Après l’Ukraine, la Russie prépare la guerre d’Europe

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La guerre en Ukraine est-elle vraiment un conflit isolé ? À mesure que les tensions s’intensifient et que Moscou multiplie les signaux d’une ambition géopolitique plus large, la question devient incontournable : l’Europe est-elle prête pour ce qui pourrait suivre ? L’Ukraine a servi de théâtre à une guerre qui dépasse ses frontières, une guerre de modèles, de souveraineté et d’influence. Pourtant, malgré des milliards dépensés, des sanctions imposées et des armes livrées, l’Union européenne reste désunie sur l’essentiel : sa défense.

Et si, après l’Ukraine, la Russie tournait son regard vers d’autres parties de l’Europe ? Avec quelle armée, quelle stratégie, quelle unité pourrions-nous répondre ? Le récent rapprochement entre Washington et Moscou, illustré par des négociations en l’absence de l’UE, devrait servir d’alerte. L’Europe, pilier financier du soutien à Kyiv, risque une fois encore d’être reléguée au rôle de spectatrice dans un conflit qui la concerne au premier chef.

Faut-il continuer à dépendre des États-Unis, dont la politique étrangère fluctue au gré des administrations ? Faut-il attendre une nouvelle agression pour enfin réaliser que l’autonomie stratégique de l’Europe n’est pas une utopie, mais une nécessité ? L’idée d’une défense commune européenne n’a jamais été aussi cruciale. Sinon, qui protégera Riga, Varsovie ou même Berlin si demain Moscou pousse plus loin ses ambitions ?

Car la véritable question n’est pas si, mais quand.

Article

À l’heure où s’engage entre les États-Unis et la Russie une négociation à l’issue incertaine, où un défaitisme inquiétant semble prendre le dessus en Europe, il faut parvenir à regarder avec lucidité et réalisme les intentions et les motivations profondes du président russe. 

C’est pour nous une question stratégique existentielle. Pour cela il faut dégager les biais d’analyse et les vœux pieux qui prévalaient il y a trois ans, à la veille de l’invasion, quand nombre d’experts des relations internationales affirmaient que l’armée russe n’envahirait pas l’Ukraine. Jugeant des intentions adverses à l’aune de leur propre rationalité, ils en voulaient pour preuve qu’elle n’en avait pas les moyens et que le Kremlin n’y avait de toute façon pas intérêt. Ils estimaient aussi que la posture russe était par nature défensive et réactive et non offensive et agressive. 

De même, il est tentant — et rassurant — aujourd’hui de tenir pour acquis que le Kremlin voudrait mettre fin à la guerre en Ukraine et qu’il pourrait se satisfaire d’un arrangement reconnaissant la souveraineté russe sur les territoires conquis depuis 2014. L’argumentaire est en apparence tout aussi raisonnable  : la Russie aurait intérêt à mettre fin à la guerre car sa situation macroéconomique se dégrade et que l’armée russe n’a plus les moyens de soutenir la même intensité de combat  ; elle aurait, de plus, déjà essuyé une défaite stratégique en raison de l’élargissement de l’OTAN à la Suède et à la Finlande, de sa perte d’influence dans l’espace post-soviétique et de sa dépendance sans précédent à la Chine. 

Un examen approfondi de la Russie — des positionnements du président russe et des figures qui définissent aujourd’hui la doctrine du Kremlin — suggère plutôt le contraire. 

Il y a lieu de douter de la possibilité d’un règlement rapide du conflit en Ukraine et d’un retour durable à la paix en Europe. Les objectifs maximalistes de départ n’ont quasiment pas été révisés, les moyens économiques et humains mobilisés sont loin d’être épuisés et la brutalité guerrière en Ukraine — de même que les actions subversives en Europe — n’a cessé de s’amplifier, dans un effort de coercition permanent. L’armée russe a certes subi une très forte attrition en hommes et en matériels en 2024, mais elle conserve des capacités de régénération et l’ascendant sur le champ de bataille.

Le Kremlin se sert de la guerre non pas seulement pour conquérir et subjuguer l’Ukraine, mais pour militariser la société russe et transformer l’ordre mondial. Voudra-t-il interrompre cette machine de guerre sur laquelle reposent ses grands desseins, les investissements dans l’appareil de défense et un nouveau « contrat social » fondé sur la mobilisation permanente  ? Les paramètres économiques, militaires et socio-politiques que nous prenons ensemble dans cette étude montrent tous que l’effort militaire — et donc le danger — s’inscrivent dans la durée. Les Européens seraient avisés de prendre au mot le ministre russe de la Défense lorsqu’il envisage, en présence de Vladimir Poutine, la possibilité d’un conflit avec l’OTAN en Europe d’ici à dix ans 1.

Les objectifs maximalistes de départ n’ont quasiment pas été révisés, les moyens économiques et humains mobilisés sont loin d’être épuisés et la brutalité guerrière en Ukraine n’a cessé de s’amplifier, dans un effort de coercition permanent.Céline Marangé

L’ambivalence des indicateurs économiques

Avant d’examiner les intentions du Kremlin, voyons d’abord dans quelle mesure ses moyens sont contraints et si les obstacles rencontrés sont assez graves pour infléchir sa volonté. 

L’état de l’économie russe suscite des débats  : des fragilités macroéconomiques sont apparues ces derniers mois, sans que soit remise en cause la priorité accordée à la défense et à l’effort de guerre, de sorte qu’on peut s’interroger sur la soutenabilité du modèle. Une autre difficulté tient au manque de fiabilité des sources et à la manipulation des données statistiques.

L’économie russe a bien mieux résisté aux sanctions que prévu. Après avoir subi une contraction de 1,9  % en 2022, le PIB russe a connu un rebond important dès l’année suivante. Sa croissance était de 4,1  % en 2023 et en 2024 d’après Rosstat, l’agence publique russe de statistiques. En 2022, une forte hausse des prix du pétrole a permis de dégager près de 200 milliards de dollars d’excédent budgétaire, alors que le coût de la guerre était estimé à 150 milliards de dollars par an 2. Depuis, les revenus tirés de la vente des hydrocarbures se sont réduits, notamment en raison des sanctions, même s’ils restent significatifs. Après avoir atteint le chiffre record de 590 milliards de dollars en 2022, ils s’établissaient en 2024 à 113,2 milliards de dollars (11,13 trillions de roubles au taux de change de janvier 2025) 3.

Les choix budgétaires opérés à l’automne 2024 indiquent clairement que la priorité est à la poursuite de la guerre. Il est prévu que le budget de la défense augmente de 25  % en 2025 par rapport à 2024  ; il dépassera la somme des dépenses allouées à la politique sociale, à la santé, à l’éducation et au soutien de l’économie 4. En 2025, 8  % du PIB sera consacré à la défense et à la sécurité nationale. Les dépenses de défense stricto sensu (sans la sécurité nationale) représenteront environ 137 milliards de dollars (13,5 trillions de roubles, contre 4,7 trillions de roubles en 2022).

La Russie présente un taux d’endettement plutôt bas. La dette du gouvernement fédéral ne dépassait pas 13  % en 2024 — par comparaison, la dette publique de la France se montait, l’an dernier, à 112  % du PIB. La dette extérieure russe représentait 1,4  % du PIB en 2024 5. De sources russes, le budget fédéral a connu un déficit de 1,7  % du PIB en 2024 (contre 6,1  % du PIB en France qui n’est pas en guerre). Cela dit, il est difficile à la Russie de financer un déficit même faible. Récemment, plusieurs indicateurs se sont dégradés  : le rouble a décroché  ; l’inflation est forte, supérieure aux 9,5  % déclarés officiellement  ; les taux directeurs ont été relevés à 21  % pour tenter de juguler l’inflation  ; les taux de crédit immobilier peuvent dépasser 30  %. Cette situation a suscité de la part d’hommes d’affaires influents des critiques acerbes à l’encontre de la directrice de la Banque centrale, Elvira Nabioullina, auparavant encensée. Sergueï Tchemezov, le directeur du conglomérat de défense Rostec, un ancien agent du KGB proche du président russe, a même mis en garde contre la possible faillite de nombreuses entreprises 6.

Les Européens seraient avisés de prendre au mot le ministre russe de la Défense lorsqu’il envisage, en présence de Vladimir Poutine, la possibilité d’un conflit avec l’OTAN en Europe d’ici à dix ans.Céline Marangé

Parmi les économistes, les avis divergent sur l’interprétation à donner à ces mauvais chiffres. Certains estiment que les sanctions commencent à porter leurs fruits et que l’économie russe pourrait bientôt entrer en stagflation, en raison de sa dépendance aux importations et du coût du crédit. D’autres, sans minimiser les difficultés, soulignent sa résilience aux chocs extérieurs, attribuée à son faible taux d’endettement, à ses capacités de financement interne, à la baisse de la part des hydrocarbures dans les revenus fiscaux du gouvernement fédéral, mais aussi à la vitalité du secteur privé et à l’augmentation du nombre d’entreprises depuis 2022 7. Dans ces conditions d’incertitude, il est prudent de considérer que ces difficultés ne sont pas de nature à modifier à court terme le calcul du Kremlin sur la guerre en Ukraine et que l’économie russe reste assez robuste pour porter l’effort de guerre pendant encore plusieurs années. 

La guerre a par ailleurs constitué un effet d’aubaine pour beaucoup de Russes. Les soldes des militaires combattant sur le terrain ukrainien (3 000 dollars par mois) sont huit fois supérieures au salaire moyen en province. Cet afflux d’argent a provoqué un boom de la construction dans des contrées pauvres et reculées 8. Aussi les autorités peuvent-elles craindre le contrecoup social d’une démobilisation rapide. Parmi les élites, les conséquences de la guerre ont également présenté des opportunités d’enrichissement. Près de 1 000 entreprises occidentales ont quitté la Russie après 2022 9. En représailles des sanctions occidentales, les autorités russes les ont empêchées de vendre leurs actifs à plus de 5  % du prix réel  ; beaucoup ont même dû les céder pour un rouble symbolique 10. Le média russe indépendant The Bell a recensé les 100 rachats d’entreprises occidentales les plus lucratifs et classé les 41 plus gros acquéreurs : parmi eux figurent des proches du président russe, mais aussi des personnes peu en vue, devenues milliardaires en dollars grâce à la guerre en Ukraine.

Ces expropriations rendent la rupture des liens économiques avec les pays occidentaux sinon irréversible du moins durable  ; elles obèrent, en plus, la capacité de Moscou à attirer des investisseurs.

Les investissements directs étrangers en Russie ont atteint, en 2024, leur plus bas niveau depuis quinze ans, y compris venant de « pays amis » comme la Chine, en raison de la crainte qu’inspirent les sanctions secondaires américaines. Leur levée, dans le cadre de la négociation russo-américaine, donnerait un certain répit à l’économie russe. 

Les soldes des militaires combattant sur le terrain ukrainien (3 000 dollars par mois) sont huit fois supérieures au salaire moyen en province.Céline Marangé

L’asymétrie des moyens militaires

La volte-face de Washington en faveur de Moscou et la suspension probable de l’aide militaire américaine à l’Ukraine accentuent la différence de profondeur stratégique entre les deux belligérants. Les ressources financières, matérielles et humaines dont dispose Moscou sont supérieures à celles de Kyiv — à moins que les Européens augmentent encore leur soutien. Reste à savoir si elles suffisent pour envisager, après une pause opérationnelle, une nouvelle attaque d’ampleur sur l’Ukraine ou encore une guerre contre l’OTAN dans quelques années.

Suivant la doctrine soviétique, l’armée russe ne cherche pas seulement à éliminer les forces adverses, mais à anéantir l’intégralité du système ennemi, de façon à lui enlever la capacité et la volonté de poursuivre le combat. Elle fait un usage massif et indiscriminé des feux sur le front, tout en multipliant les attaques sur l’arrière, dans une stratégie assumée de terreur à l’égard des civils ukrainiens et de pression vis-à-vis des autorités ukrainiennes et des partenaires internationaux de l’Ukraine. Depuis le mois de mars 2024, des milliers de bombes planantes, dont le guidage est amélioré par des drones de reconnaissance, ont été utilisées pour détruire les infrastructures critiques ukrainiennes, entrainant des alertes permanentes, des coupures d’électricité et un ralentissement marqué de l’activité économique. Touché par plus de 1 000 attaques depuis 2022, le réseau électrique dépend désormais à 70  % de trois centrales nucléaires et menacerait de s’effondrer 11.

La Russie, pays de 140 millions d’habitants, déploie désormais 570 000 hommes sur le terrain ukrainien, contre 150 000 au début de son invasion. De sources officielles, l’Ukraine, pays d’aujourd’hui 22 millions d’habitants, dispose pour sa part d’une armée de 880 000 hommes 12. Les pertes humaines et matérielles sont colossales des deux côtés. Mark Rutte, le nouveau secrétaire général de l’OTAN, estime que le nombre de tués et de blessés a dépassé le million. En 2024, année particulièrement meurtrière, la moyenne mensuelle des personnels militaires mis hors de combat se situait entre 30 000 et 35 000 hommes pour chaque camp. Il existe plusieurs méthodes pour évaluer les pertes, aucune n’étant parfaitement fiable  : on peut les déduire du nombre de matériels perdus sur le champ de bataille, recenser les avis de décès ou calculer la surmortalité des hommes dans l’enregistrement des testaments. 

Selon l’expert militaire russe Pavel Luzin, l’armée russe comptait, en janvier 2025, 700 000 tués, blessés et portés disparus  ; les pertes irréversibles (morts et blessés graves qui ne reviendront pas au combat) se montaient à 400 000. Parmi eux, on comptait 5 400 officiers tués, en majorité des officiers subalternes d’un grade équivalent à lieutenant ou capitaine dans l’armée française 13. Sachant qu’il y a en général un mort pour trois blessés, ces chiffres sont cohérents avec le décompte effectué par le média indépendant russe Mediazona qui a dénombré, à partir de sources ouvertes, 91 059 militaires russes tués en Ukraine, identifiés et enterrés entre février 2022 et juin 2024, et qui estime, en se fondant sur la méthode des déclarations de succession, qu’il y avait déjà au moins 120 000 tués en juin 2024 14

Suivant la doctrine soviétique, l’armée russe ne cherche pas seulement à éliminer les forces adverses, mais à anéantir l’intégralité du système ennemi, de façon à lui enlever la capacité et la volonté de poursuivre le combat.Céline Marangé

Dans ces conditions d’attrition, la capacité de régénération est primordiale. À l’été 2024, l’armée russe a perdu, pour la première fois, la supériorité des feux. Ses ressources d’artillerie s’épuisent, ce qui la contraint à puiser dans les stocks soviétiques et à s’approvisionner auprès d’alliés. La Corée du Nord lui aurait fourni au moins six millions d’obus, ainsi que des centaines de missiles  ; elle met désormais des troupes à disposition. L’Iran lui a déjà vendu des milliers de drones Shahed 136 et lui a livré 200 missiles balistiques de moyenne portée à l’été 2024. Cette coopération militaire contribue à une interconnexion croissante des foyers de tension, tout en étant révélatrice des limites de la base industrielle de défense russe. Les usines d’armement peuvent difficilement augmenter leurs capacités de production, sauf pour les drones, à moins de réduire les exportations ou de convertir des usines civiles 15. Elles souffrent notamment d’un déficit de main-d’œuvre  ; en octobre 2024, le taux de chômage se situait à 2,3  % — un record depuis 1992 — et 1,6 million d’emplois étaient à pourvoir 16.

Malgré tout, l’armée russe a acquis une expérience unique, en particulier dans le maniement des drones de tous types, le guidage des missiles et des bombes planantes ou la guerre électronique  ; elle s’est aussi transformée en profondeur pour devenir une force de combat, certes hétéroclite, mais puissante, constituée de soldats professionnels, de volontaires, de mercenaires, de mobilisés, de conscrits et, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, de prisonniers de droit commun.  L’âge maximal de la conscription est passé de 27 à 30 ans. Un effort législatif significatif a accompagné ce changement. La nomination d’Andreï Belousov, ancien conseiller du président pour les questions économiques et ancien vice-Premier ministre, à la tête du ministère de la Défense, ainsi que l’arrestation ou le limogeage d’une quinzaine de hauts gradés et de hauts fonctionnaires, marquent la volonté de combattre la prévarication. Le nouveau ministre a notamment pour mission d’améliorer la préparation opérationnelle des combattants, d’accélérer la régénération de l’outil de défense et de renforcer l’efficacité de la production des drones et des munitions 17.

Enfin, le recrutement se poursuit à un rythme élevé, ce qui permet à l’armée russe de combler ses pertes, mais non d’augmenter ses effectifs. La Russie aurait incorporé 300 000 recrues en 2024. L’objectif annoncé par Vladimir Poutine est de porter les forces russes à 1,5 million d’hommes en recrutant 350 000 militaires supplémentaires 18. D’où la hausse des primes à l’engagement et le recours toujours plus fréquent à des mercenaires étrangers  ; d’où aussi la forte contrainte exercée sur les prisonniers et les personnes en détention provisoire pour qu’ils s’enrôlent dans l’armée  ; d’où enfin les pressions faites sur les conscrits (260.000 par an) pour qu’ils signent un contrat d’engagement dès leur incorporation. 

L’armée russe a acquis une expérience unique, en particulier dans le maniement des drones de tous types, le guidage des missiles et des bombes planantes ou la guerre électronique.Céline Marangé

Alors qu’en Ukraine, des experts militaires sonnent l’alarme sur le manque d’infanterie et des problèmes de commandement 19 et que des figures de la société civile, comme Taras Tchmout, le directeur de la fondation Come Back Alive, appellent en vain à abaisser l’âge du recrutement de 25 à 20 ans, l’armée russe prévoit de recruter des dizaines de milliers de prisonniers en 2025. Tout bien considéré, en dépit des limites de la production militaro-industrielle, le Kremlin accepte les sacrifices pour atteindre ses objectifs de guerre  ; il consent à essuyer des pertes considérables et à subir des préjudices économiques. 

La question est de savoir pour combien de temps il le peut encore.

L’impérialisme et le revanchisme pour raisons d’être

Un enchevêtrement de motivations sécuritaires et identitaires a conduit Vladimir Poutine à décider d’envahir l’Ukraine, mais des deux, les motivations identitaires étaient et restent les plus puissantes. À lire et à écouter les dirigeants russes, à observer leurs actions, il apparaît qu’ils sont mus par l’impérialisme et le revanchisme  : s’ils souhaitent réduire l’Ukraine sous leur dépendance, c’est qu’ils considèrent qu’elle n’existe pas et que les intérêts de sécurité de la Russie ont été bafoués  ; c’est aussi qu’ils estiment qu’un leadership régional incontesté est nécessaire à sa sécurité et à sa réputation, afin de créer une zone tampon et d’affirmer son statut de grande puissance. 

En décembre 2021, trente ans, mois pour mois, après la dissolution de l’Union soviétique, un mois après le tricentenaire de la fondation de l’empire russe par Pierre le Grand, Moscou exigeait, sous forme d’ultimatum voilé, des garanties écrites concernant la non-entrée de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN et présentait le renoncement au « compromis de Bucarest » comme un impératif non négociable. Parmi ses autres demandes figuraient la fin des exercices et des manœuvres de l’OTAN près des frontières russes et l’interruption de toute coopération militaire de pays membres de l’OTAN avec l’Ukraine. Les dirigeants russes annonçaient aussi leur intention de revoir les fondements de leurs relations avec les pays occidentaux. Par une formule volontairement absconse, ils suggéraient que l’OTAN devait retrouver ses frontières de 1997, contestant ainsi la légitimité des élargissements de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale ayant autrefois appartenu au pacte de Varsovie 20.

Ces objectifs demeurent, mais de nouveaux sont apparus. Depuis l’invasion de l’Ukraine, les buts de guerre du Kremlin sont clairs  : au prétexte de « dénazifier » et de « démilitariser » l’Ukraine, il s’agit en fait de subjuguer sa population et de détruire son État. Dans les territoires occupés d’Ukraine, des politiques de répression et de russification forcée visent à éradiquer toute trace de la culture et de la langue ukrainiennes 21. Vladimir Poutine dénie à l’Ukraine le droit d’exister en tant qu’État-nation, au motif qu’elle n’aurait pas de profondeur historique, ce qui est un moyen parmi d’autres de s’approprier l’héritage de la Rous de Kiev et d’effacer plusieurs siècles d’histoire. À partir du milieu du XIVe siècle et pour 300 à 450 ans suivant les régions, l’Ukraine a été placée sous l’autorité du grand-duché de Lituanie et du royaume de Pologne. Connectée à l’Europe, elle était notamment peuplée de cosaques zaporogues, attachés aux idéaux de liberté et d’égalité, tandis que la Moscovie se trouvait jusqu’en 1480 sous le joug mongol des khans de la Horde d’or.

Considérant que les Russes et Ukrainiens forment un seul et même peuple, le président russe nie l’existence de la nation ukrainienne 22. Cette idée d’une unicité indépassable rappelle la vieille thèse slavophile du peuple russe trinitaire (triedinyj russkij narod), composé des « Grands-Russes » (les Russes), des « Petits-Russes » (les Ukrainiens) et des « Russes-blancs » (les Biélorusses), à laquelle continue d’adhérer l’Église orthodoxe russe du Patriarcat de Moscou qui estime, par ailleurs, que sa juridiction canonique s’étend à l’Ukraine. Dans les milieux conservateurs russes, la volonté d’écraser toute velléité d’autonomisation de l’Ukraine existe de très longue date. En 1863, le critique littéraire Mikhaïl Katkov n’écrivait-il pas que la perte de l’Ukraine signifierait « une mutilation du corps de la Russie et de l’âme russe »  : « L’Ukraine n’a jamais eu d’histoire en propre, n’a jamais été un État autonome. Le peuple ukrainien est un peuple purement russe, depuis toujours un peuple russe, une partie essentielle du peuple russe, qui ne peut sans le peuple russe rester ce qu’il est. Il ne peut y avoir de rivalité entre les parties nord et sud d’une même nation, c’est aussi impensable qu’entre deux mains ou deux yeux d’un organisme vivant » 23.

Depuis que le plan opérationnel initial prévoyant la « décapitation » du pouvoir ukrainien a échoué, la destruction de l’Ukraine en tant que nation et qu’entité indépendante se poursuit à tous les niveaux. On estime à 6,1 millions le nombre d’Ukrainiens réfugiés à l’étranger, à 3,7 millions le nombre de déplacés internes en Ukraine et à 12,7 millions le nombre d’Ukrainiens ayant besoin d’une aide humanitaire urgente 24. Entre le 24 février 2022 et le 31 décembre 2024, la guerre a fait, en plus des dizaines de milliers de morts au combat, au moins 40 832 victimes civiles parmi lesquelles on compte 12 456 morts recensés, dont 650 enfants 25. On estime à 16 000 le nombre de civils ukrainiens retenus incommunicado, sans procès, dans des prisons russes, et à 20 000 le nombre d’enfants déportés en Russie 26. Les dommages matériels sont gigantesques. En novembre 2024, 27 000 immeubles, 209 000 maisons individuelles, 130 000 machines agricoles et 515 hôpitaux avaient déjà été détruits, endommagés ou saisis par les Russes 27.

Depuis que le plan opérationnel initial prévoyant la « décapitation » du pouvoir ukrainien a échoué, la destruction de l’Ukraine en tant que nation et qu’entité indépendante se poursuit à tous les niveaux.Céline Marangé

En juin 2024, le président russe avait énoncé, dans un discours au corps diplomatique russe, les conditions d’un cessez-le-feu qui vaudrait capitulation. Il exige que l’armée ukrainienne se retire complètement des quatre régions ukrainiennes annexées par la Russie « dans leurs frontières administratives existantes au moment de leur intégration à l’Ukraine », que l’Ukraine accepte un statut de neutralité et qu’elle renonce officiellement à adhérer à l’OTAN, alors que cette perspective d’adhésion à l’OTAN est inscrite dans la constitution ukrainienne. Enfin, la souveraineté russe sur les territoires conquis ne souffre, prétend-il, aucune contestation possible au motif qu’elle découlerait « d’une consultation populaire, conformément au droit international, aux lois de la Fédération de Russie et à la législation des régions concernées » 28. Affectant la modération, le Kremlin a annoncé, le jour de la première rencontre entre des négociateurs russes et américains en Arabie saoudite, le 18 février 2025, qu’il « concédait » à l’Ukraine le droit de rejoindre l’Union, tout en répétant sa ferme opposition à ce qu’elle puisse rejoindre l’OTAN, ce que Donald Trump a déjà exclu. 

L’art de dissimuler ses intentions réelles

La question est désormais de savoir si ces déclarations correspondent aux objectifs réels. 

Une difficulté constante dans l’analyse des intentions du Kremlin tient au fait que les dirigeants russes cultivent l’ambiguïté au moyen de divers procédés rhétoriques, maniant avec ruse et adresse tant le double langage que l’inversion accusatoire. Cet art de semer le trouble et d’instiller le doute trouve de multiples illustrations et diverses gradations. Il a démontré, ces trois dernières années, son efficacité à discréditer l’Ukraine et l’Europe. 

Un premier subterfuge consiste à imputer la responsabilité de la guerre en Ukraine aux pays occidentaux. Suivant un poncif éculé datant de l’époque soviétique, les États-Unis seraient les vrais fauteurs de guerre, tandis que la Russie appartiendrait au camp du bien et de la paix. En février 2022, l’agression de l’Ukraine a ainsi été présentée comme une opération de sauvetage des populations civiles du Donbass menacées de génocide par une « junte fasciste » (autre invective de guerre froide). En janvier 2025, Nikolaï Patrouchev, un faucon proche de Vladimir Poutine qui a dirigé le FSB, puis le Conseil de sécurité, feignait de se lamenter que « l’imposition par la force de l’idéologie néonazie et d’une russophobie féroce mène à l’anéantissement de villes ukrainiennes autrefois prospères, comme Kharkov, Odessa, Nikolaev ou Dniepropetrovsk », tout en s’empressant d’ajouter qu’il « n’excluait pas que dans l’année à venir l’Ukraine cesse purement et simplement d’exister » 29.

De même, le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a saisi l’occasion du 80e anniversaire de la conférence de Yalta, le 4 février 2025, pour se présenter en fervent défenseur de la Charte des Nations unies et du principe de l’égalité souveraine des États. Alors que l’invasion de l’Ukraine — une guerre d’agression non provoquée — constitue une attaque délibérée et frontale contre les principes de la Charte des Nations unies, il estime que la Russie aurait été « forcée d’écarter les conséquences explosives » de la volonté des États-Unis d’imposer « un ordre international fondé sur des règles » et son emprise géopolitique sur l’Europe orientale. Sous sa plume, l’agresseur se métamorphose en libérateur des peuples opprimés, tandis que l’agressé se transforme en méchant colonisateur  : « après le coup d’État de février 2014, le régime de Kiev ne représente plus les habitants de Crimée, du Donbass et de Novorossia, tout comme les métropoles occidentales ne représentaient pas les peuples des territoires coloniaux qu’elles avaient exploités » 30. Cette capacité à inverser les responsabilités et à distordre la réalité a fait ses preuves. Donald Trump n’a-t-il pas été jusqu’à déclarer que « l’Ukraine n’aurait pas dû commencer » la guerre  ? 

Un deuxième subterfuge consiste à multiplier les signaux contradictoires.

Les discours officiels revêtent souvent un caractère lénifiant  : on y trouve de longs développements historiques, martelés à l’envi, mais nulle trace de la violence de guerre qui frappe l’Ukraine et de la violence verbale qui se déchaîne dans les débats télévisés des chaînes d’État aux heures de grande écoute depuis trois ans 31. Ces discours pontifiants présentent un contraste saisissant avec les algarades de personnes connues pour leur proximité avec l’administration présidentielle, voire avec le président russe lui-même. Dans ce même discours aux diplomates, prononcé quelques jours avant de recevoir un accueil triomphal à Pyongyang dans un décor stalinien, Vladimir Poutine déclarait qu’une attaque sur l’Europe serait une « absurdité totale », tout en reprochant aux États-Unis leur « messianisme agressif fondé sur la croyance en leur propre exceptionnalisme » 32. La veille, l’ancien président Dmitry Medvedev, devenu vice-président du Conseil de sécurité, appelait les Russes à infliger le maximum de préjudices aux pays imposant des sanctions à la Russie 33. L’avant-veille, jour de l’indépendance en Russie, il publiait sur sa chaîne Telegram une carte de la Russie incluant l’Ukraine tout entière 34.

Le fait est que, par des moyens détournés, le pouvoir russe signale régulièrement qu’il n’a pas renoncé à conquérir toute l’Ukraine. Un autre exemple éloquent à cet égard est l’interview télévisée donnée en janvier 2025 par Margarita Simonyan qui dirige la chaîne RT et l’agence de presse Rossiâ Sevodnâ depuis leur création et qui, à ce titre, porte la parole officielle. Présentant d’abord sagement ce que seraient des « conditions acceptables » pour la Russie, elle se voit opportunément interrompue par le journaliste qui fait mine de s’étonner qu’il faille renoncer à Odessa, ce à quoi elle répond de but en blanc qu’elle serait tout à fait favorable à ce qu’Odessa, Kharkiv et Kyiv soient aussi conquises 35. Nul besoin de se perdre en conjectures sur la signification de ces contradictions apparentes. Ce jeu de dupes sert à obscurcir l’analyse et à paralyser l’action, tout en suggérant une prétendue modération du président russe. 

Par des moyens détournés, le pouvoir russe signale régulièrement qu’il n’a pas renoncé à conquérir toute l’Ukraine.Céline Marangé

La guerre comme vecteur de transformation de la société russe

Tout porte à croire que la conquête ou la neutralisation de l’Ukraine n’est pas une fin en soi. La guerre en Ukraine est aussi un moyen d’atteindre d’autres objectifs, sur le plan national et international. En Russie, la guerre marque l’aboutissement d’un projet politique qui offre pour horizon d’avenir un retour dans le passé soviétique  ; elle a conduit au durcissement de la censure et de la répression et au renforcement de l’autocratie et du militarisme. 

L’invasion a mis un coup d’arrêt aux relations humaines et commerciales qui s’étaient nouées avec l’Europe depuis la fin de la guerre froide. La société russe se trouve isolée du fait des entraves à la circulation de l’information ordonnées par les autorités russes, mais aussi des restrictions de visas, de l’interruption des transactions bancaires et de la suspension des vols aériens imposées par l’Union. La société civile et l’opposition politique russes sont complètement atomisées. On estime à 600 000 le nombre de Russes ayant quitté définitivement leur pays depuis 2022. Les politiciens les plus en vue ont été arrêtés et emprisonnés  ; certains ont depuis été échangés contre des espions. Le plus connu d’entre eux, Alexeï Navalny, qui avait fait de la dénonciation de la haute corruption son cheval de bataille et dont les organisations avaient été « liquidées » dès 2021 pour « extrémisme », est mort en prison en 2024, le jour de l’ouverture de la conférence de Munich sur la sécurité et de la signature d’un accord de sécurité de l’Ukraine avec la France et l’Allemagne. Comme le montre un récent rapport d’OVD Info, en trois ans, le système répressif russe s’est à la fois stabilisé et durci  : on observe une diminution du nombre de poursuites judiciaires pour des critiques de la guerre, mais une augmentation du nombre de condamnations à de lourdes peines 36. Enfin, comme à l’époque soviétique, les services secrets russes se sont réorganisés pour surveiller et intimider les Russes exilés 37, tout en recourant au crime organisé pour mener leurs missions à l’étranger 38.

Les autorités russes ont également profité de la guerre pour consolider leur emprise sur l’espace informationnel russophone, par des moyens répressifs, administratifs et techniques. De nombreux médias russes et des réseaux sociaux occidentaux ont été interdits en Russie dès le mois de mars 2022. Quelque 1 500 journalistes ont fui le pays et 66 rédactions se sont reconstituées à l’étranger. Pour diminuer leur audience en Russie, Roskomnadzor, l’agence de surveillance des communications, bloque l’accès à leur site et crée des sites miroirs. Pour les réduire au silence, le ministère russe de la Justice les ajoute aux listes d’« agents de l’étranger » et d’« organisations indésirables », sachant qu’un citoyen russe collaborant avec une « organisation indésirable » 39 s’expose, en cas de récidive, à une peine de cinq ans de prison — la « collaboration » pouvant se résumer à un « like » sur les réseaux sociaux. Parmi les 195 « organisations indésirables » recensées à ce jour, on compte non seulement les meilleurs médias russes indépendants, mais aussi, depuis janvier 2025, l’Institut de philosophie indépendant fondé en France pour maintenir le dialogue entre les philosophes russophones. Signe que la volonté de contrôler l’information ne faiblit pas, de nombreux correspondants étrangers, notamment français, sont désormais privés d’accréditation 40.

En Russie, la guerre marque l’aboutissement d’un projet politique qui offre pour horizon d’avenir un retour dans le passé soviétique  ; elle a conduit au durcissement de la censure et de la répression et au renforcement de l’autocratie et du militarisme.Céline Marangé

Enfin, les autorités utilisent la propagande et la répression pour imposer leur vision de la guerre et impulser les changements sociaux et politiques nécessaires à leurs objectifs de long terme. L’Administration présidentielle investit des sommes énormes (1,1 milliard d’euros) dans la lutte informationnelle, en Russie même et dans les territoires occupés d’Ukraine, tout en cherchant à recréer des organisations de façade chargées de porter la parole officielle 41. Soumise à une intense propagande, la société russe ne s’oppose pas à la poursuite de la guerre qui lui est présentée comme une guerre de légitime défense contre un Occident menaçant. De récents sondages indiquent que la population russe serait favorable à la paix, mais pas sans la victoire 42. Le sociologue russe Lev Goudkov, ancien directeur du Centre Levada de sondages d’opinion (et « agent de l’étranger » depuis février 2025), soulignait la prégnance de certains préjugés sur l’identité  : « La conscience impériale se reflète dans le fait que les Russes se perçoivent comme des sujets d’une Grande Puissance, c’est-à-dire comme une ressource humaine et matérielle pour le régime. Ils sont privés de leur propre volonté et de leurs propres intérêts en dehors de l’espace personnel et familial. […] Le ‘droit’ de contrôler ces anciens territoires est vu comme une preuve de la puissance étatique » 43.

De manière plus inquiétante encore, la guerre a entraîné une militarisation de la culture et de l’éducation. Les jeunes constituent une cible privilégiée, le pouvoir présumant leur manque de loyauté. L’embrigadement de la jeunesse s’effectue tant à l’école que pendant les temps de loisirs. Un enseignant d’une petite ville de l’Oural a filmé les séances d’endoctrinement dans son lycée pour en faire un film et montrer « comment la propagande fait du pays une machine de guerre » 44. L’armée de la jeunesse, la « Iounarmâ », prend de l’ampleur et change de nature. Créée en 2016, elle a d’abord été chargée de donner une éducation patriotique. Dotée d’un budget annuel de 40 milliards de roubles (415 millions d’euros), elle vise désormais à inculquer le sacrifice de soi en cultivant la mémoire historique, tout en fournissant une instruction militaire rudimentaire. Les enfants apprennent, dès leur plus jeune âge, à monter et démonter une kalachnikov et surtout à manier des drones. D’après le ministre russe de la Défense Belousov, le mouvement réunissait 1,6 million d’enfants et d’adolescents en mai 2024 45. Ils seraient, en février 2025, 1,75 million, alors que l’objectif proclamé est de généraliser cet apprentissage avec les 18 millions de mineurs que compte la Russie 46. L’efficacité de ce programme reste à démontrer, les résistances étant répandues et les disparités régionales marquées. Toutefois, il faut bien reconnaître que la militarisation des jeunes est révélatrice des intentions de long terme d’un régime et que cette « armée de la jeunesse » permettrait d’obtenir rapidement la masse en cas de guerre totale. 

La guerre comme instrument de désoccidentalisation du monde

Au niveau international, le Kremlin s’est servi de la guerre en Ukraine pour mettre en scène sa confrontation avec les pays occidentaux et accentuer les divisions du monde. Les dirigeants russes sont entrés en croisade contre « l’hégémonie occidentale ». Derrière leur volonté de désoccidentalisation du monde se dissimule un projet de refonte de l’ordre international qui consacrerait un nouvel impérialisme et le retour des sphères d’influence. En s’engageant dans les négociations sur l’Ukraine, ils cherchent un nouveau partage du monde, et non la paix.

Pour accélérer la « désoccidentalisation » du monde, la Russie se montre tout d’abord très active aux Nations unies et plaide en faveur d’une réforme du Conseil de sécurité. Au motif de « démocratiser » cette instance, elle propose d’élargir la représentation des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud en son sein, soutient la candidature du Brésil et de l’Inde à un poste de membre permanent et s’oppose à l’idée que l’Allemagne et le Japon puissent obtenir ce même avantage. Ensuite, elle propose de créer une « nouvelle architecture de sécurité eurasiatique », tout en s’investissant dans de grandes organisations internationales non occidentales, en particulier les BRICS, dont elle a organisé le dernier sommet à Kazan. À cette occasion, les BRICS se sont élargis à 4 nouveaux membres (les Émirats arabes unis, l’Égypte, l’Éthiopie et l’Iran) et ont accordé à 13 pays le nouveau statut de « membres partenaires » (et non seulement « observateurs »).

La guerre a entraîné une militarisation de la culture et de l’éducation.Céline Marangé

Pour trouver de nouveaux débouchés économiques, les autorités russes s’attachent à séduire la « Majorité mondiale » — terme inventé à Moscou et promu par Karaganov pour remplacer celui de « Sud global » qui présentait l’inconvénient de ne pas inclure la Russie. Elles cherchent à réorienter leurs relations économiques vers des « pays amis » et à parachever le tournant vers l’Asie initié après l’annexion de la Crimée. Le volume des échanges avec la Chine est ainsi passé de 145 milliards de dollars en 2021 à près de 245 milliards de dollars en 2024. La Chine, qui a signé un « partenariat stratégique sans limite » avec la Russie à la veille de l’invasion de l’Ukraine, mais qui déclare sa neutralité dans le conflit, importe massivement de Russie du pétrole brut à des prix bradés et, dans une moindre mesure, du charbon et du gaz naturel liquéfié  ; elle facilite aussi le contournement des sanctions puisqu’elle assure 50  % des importations russes. 

Pour discréditer les pays occidentaux qui apportent leur soutien à l’Ukraine, les dirigeants russes recourent à une diplomatie publique conquérante et à des stratégies informationnelles habiles et agressives. Le messianisme étant, par tradition historique, perçu en Russie comme un attribut imparable de la grandeur, ils entendent porter un message pour le monde. Après Moscou « Troisième Rome » et Moscou « Troisième Internationale », l’heure est à la dénonciation du « néocolonialisme occidental » et à la promotion des valeurs traditionnelles. Ces deux leitmotivs présentent l’avantage de s’adresser au « Sud global » comme à l’Europe, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite, sans définir de corpus idéologique autre qu’une critique des évolutions sociétales occidentales. Comme au temps de la guerre froide, il s’agit de vilipender les Occidentaux et de les évincer de certaines régions dans un jeu à somme nulle. La Russie a ainsi contribué à attiser le sentiment antifrançais en Afrique francophone, tout en apportant une assistance militaire et sécuritaire à des juntes aux abois. 

Cette résurgence d’un récit anticolonial s’inscrit dans une volonté plus large de faire émerger un nouvel ordre mondial multipolaire 47. S’impose à Moscou l’idée que ce nouvel ordre mondial multipolaire devrait s’ordonnancer autour d’« États-civilisations ». Les premiers à avoir théorisé ce concept ont été des membres du Club Izborsk, fréquenté par des personnalités d’extrême droite aux vues impérialistes. Fondé en 2012 par le national-bolchevique Aleksander Prokhanov, ce club réunit notamment le métropolite Tikhon (Chevkounov) qu’on présente comme le directeur spirituel de Vladimir Poutine. Celui qui a le mieux exprimé cette vision est l’idéologue de l’eurasisme Alexandre Douguine. Dans un article publié en mai 2022 sur le site du Club Izborsk, il explique que « l’opération militaire spéciale » constitue un point de bascule du monde unipolaire vers un monde multipolaire  : désormais, « le principal acteur de l’ordre mondial multipolaire n’est pas l’État national (comme dans la théorie réaliste des relations internationales), ni non plus un Gouvernement mondial uni (comme dans la théorie libérale des relations internationales), mais l’État-civilisation qu’on peut aussi désigner comme le grand espace, l’empire, l’écoumène » 48.

Or il se trouve que la Russie se définit désormais officiellement comme « un État-civilisation à nul autre pareil » (samobytnoe gosudarstvo-civilizacia), « une vaste puissance eurasiatique et euro-pacifique », « ayant rassemblé le peuple russe et d’autres peuples, composant la communauté culturo-civilisationnelle du Monde russe » 49. La notion figure dans le Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie adopté par décret présidentiel en mars 2023 (point 4), tandis que le ministre des Affaires étrangères la reprend à son compte dans ses discours 50. Dernier avatar du discours civilisationnel, le concept d’État-civilisation sert de justification à un nouvel impérialisme qui ne dit pas son nom. Sous couvert de diversité des civilisations s’affirme en réalité une nouvelle hiérarchie des pays, censée soutenir un nouvel ordonnancement du monde. L’État-civilisation s’oppose implicitement à l’État-nation et sous-tend l’idée d’une hiérarchie des pays en fonction de leur culture, de leur taille et de leur ancienneté. Des États se présentant comme des civilisations pourraient ainsi exiger de se voir reconnaître une sphère d’influence dans leur ancienne chasse gardée et des prérogatives particulières dans le nouvel ordre mondial à venir. 

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Au total, on ne peut que constater la radicalité des ambitions affichées et la cohérence des efforts déployés par le Kremlin depuis trois ans. 

Après des élections fabriquées, Vladimir Poutine a été intronisé pour un cinquième mandat présidentiel le 7 mai 2024. La date avait été choisie à dessein — deux jours après Pâques, la fête de la victoire sur les ténèbres, et deux jours avant les commémorations de la victoire sur le nazisme. Après l’inauguration, le patriarche de l’Église orthodoxe russe a prononcé une bénédiction dans la cathédrale de l’Annonciation du Kremlin, qui servait de chapelle privée aux tsars, citant en exemple le prince Alexandre Nevski (1220-1263) qui « n’a pas eu pitié des ennemis, mais qui a été glorifié en tant que saint », avant d’ajouter  : « Que Dieu vous aide à continuer de porter le service que Dieu lui-même vous a confié » 51. Nul autre que lui sait de quelle mission il se sent investi et quelle trace il veut laisser dans l’histoire russe pour s’assurer une place auprès de ses plus illustres prédécesseurs.

À l’évidence, cependant, l’état final recherché ne se limite pas à la démilitarisation et la neutralisation de l’Ukraine ou encore à la conquête de quelques territoires dévastés dans leurs frontières administratives. L’objectif ultime serait plutôt une Russie dominatrice et redoutée, ayant retrouvé son statut de grande puissance et effacé l’humiliation de la défaite dans la guerre froide, en repoussant les frontières de l’OTAN et en détruisant l’Union européenne. Une politique d’apaisement ne fera que nourrir l’agressivité. Il revient aux pays européens d’agir sans attendre pour préserver la souveraineté ukrainienne et opposer une force de dissuasion crédible.

Quelle que soit l’issue de la négociation russo-américaine, il faut, pour l’avenir de l’Ukraine et la sécurité de l’Europe tout entière, prendre la mesure du danger, y sensibiliser les opinions publiques, se préparer à l’éventualité d’un conflit avec la Russie et l’empêcher autant que possible de se remettre en ordre de bataille.

Comment la Pologne se prépare à une éventuelle guerre avec la Russie ?

Nous sommes tout au nord du pays, accompagnés par l’armée polonaise : la zone est interdite. Sur place, une double rangée de très gros plots en béton blancs (des « dents de dragons ») ont été posés il y a quelques mois seulement, pour ralentir une éventuelle invasion. Car la Russie est juste là, à portée de main.

Le dispositif comprend une tranchée, pour ralentir des chars. Ensuite, pour dégager les dents de dragon, il faudrait des explosifs. Enfin, si des  troupes passaient malgré tout, elles arriveraient dans un champ de mines. Il faudra attendre 2030 pour que ce dispositif sécurise les 800 km de frontière que la Pologne partage avec la Russie et la Biélorussie, pour un coût de 2, milliards d’euros.

« On est prêts », assure le major Michal Berdnako. « Et on continue à se préparer. Nos forces augmentent, notre équipement se modernise. Quand on parle du bouclier de l’Est, on parle de la résilience de l’État tout entier. » Cette année, la Pologne va consacrer 4,7 % de son PIB à sa défense. Deux fois plus que la plupart des Européens.

Des lycéens formés au maniement de fusils d’assaut

Avec une volonté aussi de former les plus jeunes : en Pologne, on se familiarise avec la guerre dès l’entrée au lycée. Depuis l’an dernier, les cours sur le maniement des armes sont obligatoires. Exemple au Lycée Konarskiego, à Varsovie. Les élèves, à plat ventre sur des tapis de camouflage, visent à 10 mètres des silhouettes en carton. Après la carabine, Carolina, 16 ans, prend un fusil d’assaut, une nouvelle arme factice mais réaliste.

« Je sais que c’est une arme et que c’est dangereux », explique-t-elle. « Mais si on la manipule de manière encadrée, comme ici, c’est très bien ! Les pays qui ne le font pas seront perdants au bout du compte. C’est important d’avoir une société formée à ça ! » L’enseignante, Barbara Stefaniuk, sert également dans le 53ème bataillon d’infanterie légère. « Je m’entraîne avec les soldats, donc je sais de quoi je parle et je me sens plus crédible dans les cours que je donne aux jeunes. »

Des jeunes que l’on pousse ensuite à s’engager dans l’armée. Oskar, 18 ans, sort tout juste d’un centre de recrutement, les yeux brillants. « Ça a toujours été mon rêve d’intégrer l’armée », raconte l’adolescent. « Si tout se passe bien, dans une semaine je pars pour 27 jours de formation initiale, et après il y a 11 mois de formation spécialisée. »

Et quand on lui parle d’une possible guerre avec la Russie, il assure : « J’espère qu’il n’y en aura pas, mais on n’a pas de très bonnes relations avec l’Est. Et connaissant l’Histoire, tout est possible ! » Pour éviter une répétition de l’Histoire, la Pologne ambitionne de créer une armée de 500.000 hommes. La plus puissante d’Europe.

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