Qu’est-ce que le projet d’impôt mondial sur les multinationales ?

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En avril, la proposition américaine de taxer les multinationales à 21 % partout dans le monde a donné un coup d’accélérateur aux négociations internationales contre l’évasion fiscale des entreprises. Cet impôt mondial, qui pourrait mettre fin aux paradis fiscaux, aurait des répercussions importantes en Europe.

Une agence de la Cayman National Bank à George Town, capitale et centre financier des îles Caïmans, considérées comme un paradis fiscal – Crédits : robyvannucci / iStock

“Ensemble, nous pouvons instaurer un impôt minimum mondial pour assurer la prospérité de l’économie mondiale sur la base de règles du jeu plus équitables”. Le 5 avril, la secrétaire d’Etat américaine au Trésor Janet Yellen proposait de “mettre fin à la course vers le bas” en matière d’impôt sur les sociétés avec un principe simple : dès qu’une multinationale paiera moins de 21 % d’impôts à l’étranger, son pays d’origine récupèrera la différence. Un tel système obligera, par exemple, une entreprise américaine aujourd’hui taxée à 12,5 % en Irlande à reverser 8,5 % d’impôts supplémentaires aux Etats-Unis.

Paradoxalement, ce qui s’annonce comme une révolution fiscale a été initié par l’administration Trump, dont le mandat a été plutôt marqué par d’importantes baisses d’impôts. Depuis 2017 en effet, les entreprises américaines sont déjà taxées à l’étranger, à deux différences près toutefois avec le projet actuel : le taux en vigueur est de 10,5 % et non 21 %, tandis que les profits sont imposés en moyenne et non pays par pays. Ainsi, une multinationale dont les profits sont domiciliés pour moitié en France (taxés à 30 %) et pour l’autre moitié aux îles Caïman (0 %) est quitte : son taux moyen d’imposition dépasse déjà les 10,5 %. Avec un système pays par pays en revanche, elle aurait dû verser 10,5 % d’impôts aux Etats-Unis sur ses profits enregistrés aux îles Caïman.

Des “chances de succès élevées”

Le projet de l’administration Biden doit maintenant être débattu au Congrès américain, probablement au début de l’été. Le taux de 21 % n’y fait pas consensus, ni même le principe d’une taxation pays par pays. Mais ces propositions ont relancé les négociations entre 139 pays sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et du G20, inaugurées en 2016. Celles-ci étaient jusque-là bloquées par les hésitations américaines et leur refus de viser spécifiquement les entreprises du numérique comme le souhaitait l’Europe. 

Outre le changement de doctrine américaine, la pandémie de Covid-19 a conduit beaucoup d’Etats à mobiliser des dépenses publiques conséquentes, y compris pour aider les multinationales qui parviennent à éviter l’impôt. Et l’Europe comme les Etats-Unis ont besoin de financer leurs plans de relance. En février 2020, l’OCDE estimait qu’un impôt minimum mondial de 12,5 % – l’ancienne base des discussions – permettrait aux Etats de récupérer plus de 100 milliards de dollars par an. Avec un taux avoisinant les 21 %, c’est donc une somme bien plus importante qui pourrait faire son retour dans les caisses nationales.

Dès lors, les “chances de succès sont très élevées”, a estimé devant des sénateurs français le directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE, Pascal Saint-Amans. “Les défis sont nombreux, avec 139 pays impliqués sur un pied d’égalité, ce qui complique la gestion, mais il y a une réelle volonté de progresser”. Un accord à l’OCDE fin juin n’est pas exclu, avant la réunion des ministres des Finances du G20 début juillet à Venise puis celle des chefs d’Etat et de gouvernement en octobre. Auquel cas l’impôt mondial pourrait s’appliquer dès le 1er janvier 2023, espère M. Saint-Amans. 

Depuis une décennie, plusieurs mesures limitant l’évasion fiscale des entreprises ont été prises sous l’égide de l’OCDE et du G20, dont le “cadre inclusif BEPS” rassemblant aujourd’hui 139 pays. Un grand nombre d’entre eux ont modifié leurs régimes fiscaux pour les rendre moins “dommageables” vis-à-vis de leurs partenaires, procèdent à des échanges automatiques de renseignements (fin du secret bancaire), obligent leurs entreprises à déclarer le montant des impôts payés dans l’ensemble des pays où des filiales exercent une activité (reporting pays par pays) ou encore à payer une TVA sur la vente de produits en ligne. 

De manière plus générale, l’érosion de la base d’imposition des Etats, contre laquelle luttent l’OCDE et le G20, est en partie due à l’effondrement de l’impôt sur les sociétés depuis plusieurs décennies. Un phénomène initié par le tournant libéral des années 1980, amplifié par la digitalisation de l’économie et encore accentué avec la crise économique de 2008. Au niveau mondial, le taux moyen d’impôt sur les sociétés est passé de 45 % dans les années 1980 à 20 % aujourd’hui, souligne dans Le Monde le professeur d’économie à Berkeley Gabriel Zucman. Ce qui réduit d’autant la capacité des Etats à financer des dépenses publiques, fait peser l’essentiel du poids de l’impôt sur les individus et accroît les inégalités.

Les “grands vainqueurs de la mondialisation” dans le viseur

Pour faciliter les négociations, l’administration Biden a également proposé de remettre à plat l’autre “pilier” du projet de l’OCDE : celui-ci vise à taxer les multinationales non plus en fonction de leur seule présence physique dans un pays mais des activités – et des bénéfices – qu’elles y réalisent. Une entreprise ne pourrait ainsi plus artificiellement domicilier ses revenus tirés de ses activités dans plusieurs pays dans des Etats à fiscalité avantageuse. Les Etats-Unis ne veulent pas d’une taxe spécifique au secteur du numérique, dominé par les entreprises américaines. Une taxe que poussait l’Europe – la France en particulier – et qui servait jusque-là de base aux discussions. Le gouvernement Biden a quant à lui proposé d’élargir cette imposition aux “grands vainqueurs de la mondialisation”, soit les quelques sociétés qui concentrent aujourd’hui l’essentiel des profits mondiaux. Celles-ci pourraient désormais être taxées par les Etats dans lesquels elles réalisent leurs profits.

Une centaine d’entreprises pourraient être concernées, selon le seuil de chiffre d’affaires retenu – les discussions tourneraient actuellement autour d’un montant de 20 milliards de dollars. Il s’agit des grandes entreprises américaines du numérique, mais également de sociétés d’autres secteurs et d’autres continents (en Asie et en Europe pour l’essentiel, le géant français du luxe LVMH étant par exemple cité). Ce sont ainsi entre 400 et 600 milliards de dollars d’impôts qui pourraient faire l’objet d’une réallocation entre pays sur cette base, selon l’OCDE. 

Concurrence fiscale européenne

Au sein de l’Union européenne, les quelques tentatives visant à limiter le dumping fiscal n’ont peu ou pas abouti, les propositions en la matière devant être adoptées à l’unanimité des Etats membres. En témoigne le projet d’harmonisation de l’assiette fiscale des sociétés (ACCIS) : lancé par la Commission en 2016 pour fixer une “base taxable” des entreprises commune aux Etats membres, c’est-à-dire les revenus pris en compte pour calculer cette taxe sans même parler d’un taux commun, il a été enterré par le blocage de quelques Etats.

Les pays qui parviennent à tirer parti de la concurrence fiscale pour attirer les entreprises ont en effet tout intérêt à maintenir le statu quo. A côté de la France et de l’Allemagne dont les taux effectifs moyens d’impôt sur les sociétés avoisinent les 30 %, de plus petits pays comme l’Irlande (12,5 %), la Bulgarie (10 %) ou encore la Hongrie (9 %) pratiquent des taux deux à trois fois moins élevés. Sans compter les nombreux “accords de complaisance” qui permettent, dans certains Etats, aux entreprises d’échapper à tout ou partie de cet impôt. 

La société Apple par exemple, qui comme beaucoup d’autres entreprises du numérique a son siège européen en Irlande, n’y a longtemps payé que 1 % d’impôt, l’essentiel de ses bénéfices étant enregistrés aux Bermudes. Et la presse a révélé, à travers des enquêtes comme LuxLeaks et OpenLux, les montages dont bénéficiaient de nombreuses entreprises au Luxembourg. 

Selon l’ONG Tax Justice Network (qui s’appuie sur les chiffres de l’OCDE), les pays européens auraient, dans l’ensemble, perdu près de 80 milliards de dollars de recettes fiscales en 2020 en raison de l’évasion fiscale des entreprises (celle des particuliers, sur laquelle la coopération internationale est bien moins avancée, dépasserait quant à elle les 100 milliards de dollars). La France en est l’un des principaux perdants, avec plus de 14 milliards de dollars de recettes qui lui ont échappé cette année. 

Une révolution pour l’économie mondiale ?

Un accord international rassemblant un nombre conséquent de pays, dont les Etats-Unis et d’autres membres du G20, pourrait avoir de profondes répercussions sur l’ensemble du monde, y compris sur les Etats non signataires. Car avec un impôt mondial, les entreprises qui déclarent leurs bénéfices dans des paradis fiscaux seraient, in fine, taxées par leur pays d’origine.

Les paradis fiscaux n’auraient alors plus d’intérêt pour ces entreprises, qui seraient taxées à des taux équivalents quels que soient le pays dans lesquels elles sont implantées. La concurrence fiscale entre Etats n’aurait plus d’effet, anticipe l’OCDE, ce qui pousserait les Etats – notamment européens – à aligner leurs régimes fiscaux. Et à jouer sur d’autres facteurs pour attirer les entreprises : infrastructures, niveau d’éducation, recherche mais aussi coût du travail.

Avec cet accord, le projet de taxe européenne sur le numérique (ou “taxe GAFA”) devrait par ailleurs être profondément remanié. Cette nouvelle ressource budgétaire, prévue pour 2023, doit contribuer au remboursement du plan de relance européen de 750 milliards d’euros. Ce nouvel instrument permettrait néanmoins de rapporter quelque 17 milliards d’euros au budget de l’Union, selon les estimations de la Commission. Les pays qui ont mis en place leur propre taxe nationale sur les GAFA, comme la France, l’Autriche ou l’Espagne, pourraient également les abandonner. 

Accord européen ? 

En Europe, les positions sur ce nouveau projet sont partagées. Après avoir plaidé pour maintenir le taux minimum de 12,5 % qui servait de base aux précédentes discussions, le ministre français de l’Economie Bruno Le Maire s’est prononcé en faveur du seuil fixé à 21 % “si tel était le résultat de négociations”. En cas d’accord international, la France souhaite faire adopter une directive européenne sur le sujet lors de sa présidence du Conseil de l’Union au premier semestre 2022, et retirer sa taxe GAFA.

En Allemagne, le ministre des Finances Olaf Scholz a qualifié la proposition américaine de véritable “percée”. Mais dans les pays à la fiscalité plus avantageuse, les réactions sont moins enthousiastes. L’Irlande et plusieurs pays de l’Est sont hostiles au projet lui-même, mais le Luxembourg et les Pays-Bas, Etat ayant profondément réformé son système fiscal depuis quelques années, y seraient plutôt favorables, selon Pascal Saint-Amans. 

“Cette proposition va incontestablement dans le bon sens”, a quant à lui réagi le commissaire européen au Marché intérieur Thierry Breton début avril. Avec cette taxe, “on va sortir de cette situation” des paradis fiscaux, dont Thierry Breton “espère” la fin. L’exécutif européen veut lancer, d’ici à 2023, une réforme de la répartition des droits d’imposition entre les Etats membres. Intitulée “BEFIT”, cette initiative viserait à traduire le premier pilier de la réforme de l’OCDE, et remplacerait le projet avorté d’ACCIS.

Dans une résolution du 29 avril 2021, les députés européens ont à leur tour salué la proposition américaine et appelé la Commission à présenter “une proposition sur une taxe sur les services numériques et une feuille de route de la Commission avec différents scénarios, avec ou sans accord de l’OCDE”.

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