Régulation financière responsable : l’ambition assumée de l’Union européenne

Avec Jazil Lounis, Avocat, Alumnus ESSEC et expert à la filière Affaires économiques du Centre Européen de Droit et Economie (CEDE).

Dans un monde façonné par des interdépendances économiques, écologiques et géopolitiques d’une densité inédite, la régulation financière ne saurait plus se limiter à une mécanique technicienne de correction des asymétries d’informations ou de prévention des risques systémiques. Elle est désormais investie d’une vocation stratégique : devenir un levier de régulation globale, situé à l’intersection des impératifs éthiques, structurels et politiques. Il ne s’agit plus seulement de sécuriser les flux financiers, mais de les orienter activement vers des finalités soutenables, transparentes et responsables.

Deux axes, longtemps appréhendés de manière disjointe, illustrent cette reconfiguration en profondeur. D’un côté, la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT) ; de l’autre, la structuration d’une finance durable, apte à catalyser la transition écologique et à répondre aux exigences de soutenabilité globale. Jadis parallèles, ces dynamiques convergent aujourd’hui autour d’un objectif commun : édifier une architecture régulatrice cohérente, à même de réconcilier efficacité économique, intégrité institutionnelle et responsabilité sociétale. L’Union européenne (UE), en redéfinissant ses instruments et en étendant le périmètre de son action, s’efforce d’incarner ce nouveau paradigme de régulation financière responsable.

Renforcer l’intégrité des flux financiers à l’échelle de l’Union

Depuis la première directive adoptée il y a plus de trente ans, l’UE a constamment ajusté son arsenal juridique pour faire face à une criminalité financière en mutation constante. Et pour cause, des structures opaques, adossées à des États ou à des organisations, exploitent les vulnérabilités du système financier pour contourner les sanctions, blanchir des fonds ou financer des opérations d’influence. Ces mécanismes visent souvent à infiltrer des secteurs stratégiques (énergie, technologie ou encore infrastructures) et participent à une logique de déstabilisation insidieuse. Face à de tels risques systémiques, la réponse ne peut être qu’européenne et intégrée. Cela étant, les disparités d’application entre États membres et les capacités hétérogènes des autorités nationales ont contribué à une inefficacité structurelle. Europol estime qu’une part notable du PIB européen pourrait être liée à des activités suspectes, un constat alarmant qui exigeait une réponse forte.

C’est dans ce contexte que, dès juillet 2019, la Commission européenne dresse un diagnostic sans équivoque : les dispositifs existants de supervision se révèlent partiellement inopérants, en particulier en matière de coopération entre cellules de renseignement financier et de surveillance transfrontalière. L’objectif désormais affiché est clair : centraliser, harmoniser et superviser directement. C’est désormais chose faite avec le paquet AML, adopté en juin 2024, qui marque un tournant majeur dans la LCB-FT. L’élément phare du paquet AML est la création de l’Autorité européenne de LCB-FT (AMLA). Basée à Francfort, l’AMLA sera chargée de superviser directement des entités à haut risque, tout en coordonnant l’action des régulateurs nationaux. Son mandat excède la simple rationalisation administrative en s’érigeant comme un outil de prévention stratégique. En rompant avec une logique strictement réactive, l’UE cherche à se doter d’une capacité d’anticipation cohérente avec la nature transnationale des menaces actuelles.

Cette avancée n’est pas qu’institutionnelle puisqu’elle reflète un changement de paradigme. Les flux financiers ne sont plus considérés comme de simples objets de régulation. Ils deviennent un levier géopolitique stratégique dans un contexte marqué par des tensions hybrides, des conflits diffus et une intensification des rivalités économiques. Ce mouvement s’inscrit donc dans une dynamique plus large de réappropriation des instruments de puissance économique. L’AMLA, dans cette perspective, s’affirme comme un instrument essentiel de souveraineté économique.

Cette nouveauté significative s’accompagne de la mise en œuvre de la sixième directive anti-blanchiment et du règlement AMLR. Ces outils instaureront une harmonisation renforcée des règles de LCB-FT à l’échelle de l’UE.

La LCB-FT devient ainsi un point de jonction entre sécurité intérieure, intégrité financière et autonomie stratégique. À mesure que les interdépendances financières deviennent autant de vecteurs de vulnérabilité, l’UE entend se doter d’une régulation plus réactive et coordonnée.

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Structurer la finance durable dans un monde en mutation

Parallèlement à la sécurisation des flux, l’UE déploie une architecture réglementaire ambitieuse pour orienter les capitaux vers une économie durable. Les enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) redéfinissent les fondements de la finance en Europe.

Porté par une régulation structurante et des attentes sociétales accrues, le cadre européen impose une transformation en profondeur des pratiques. La directive CSRD, qui concerne la publication d’informations en matière de durabilité, introduit le principe de double matérialité : elle impose d’évaluer à la fois l’impact des enjeux ESG sur la performance de l’entreprise et l’impact des activités de l’entreprise sur l’environnement. Dans le même esprit, le règlement SFDR requiert de prendre en compte les critères ESG dans les produits financiers. Complétant ce socle, la taxonomie verte européenne définit des critères techniques permettant de qualifier une activité économique comme durable sur le plan environnemental. À ces textes s’ajoutent d’autres mesures complémentaires : la directive CRD6 intègre les risques ESG dans le cadre prudentiel ; le règlement Benchmark complété établit des indices alignés sur les objectifs climatiques ; la directive MIF 2 révisée impose une prise en compte des préférences de durabilité des investisseurs ; ou encore le règlement EuGB qui fixe les bases d’un label européen pour les obligations vertes. L’ensemble forme une matrice réglementaire cohérente, articulant transparence et orientation des flux vers des objectifs de long terme.

Ce cadre transforme en profondeur les pratiques financières. L’intégration des risques ESG devient une exigence structurelle. Il ne s’agit plus simplement de se conformer à une obligation, mais de penser la finance comme vecteur de transformation. Plus encore, comme le souligne le rapport de Mario Draghi sur la compétitivité européenne, la finance durable est appelée à être un levier capital au service de l’autonomie stratégique de l’UE. L’UE s’efforce ainsi de se positionner en leader mondial de la finance durable. Toutefois, cette ambition se heurte à un contexte international marqué par des asymétries normatives. Les États- Unis, en particulier, privilégient une approche fondée sur le volontariat et les standards privés.

Le contraste est flagrant : tandis que l’UE impose des obligations strictes, les États-Unis affichent un recul stratégique, amplifié par le retour de Donald Trump à la présidence et ses positions climatosceptiques. Et pour cause, peu de temps après son élection, plusieurs banques majeures ont quitté la Net-Zero Banking Alliance (NZBA), et BlackRock, plus grand gestionnaire d’actifs au monde, s’est retiré de la Net Zero Asset Managers Initiative (NZAM). Face à ces dissensions, l’UE poursuit sa stratégie de puissance normative. Fort de précédents tels que l’internationalisation des normes IFRS, le projet européen vise à instaurer un référentiel mondial en matière de finance durable. Cette ambition, toutefois, implique de maintenir un équilibre délicat entre leadership réglementaire et attractivité économique. En effet, l’écart croissant entre les standards européens et ceux de ses partenaires commerciaux soulève un risque réel d’érosion de la compétitivité. Dans cette perspective, la Commission européenne a présenté le paquet « omnibus », visant à simplifier des textes tels que la directive CSRD et le règlement sur la taxonomie, afin de renforcer la compétitivité et d’alléger les charges réglementaires. Cela a néanmoins suscité des critiques de certaines ONG, qui y voient un possible affaiblissement des exigences réglementaires.

Dès lors, le cœur du défi ne réside plus dans la formulation d’une ambition en faveur d’une finance durable, mais bien dans les modalités concrètes de sa mise en œuvre stratégique. Il s’agit de conjuguer rigueur normative, cohérence politique et résilience économique. C’est dans cette articulation subtile que réside, concrètement, l’avenir de la finance durable européenne.

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La régulation financière européenne : un modèle de responsabilité et de durabilité pour l’avenir

En consolidant ses dispositifs de lutte contre les flux financiers illicites et en élaborant un cadre normatif ambitieux en matière de finance durable, l’UE façonne une vision exigeante et responsable de la régulation financière. Dans un environnement géopolitique fragmenté, marqué par des tensions systémiques croissantes, ces deux dynamiques ne peuvent être appréhendées de manière isolée. Elles participent d’une stratégie globale visant à ériger la régulation financière en levier de souveraineté, vecteur d’influence et pilier de stabilité. À condition de maintenir la cohérence de ses ambitions, l’UE dispose aujourd’hui d’une opportunité rare : ériger une finance durable, éthique et stratégiquement alignée sur les grands défis de ce siècle.

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Références :