Le retour de la crise bancaire

Le 8 mars 2023, Silvergate Bank, petite banque régionale américaine spécialiste des cryptomonnaies, a fait faillite. Deux jours plus tard, le 10 mars, Silicon Valley Bank, grosse banque régionale, devenue la seizième banque américaine par la taille de son bilan, dépositaire majeur des liquidités de start-ups et de fonds de venture capital de Californie, a fait faillite. Le 12 mars, Signature Bank (grosso modo la moitié de la taille de Silicon Valley Bank), dont la famille Trump a été cliente jusqu’aux incidents du Capitole, a fait faillite. Trois « bank runs » en quelques jours, alors que tous pensaient que, depuis la crise de 2007 et la re-règlementation massive du secteur bancaire aux Etats-Unis et en Europe, le système bancaire était protégé.

Le mécanisme de ces trois faillites est le même. Prenons le cas de Silicon Valley Bank. Comme son nom l’indique, cette banque est la banque principale de la Silicon Valley, c’est-à-dire dans laquelle les start-ups et les fonds de venture capital de Californie déposent leurs liquidités. Et avec le développement extraordinaire de cette activité jusqu’en 2022, ces liquidités deviennent très importantes.

Il faut en effet comprendre que ces fonds et ces start-ups, qui recherchent de l’argent tout le temps et procèdent sans arrêt a des levées de fonds de plus en plus considérables, ont du coup des liquidités considérables. Les start-ups, en effet, lèvent de l’argent a une certaine date pour financer leur « runway », c’est-à-dire leurs investissements et leur besoin de fonds de roulement pendant une certaine période (un, deux ou trois ans) jusqu’à la levée de fonds suivante. De ce fait, pendant la période intermédiaire, elles déposent ce qu’elles ont levé, et pas encore dépensé, en banque.

De la même façon, les fonds de venture capital prennent un certain temps à dépenser l’argent qu’ils ont levé et, entretemps, déposent leurs liquidités considérables en banque. Les dépôts de la banque croissent ainsi à toute vitesse. Mais une banque comme Silicon Valley Bank ne peut pas développer son activité de crédits aussi vite, tant s’en faut. Donc, elle est contrainte de placer ses actifs, notamment en obligations du Trésor américain, liquides et peu risqués.

Mais les taux montent et, donc, la valeur de ses actifs baissent. Et facteur aggravant, ces obligations sont, pour la plupart, comptabilisées en « hold to maturity », valeur de remboursement à maturité. En effet, ces obligations à leur maturité seront remboursées au pair, donc si la banque les garde jusqu’à leur terme, elle ne perdra pas d’argent.

Mais voilà : en 2022, le secteur des start-ups ralentit. Les levées de capitaux des start-ups ralentissent, les créations de nouveaux fonds aussi, et les dépôts de la Silicon Valley Bank baissent. Vient un moment où il faut ajuster l’actif de la banque et vendre des obligations.

Comme les taux ont monté, et que les obligations qui doivent être cédées ne sont pas arrivées à maturité, il faut prendre une perte. Importante ! Et la Silicon Valley est un village. Les fonds sont investis dans les même start-ups, tout le monde communique de façon instantanée grâce aux messageries, réseaux sociaux et autres applications spécialisées, et les nouvelles, renforcées par la rumeur, se propagent à toute vitesse. La banque a des difficultés, il faut donc être le premier à retirer son argent.

C’est un « bank run » classique, aucun civisme à espérer de qui que ce soit dans ce dilemme du prisonnier classique. Plus les déposants retirent leur argent, plus les obligations doivent être vendues, plus la perte est considérable, la faillite est inévitable. La hausse des taux, conjuguée à la baisse des dépôts, a entrainé une crise de liquidité, comme dans les livres d’histoire.

Dans le cas de Silvergate, même phénomène, mais à partir de cryptomonnaies et non de start-ups. La banque, déjà fragilisée par les pertes prises dans les faillites de sociétés du secteur et dans la disparition des cryptomonnaies correspondantes, telles que FTX, est investie en taux long et subit une diminution de ses dépôts, conjuguée à l’inquiétude croissante de ses clients.

Tout cela étant d’ailleurs aggravé par la mauvaise gestion : vente massive et non anticipée des obligations, gestion approximative de l’ALM (Assets liabilities management) et absence de couverture du risque de taux, voire la malhonnêteté : on parle du délit d’initié classique du dirigeant sentant venir les problèmes.

Crise bancaire et financière ?

Les marchés boursiers s’inquiètent, puis se rassurent. Il s’agit de banques régionales américaines, relativement petites, non systémiques, spécialisées dans des domaines très spécifiques, voire locaux. L’écosystème des start-ups n’a pas suscité la création de petites banques spécialisées ailleurs dans le monde. Joe Biden et son administration réagissent bien, une nouvelle forme de « bail out, » qui ne dit sûrement pas son nom, est inventée pour la modeste somme de 25 milliards de dollars et vogue la galère.

Mais l’Histoire est têtue : le 14 mars, Ammar al-Khudairy, président de la Saudi National Bank, premier actionnaire de Crédit Suisse, annonce que pour des raisons règlementaires, sa banque ne participera pas à l’augmentation de capital de la banque suisse et ne la soutiendra « absolument pas », révélant ainsi l’étendue des difficultés de ce groupe bancaire.

Les difficultés du groupe ne datent pas d’hier, plongent dans de nombreux scandales au fil des ans (Greensill, Archegos, les crédits au Mozambique, la cocaïne bulgare, etc.) en perte de vitesse sur ses marchés de longue date. Et l’on s’aperçoit que les dépôts des clients de Crédit Suisse baissent, à hauteur de 111 milliards de francs suisses (CHF) en 2022, par exemple. Et bien sûr, en Suisse aussi, les taux montent.

Les deux situations ne paraissent pas comparables, mais le sont en fait. Les banques régionales américaines ne sont pas suffisamment règlementées, notamment en termes de gestion de l’ALM, ce qui leur permet une transformation excessive, et une couverture inadéquate du risque de taux. A l’inverse, la banque suisse est aussi règlementée que si elle était dans l’Union européenne. Ses ratios d’ALM et de liquidités sont, aux dires des autorités helvétiques, suffisants.

Le point commun réside dans le fait que ces banques souffrent toutes, pour des raisons diverses, d’une baisse de leur activité et donc d’une diminution de leurs dépôts, ce qui dégrade leur situation financière et finit par inquiéter, accroissant le risque de bank run.

Les autorités des deux côtés de l’océan Atlantique ont pris les mesures adéquates pour juguler la crise : fermeture de la banque et garantie intégrale des dépôts en Californie, ligne de crédit de 50 milliards pour la banque suisse, et cession de celle-ci à UBS, assortie de garanties des autorités de la Confédération helvétique à l’égard de l’acquéreur. La Banque centrale suisse accorde, par ailleurs, une ligne de liquidités allant jusqu’à 100 milliards de francs suisses à UBS et Crédit Suisse.

Pour autant, la rapidité de la remontée des taux accroît le niveau de risque que subissent les banques dont l’activité et les dépôts baissent, notamment si c’est le cas pour des raisons structurelles, en provoquant la nécessité d’une accélération de la réduction de la taille du bilan. Il n’est pas difficile de citer le nom d’autres banques qui pourraient être concernées, notamment en Europe.

Le débat s’ouvre sur les mesures que les autorités devraient prendre pour réduire le risque. Doit-on ralentir la hausse des taux ? Doit en prendre de nouvelles mesures prudentielles de réglementation des banques ?

Le 16 mars, la Banque centrale européenne a choisi de continuer à relever les taux de 50 points de base, répondant ainsi par la négative à la première question. Cette réponse très orthodoxe a contribué à rassurer les marchés. En réalité, il n’y avait pas d’autre réponse possible. D’une part, l’évolution à la marge des taux n’a que peu d’impact sur la question qui nous occupe.

Même si chaque hausse des taux, si elle est répercutée par les marchés sur les taux longs, entraîne une moins-value potentielle supplémentaire sur les actifs des banques, elle ne peut remettre en question la tendance de fond qui est un retour à la normale du niveau des taux, après une période inhabituelle et disruptive de taux nuls ou négatifs. Elle ne joue pas sur la décroissance des dépôts chez telle ou telle banque.

D’autre part, si l’on doit classer les risques macro-économiques par ordre de magnitude et donc de priorité pour les autorités monétaires, on peut considérer que le risque d’inflation est aujourd’hui un risque plus important, et plus dangereux, que celui d’une récession ou celui d’une crise bancaire.

Ce débat est ouvert, les opinions divergent, mais on peut considérer que le retour de l’inflation est structurel, que son accélération n’est pas terminée ; qu’une récession majeure est peu probable, compte tenu des augmentations de productivité liées à l’importance de la révolution industrielle que constitue la digitalisation de l’économie, renforcée par la révolution verte (transformation en profondeur de l’industrie vers des processus et des matériaux décarbonés) et le passage à une économie de guerre (réarmement et remilitarisation) ; et qu’enfin les autorités monétaires disposent de beaucoup d’outils techniques pour résorber les apparitions ponctuelles de situations périlleuses, comme cela vient d’être démontré avec SVB et le Crédit Suisse.

Doit-on renforcer la réglementation bancaire, ou mettre en place de nouvelles mesures ? Là aussi, la question est délicate et le débat est ouvert. En tout premier lieu, il faut se rappeler que la réglementation bancaire se doit d’être mondiale. Depuis la crise de 2007, la surrèglementation européenne, par rapport à la réglementation américaine, et notamment sa mise en œuvre plus rapide, a eu des conséquences dramatiques sur le secteur bancaire européen, notamment en matière d’investment banking.

La part de marché des banques américaines en Europe a pris plus de 20 points, représentant dorénavant 60% du marché, contre 40% en 2007 et éliminant quasiment les banques européennes de certains des secteurs les plus rentables comme l’Equity Capital Market ou le High Yield.

Mais pour autant, les autorités européennes doivent-elles envisager des mesures supplémentaires ? Le travail qui a été fait depuis 2007 a été considérable, les mesures ont été longues à mettre en place, mais transformantes et l’assainissement de l’industrie bancaire est incontestable. Il y a deux domaines de la règlementation qui me semblent s’appliquer principalement : les contraintes en terme d’ALM et les mesures de résolution bancaire. Les contraintes en terme d’ALM sont déjà très significatives et peuvent sans doute, si besoin est, être ajustées quantitativement.

Pour autant, les banques doivent conserver une capacité de transformation (permettre que des dépôts à court terme financent des investissements à long terme), ce qui est fondamentalement leur rôle économique, leur mission.

Parmi ces mesures, les « buffers » de liquidité jouent leur rôle, bien que le statut particulier accordé aux emprunts d’État domestiques soit sujet à controverse et que l’on puisse envisager d’apporter des modifications. Les mesures de résolution bancaire (mesures organisant la liquidation ordonnée d’un établissement financier en défaillance, en protégeant au maximum les dépôts des épargnants et en réduisant au minimum la charge pour les contribuables) n’ont encore, à ma connaissance, jamais été testées.

Dans tous les exemples significatifs depuis 2007, les États ont préféré aider les établissements concernés avec des mesures de soutien à impact fiscal, plutôt que de procéder à des résolutions. Il n’est pas impossible que des résolutions soient mises en œuvre prochainement et on pourra alors juger de leur efficacité. Avant cela, il est sans doute illusoire de vouloir les modifier.

En tout état de cause, le secteur bancaire reste un secteur darwinien où les banques naissent, croissent, décroissent et meurent, fut-ce sur une très longue période. Le retour, un peu rapide, à des niveaux de taux normaux accroît la pression, ainsi que l’augmentation de l’endettement mondial, tant public que privé, et les défaillances d’établissements sont inévitables. Il est illusoire de penser que l’on peut éliminer tout risque de défaillance bancaire et donc de crise bancaire. Reste à savoir l’importance de celle qui se profile.

Le retour de la crise bancaire ? (robert-schuman.eu)