % a pu être récemment constatée, grâce à des mesures alliant sobriété et efficacité énergétiques. Il convient de poursuivre dans cette voie à moyen et long terme, y compris via le soutien national et européen à la R&D et à l’innovation, alors que le maintien de prix plus élevés qu’avant la guerre devrait continuer à modérer les niveaux de consommation.
Dès lors que les sous-sols de notre continent sont pauvres en hydrocarbures au regard de nos besoins, c’est sur notre capacité à promouvoir un modèle économique européen réduisant drastiquement notre dépendance à leur égard que se jouera l’avenir de la souveraineté européenne en matière énergétique. De ce point de vue, la poursuite des objectifs de souveraineté rappelés à Versailles se conjugue parfaitement avec l’atteinte des objectifs de neutralité climatique fixés à l’horizon 2050 dans le cadre du « Pacte vert » européen – quand bien même le débat fait rage sur les sources d’énergie à privilégier.

Nucléaire vs renouvelables : la désolante querelle des mix énergétiques

La Commission a pu se féliciter que les énergies renouvelables aient représenté 39 % de l’électricité produite dans l’Union européenne en 2022, première année où davantage d’électricité a été produite à partir de sources éoliennes et solaires plutôt qu’à partir du gaz. L’Europe a par ailleurs adopté en mars 2023 un objectif contraignant de 42,5 % d’énergie renouvelables en 2030 dans l’ensemble du mix énergétique, avec l’ambition d’atteindre 45 %, ce qui reviendrait à presque doubler la part actuelle des énergies renouvelables. 
L’Europe est en train de mobiliser près de 300 milliards € dans le cadre du « plan Repower EU »[11] pour le développement des énergies renouvelables et la production de biométhane, les infrastructures de connexion et de stockage, l’efficacité énergétique et l’adaptation de l’industrie. Elle met pour cela à contribution la « Facilité pour la reprise et la résilience » dédiée à la relance postpandémique, à défaut d’avoir pu lancer un nouvel emprunt commun. L’Europe a aussi confirmé l’assouplissement de ses règles de concurrence en matière de pratiques concertées, qui a favorisé le lancement de trois « alliances industrielles » dans le domaine des batteries électriques, de l’hydrogène propre et de l’industrie photovoltaïque. Suite à l’assouplissement parallèle des règles européennes sur les aides d’État, ces trois alliances ont déjà favorisé le lancement de quatre « Projets importants d’intérêt européen commun »/« PIIEC », permettant aux États membres volontaires d’accorder des financements publics massifs au soutien de projets technologiques et industriels concourant à l’autonomie énergétique européenne.

Ce consensus européen sur le développement des énergies renouvelables coexiste avec de profondes divergences en matière de définition des « mix énergétiques » : si celle-ci demeure de jure un domaine de souveraineté nationale, elle suscite de facto des orientations idéologiques et politiques pour le moins hétérogènes. De telles divergences se sont notamment exprimées à l’occasion des discussions sur la taxonomie, de la révision de la directive relative aux énergies renouvelables, ou autour de la réforme du marché européen de l’électricité. Les débats sont d’autant plus vifs qu’au-delà des arguments portant sur la contribution relative des différentes sources d’énergie aux objectifs européens en matière de transition écologique, ils masquent un affrontement technologique et industriel frontal entre des États et entreprises luttant pour préserver ou améliorer leur compétitivité nationale.
Sur le seul registre de la souveraineté, il est aisé de rappeler que les énergies renouvelables présentent l’avantage capital d’être produites sur notre sol, mais aussi l’inconvénient majeur d’être intermittentes – quand bien même les solutions de stockage et le développement des interconnexions européennes en limitent la portée. Quant à l’énergie nucléaire, il est loisible de souligner qu’elle peut être produite sur notre sol, tout en étant « pilotable » et continue – sans occulter que son usage induit une forte dépendance internationale en matière d’importations et d’enrichissement d’uranium, comme en termes de traitement des déchets.
Il est souhaitable qu’un tel débat puisse être soldé de manière constructive au cours des prochains mois, et que les querelles de nature idéologique ne fassent pas oublier qu’un « mix » énergétique (national ou européen) doit par nature combiner de manière équilibrée plusieurs sources d’énergie complémentaires, sans trop dépendre de l’une seule d’entre elles. Il reste aussi à espérer que l’excessive dépendance allemande au gaz russe ne sera pas remplacée par une excessive dépendance française au nucléaire, alors que la filière peine à la fois à assurer un fonctionnement stable et pérenne des vieilles centrales et à garantir la mise en service des nouveaux réacteurs EPR dans le respect des devis et délais prévus. Dans ce contexte, le lancement programmé de nouveaux réacteurs « SMR » ne s’apparente-t-il pas à un véritable acte de foi, et le retard français en matière d’énergies renouvelables à un regrettable acte manqué ?

Quelle « autonomie stratégique ouverte » en matière industrielle et économique ?

Peut-être la prise de conscience des dépendances européennes en termes de matières premières critiques, indispensables pour les énergies renouvelables, l’énergie nucléaire, comme pour l’ensemble de l’industrie européenne, est-elle de nature à favoriser davantage de convergence politique européenne ? « Construire une base économique plus solide » constitue en tout cas le troisième cap fixé par la déclaration de Versailles, ce qui suppose là encore de réduire la « dépendance stratégique » des Européens dans nombre de domaines (les matières premières y sont citées, tout comme les semi-conducteurs, le numérique, la santé et les produits alimentaires). Cette orientation versaillaise renvoie à des exercices d’identification des risques d’approvisionnement récemment conduits par l’Union européenne[12] (Graphique 2), et dont l’invasion russe de l’Ukraine a favorisé l’inscription au plus haut niveau de l’agenda politique. Elle a été accentuée par l’intensification de la rivalité économique entre les Etats-Unis et la Chine, qui a notamment conduit l’administration Biden à adopter des mesures de soutien aux industries et aux technologies américaines, dont « l’Inflation Reduction Act »[13] .

« Compétences exclusives » de l’Union depuis le Traité de Rome, la politique commerciale et la politique de concurrence ont vocation à permettre aux Européens d’exercer leur souveraineté commune dans la compétition économique mondiale – pour peu qu’ils soient en accord sur le contenu des orientations et décisions à privilégier. Les convergences récemment observées en matière de fermeté commerciale et de projets industriels traduisent d’indéniables progrès, articulés autour du concept d’« autonomie stratégique ouverte ». C’est parce qu’un tel concept est porteur d’ambiguïté que sa traduction en actes fait cependant apparaître de nombreux blocages, notamment liés à la trop grande hétérogénéité des performances économiques nationales.

Flux de matières premières et risques d’approvisionnement pour l’Union européenne

Source : Commission européenne/Centre Commun de Recherche 2020

Des Européens plus unis et souverains en matière commerciale et industrielle ?

Le durcissement de la compétition économique internationale a conduit la Commission à proposer en 2021 une révision de la politique commerciale[14], désormais davantage tournée vers des objectifs écologiques, mais aussi plus de fermeté en matière politique. Il convient là aussi de rappeler que les dynamiques écologiques et géopolitiques à l’œuvre peuvent conjuguer leurs effets en faveur de production et de consommations plus locales, donc européennes[15] , mais aussi de souligner qu’ils pourront se révéler contradictoires : il serait ainsi beaucoup plus rapide et meilleur marché de recourir à nombre de produits chinois pour accélérer la transition écologique, fût-ce en accroissant la vulnérabilité stratégique et économique de notre continent. C’est dans ce contexte que la Commission a proposé un « Plan industriel pour la compétitivité́ de l’industrie européenne neutre en carbone » donnant un contenu industriel au « Pacte vert » européen, tout en ayant comme objectif de réduire les dépendances des Européens. Ursula von der Leyen a insisté sur cette nouvelle orientation lors de son discours sur l’état de l’Union le 13 septembre.

Sur le plan juridique, il s’agit d’adopter deux propositions de règlement visant à assurer un approvisionnement sûr et durable en matières premières critiques et à renforcer l’écosystème européen en matière de fabrication de produits technologiques n’émettant pas de CO2. Si ces règlements comprennent des objectifs chiffrés surtout incitatifs en termes de part de marché européenne, ils témoignent à tout le moins d’une orientation politique nouvelle visant à mieux combiner écologie et souveraineté.


Sur le plan financier, il s’agit d’accorder un soutien plus rapide et plus large aux projets industriels et technologiques permettant aux Européens de disposer d’acteurs économiques d’envergure internationale, capables de mieux pourvoir aux besoins de notre continent. L’octroi de ces soutiens a d’ores et déjà été facilité par l’adoption d’un « nouveau cadre temporaire et de transition » pour les aides d’Etat[16], qui prolonge de manière exceptionnelle et inédite l’assouplissement du contrôle des financements ou crédit d’impôts accordés par les autorités nationales à leurs acteurs économiques face à la crise pandémique puis à l’invasion russe. 


C’est dans ce contexte que les alliances industrielles et les PIIEC, mobilisant conjointement entreprises et États membres, sont appelés à prendre de l’ampleur, bien au-delà du seul secteur énergétique : ainsi de l’Alliance des matières premières et de l’Alliance pour les plastiques circulaires, de l’Alliance pour une aviation à émissions nulles, de l’Alliance pour les processeurs et les technologies des semi-conducteurs ou encore de l’Alliance pour les données industrielles, la périphérie et le nuage – ces deux dernières ayant donné lieu à des « PIIEC » permettant à des entreprises de nombreux pays de recevoir des dizaines de milliards d’aides d’État.

Last but not least, le Plan industriel du Pacte vert européen rappelle, comme la déclaration de Versailles, l’intérêt et les vertus de l’ouverture commerciale pour les Européens, y compris pour disposer de « chaînes d’approvisionnement résilientes » via des accords et partenariats multiples avec les pays fournisseurs. La déclaration de Versailles met certes davantage l’accent sur les outils visant à renforcer la capacité de l’Union à lutter contre les distorsions de concurrence au niveau international : elle a d’ailleurs débouché sur l’adoption bienvenue d’un « Règlement anti-coercition » permettant désormais aux Européens de réagir à l’instrumentalisation du commerce à des fins politiques, suite à des représailles chinoises contre la Lituanie. Elle a aussi conduit à l’adoption d’un « Règlement sur les subventions étrangères » prévoyant que l’Union européenne puisse enfin contrôler et sanctionner leur usage en cas de prise de contrôle capitalistique ou de gain d’un marché public – pour peu que les ressources humaines adéquates soient mobilisées à cette fin au sein de la DG Concurrence. C’est dans cet esprit qu’Ursula von der Leyen a annoncé le 13 septembre l’ouverture d’une enquête sur les subventions chinoises aux véhicules électriques, qui va mobiliser les outils anti-dumping plus traditionnels de l’Union européenne.

Des situations nationales très hétérogènes, une souveraineté partagée ?

Pour autant, l’utilisation du concept d’ «  autonomie stratégique ouverte » confirme clairement l’attachement somme toute logique des Européens à l’ouverture commerciale internationale, alors même qu’il est urticant dans certains pays, comme la France. « L’Europe » n’est en effet pas seulement le plus vieux, mais aussi le plus petit des continents, de sorte que c’est son ouverture au monde qui lui permet d’accéder à nombre de matières premières et de produits dont elle ne dispose pas en quantité suffisante. Cette ouverture au monde est d’autant plus prisée par les Européens qu’elle leur permet aussi d’accéder à de multiples clients, pour un bilan globalement profitable, puisque l’Union européenne dégage un solde commercial positif, de même qu’une très grande majorité de ses États membres. Le défi posé à Versailles ne renvoie dès lors pas tant à l’émergence d’une « souveraineté commerciale européenne », dont nombre d’attributs existent déjà, qu’à la difficulté d’en faire un usage commun compte tenu de l’hétérogénéité des performances économiques et industrielles des Vingt-Sept.

La tonalité dissonante des discours nationaux sur la « réindustrialisation » ou les « relocalisations » est symptomatique de situations profondément différentes[17] : elles ne sauraient apparaître comme des priorités dans des pays comme l’Allemagne ou la Pologne, où la part de l’industrie dans le PIB est très supérieure à la moyenne européenne de 20,6%, tandis qu’elle est ressentie comme une nécessité vitale dans un pays comme la France, qui a décroché en direction de 10% au cours des trente dernières années[18]. C’est de fait la « souveraineté partagée » et l’exercice des compétences du même nom qui déterminent les performances nationales en matière de R&D, d’éducation et de formation, de marché du travail, de cohésion sociale, et donc la compétitivité et le dynamisme industriel des Etats membres : ceux dont les performances sont en retrait peinent à convaincre leurs partenaires de pratiquer un protectionnisme commercial contreproductif à leurs yeux, et sont plus prompts à les renvoyer aux réformes structurelles à entreprendre à domicile.
Cette hétérogénéité est au fondement des intenses débats entourant l’adoption de nouveaux accords commerciaux comme l’accord UE-Mercosur, dont la ratification fera office de test. Un tel accord paraît bienvenu au regard de l’accès aux matières premières critiques qu’il permettrait de favoriser tout comme en termes de débouchés commerciaux, notamment en matière de services ; il est plus difficile à accepter pour des pays en difficulté commerciale et préférant protéger leurs agricultures d’une plus vive concurrence, y compris en invoquant avec Emmanuel Macron la « souveraineté protéinique » des Européens. 
L’hétérogénéité des performances des États membres s’invite aussi dans le débat sur les financements mobilisés pour construire une base économique européenne plus solide. Car si l’assouplissement historique des règles encadrant les aides d’État permet un afflux bienvenu d’investissement public ou de crédit d’impôts face aux offensives chinoises et américaines, il a aussi pour effet de mettre fin à la « concurrence libre et non faussée » entre entreprises et États. Comme face à la menace pandémique, l’Allemagne a ainsi annoncé son intention de verser près de la moitié des 740 milliards d’aides publiques programmées à l’été 2023, alors qu’elle ne représente qu’un quart du PIB de l’Union – la France suivant avec 22,6%, et l’Italie avec 7,7% – les autres pays n’étant qu’à 3% ou moins. 
Cette évolution est d’autant plus préoccupante que le projet complémentaire et symbolique de « Fonds de souveraineté industriel » européen annoncé par Ursula von der Leyen au début de l’année 2023  est toujours largement dans les limbes, alors qu’il aurait permis de financer des investissements communs et mieux répartis sur le territoire européen. Largement fondée sur l’utilisation de programmes et financements déjà existants, la nouvelle plateforme « Technologies stratégiques pour l’Europe («STEP») proposée en juin 2023[19], s’apparente à cet égard à une avancée très timide. Là encore, il faut souhaiter que les États membres disposant des marges de manœuvre budgétaires nécessaires au niveau national, à la différence des pays plus dispendieux et qu’ils jugent moins bien gérés, puissent consentir à l’effort politique et financier nécessaire afin de mieux concilier surcroît de souveraineté nationale et européenne.

Il n’y a que dix-huit mois que la déclaration de Versailles a été adoptée, à la fois en guise de réaction immédiate à l’invasion russe de l’Ukraine et de programme de travail de moyen terme visant à adapter profondément les conditions d’exercice des souverainetés au sein de l’Union européenne. A ce titre, ce bilan d’étape a vocation à mettre en évidence les avancées substan-tielles enregistrées depuis lors en matière de souveraineté militaire, énergétique et économique, mais aussi les conditions politiques à remplir pour qu’elles puissent être approfondies au cours des prochaines années. Il va de soi que chacun des Vingt-Sept devra accepter de s’engager plei-nement dans cette perspective pour qu’elle advienne, avec le concours de la Commission et du Parlement européen, dans un contexte marqué par un rétrécissement de l’Europe au niveau mondial qui favorise le rassemblement des forces, mais aussi de montée de mouvements euros-ceptiques souvent rétifs au partage de souveraineté.
Hôte du sommet de Versailles et promotrice traditionnelle de l’Europe puissance, la France a par nature un rôle décisif à jouer en la matière. Elle pourra utilement continuer à le faire sur le plan conceptuel, à condition de ne pas s’enfermer dans une posture messianique l’isolant de ses alliés[20], mais aussi en engageant les ajustements nécessaires sur chacun des trois registres ciblés par la déclaration rassembleuse de mars 2022. Voilà qui pourrait s’avérer difficile à l’heure où la composition politique de l’Assemblée nationale fait étrangement songer à celle qui avait rejeté le projet de CED dans les années 1950. Voilà qui demeurera particulièrement hardi aussi long-temps que la France cumulera un triple déficit record en matière commerciale, industrielle et budgétaire, qui l’affaiblit au niveau national tout en affaiblissant son aptitude à entraîner ses partenaires dans la révolution copernicienne dont l’Europe a besoin. 

[1] Yves Bertoncini et Thierry Chopin, La FrancEurope 70 ans après la déclaration Schuman : projet commun ou projection nationale ?, Le Grand Continent, mai 2021. 

[2] Luuk van Middelaar, « Le Réveil géopolitique de l’Europe », Collège de France, 2022. 

[3] Sur les fondements philosophiques et politiques du concept de souveraineté européenne, voir Pierre Buhler, Souveraineté européenne : en attendant Godot ?, Terra Nova, La Grande Conversation, juillet 2023.  

[4] Sur la dimension citoyenne de ce débat, voir aussi Céline Spector, « No Demos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe », Seuil, Paris, 2021. 

[5] Sur l’ampleur de la mutation à réaliser, voir Pascal Lamy, « Union européenne : vous avez dit souveraineté? », Commentaire 2020/1, n° 169.

[6] Pour un historique des controverses théoriques et des avancées pratiques de l’Europe puissance, voir Maxime Lefebvre, Europe puissance, souveraineté européenne et autonomie stratégique : un débat qui avance pour une Europe qui s’affirme, Fondation Schuman, février 2021.

[7] Le FEP a absorbé et remplacé le mécanisme Athéna et la Facilité de soutien à la paix pour l’Afrique.

[8] Pour un aperçu de l’ensemble des opérations et missions conduites dans le cadre de la politique européenne de sécurité et de défense, voir https://www.eeas.europa.eu/eeas/missions-and-operations_en

[9] Pierre Vimont, Les intérêts stratégiques de l’Union européenne, Fondation  Robert Schuman, septembre 2016. 

[10] Richard Youngs, The EU’s Strategic Autonomy Trap, Carnegie Europe, mars 2021.

[11] Le plan « Repower EU » prévoit 72 milliards € de subventions et 225 milliards € de prêts.

[12] Voir European Commission/Joint Research Center, Critical Raw Materials for Strategic Technologies and Sectors in the EU, A Foresight Study, 2020.

[13] Elvire Fabry, Comment l’Europe répond à la rivalité sino-américaine, février 2023.

[14] Une politique commerciale ouverte, durable et ferme, mars 2021.

[15] Voir Yves Bertoncini, Relocaliser en France avec l’Europe, Fondapol, septembre 2020.

[16] Voir Encadrement temporaire de crise et de transition pour les mesures d’aide d’État visant à soutenir l’économie à la suite de l’agression de la Russie contre l’Ukraine, mars 2023.

[17] Voir Yves Bertoncini,op.cit.

[18] Voir Nicolas Dufourcq, La désindustrialisation de la France, Odile Jacob 2022.

[19] Voir Thierry Breton, Un fonds de souveraineté européen pour une industrie made in Europe, septembre 2022.

[20] Yves Bertoncini et Thierry Chopin, Cinq ans après, que reste-t-il du discours de la Sorbonne ? le Grand Con-tinent, septembre 2022.

Quelle « souveraineté européenne » après la déclaration de Versailles ? (robert-schuman.eu)

https://www.linkedin.com/in/yves-bertoncini-europe

Recommandation sur les domaines technologiques critiques (europa.eu)