Influencée par l’effet Matthieu[1], l’économie numérique a tendance à former un marché hyper-concentré. Les grandes plateformes, ayant un modèle économique (business model) bien rôdé, ont beaucoup moins de difficultés à attirer à elles des clients et à accumuler des données que les petites plateformes. La concentration du marché est accentuée par certaines pratiques à visée explicitement monopolistique des grandes firmes.
Il n’est pas rare de voir ces dernières concevoir volontairement leurs produits de manière à ce qu’ils soient incompatibles avec les appareils ou services proposés par leurs concurrents. Le chargeur d’iPhone est peu compatible avec les smartphones fabriqués par Samsung ou Xiaomi, sous peine de nuire à la longévité de la batterie. En Chine, les consommateurs ne peuvent payer leurs achats sur Taobao, plateforme C2C d’Alibaba, qu’avec Alipay, et non pas WeChat Pay, bien que ces deux outils de paiement en ligne fonctionnent de la même façon.
Dans le but d’éliminer leurs rivaux, les entreprises déjà établies sur le marché se sont lancées dans des fusions et acquisitions agressives, incorporant dans la foulée de nombreuses start-ups innovantes. Il est estimé que Google a fusionné 257 entités de 2006 à 2022. De sa part, Facebook en a racheté 94 de 2005 à 2021. La trajectoire parcourue par d’autres firmes numériques est similaire. Elle voit les frontières des mastodontes s’élargir sans cesse pour couvrir une grande diversité d’activités : réseaux sociaux, divertissement, e-commerce, intelligence artificielle, partage de contenus.
Les ententes, l’abus de position dominante et les concentrations par les géants numériques déstabilisent le marché. Ils tuent l’enthousiasme des petites entreprises pour l’innovation technologique, réduisent le nombre de choix disponibles pour les consommateurs, et ce qui est le plus important, transforment le pouvoir économique des grandes entreprises en pouvoir politique.
Il suffit de lire L’âge du capitalisme de surveillance[2] pour comprendre les liens intenses noués entre les empires numériques de la Silicon Valley et le gouvernement américain. Ce dernier s’appuie sur les entreprises « high-tech » pour développer des technologies de surveillance. Les entreprises recrutent d’anciens responsables politiques pour améliorer leurs chances d’obtenir des faveurs. L’association américaine Numerama se charge de scruter les relations entre les acteurs politiques et économiques. Selon elle, de 2005 en 2016, Google a recruté soixante-cinq employés dans des administrations européennes, dont des hauts fonctionnaires, pour se faire entendre à Bruxelles.
Dans le même temps, quinze employés de Google ont rejoint des administrations européennes à différents niveaux[3]. L’inégale capacité des entreprises à dialoguer avec les cercles de pouvoir renforce davantage la position des grands au détriment des petits.
L’Union européenne est de nos jours la plus active dans la réglementation antitrust de l’économie numérique. D’une part, elle est la première à avoir fixé une législation spécifique sur l’antitrust dans l’économie numérique, le Règlement sur les marchés numériques. D’autre part, par rapport à leurs homologues dans d’autres pays, les régulateurs européens sont les plus intransigeants dans la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles. Proviennent d’Europe la grande majorité des amendes contre des grandes plateformes, sujet que sera traité plus loin. Lui emboîtant le pas, la Chine, longtemps laxiste dans ce domaine, a pris des mesures actives depuis fin 2020 pour encadrer les activités de ses champions nationaux.
En juillet 2021, Tencent a été sanctionnée six fois à cause de ses acquisitions et fusions illégales qui provoquent des concentrations du marché En octobre 2021, Meituan Dianping, l’une des plus grandes plateformes e-commerce, a été visée pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché de la livraison de repas. L’entreprise est accusée d’avoir forcé les commerçants de signer des accords exclusifs avec elle. A ce titre, le régulateur chinois lui a imposé une amende de 3.442 milliards de yuans (441,8 millions €). De nouvelles dispositions ont été proclamées et l’amendement à la loi sur l’anti-monopole a été approuvé par la législature chinoise le 24 juin 2022.
Néanmoins, des défis persistent dans l’Empire du Milieu. La délimitation du marché pertinent, procédure indispensable pour juger si une firme occupe la position dominante, s’applique difficilement à l’économie numérique. La raison est simple : la plupart des plateformes numériques offrent des produits à des consommateurs situés à différents endroits en Chine, et non pas à une zone géographique précise.
Cette étude examine la façon dont l’Union européenne et la Chine réglementent les pratiques anticoncurrentielles dans leur économie numérique respective. L’Union européenne et la Chine sont choisies comme objet d’étude, car elles sont pour l’instant les plus actives et les plus avancées dans l’institutionnalisation du cadre de réglementation antitrust de l’économie numérique. Elles ont des systèmes politiques différents : alors que les vingt-sept Etats membres sont des démocraties, la Chine est un pays autoritaire. Les questions qui en découlent sont multiples.
Par exemple : est-ce que les enjeux de la législation antitrust dans ces deux entités sont les mêmes ? Est-ce que celles-ci luttent contre la concurrence déloyale de la même façon ? C’est là où se situe l’originalité de cet article : en décortiquant la réglementation antitrust des pays dont les rapports de force entre l’Etat et le marché se différencient, il peut apporter des clarifications concernant l’évolution future de la réglementation antitrust dans les principales économies numériques du monde. Entre autres, il s’interroge sur la possibilité de voir des Etats ayant des régimes politiques différents lutter contre la concurrence déloyale de la même manière. Si oui, la similarité interétatique des objectifs pourrait jeter une base solide pour construire un cadre de réglementation internationale dans l’économie numérique.
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L’Union européenne : un cadre juridique pionnier
Le cadre juridique antitrust européen est à ce jour le plus strict. Comparés avec leurs équivalents chinois et américain, les régulateurs européens sont les plus intransigeants. Les activités qui entravent la compétition sont encadrées par plusieurs législations importantes. Les dispositions les plus anciennes datent des Traités de Rome, dont les articles 85 et 86 expliquent les critères pour juger si des pratiques des entités commerciales nuisent à la concurrence. Les Traités de Rome marquent le début de la réglementation antitrust européenne, avec à l’origine une entente entre la France et l’Allemagne alors que la première souhaitait établir une politique agricole commune, la seconde préférait définir des règles de concurrence bien précises, en conformité avec la tradition allemande.
Dans un deuxième temps, la politique antitrust est considérée comme « la contrepartie de la libre circulation des marchandises découlant de la réalisation du marché commun. Les biens devant circuler sans entraves au sein de celui-ci, il semblait logique que les États membres adoptent des règles communes concernant la concurrence, afin que celle-ci ne soit pas faussée dans l’intérêt des entreprises et dans celui des consommateurs »[4].
Le Traité sur le fonctionnement de l’Union (TFUE), adopté le 13 décembre 2007, interdit les pratiques anticoncurrentielles qui prennent deux formes : les accords et pratiques commerciales qui restreignent la concurrence (article 101) et l’abus de position dominante (article 102). L’article 101 interdit les cartels par lesquels deux ou plusieurs entreprises s’efforcent de restreindre la concurrence. Les ententes peuvent être horizontales – entre des concurrents au même niveau de la chaîne d’approvisionnement fixant des prix ou limitant la production – ou verticales -par exemple entre un fabricant et un distributeur.
Néanmoins, l’article 101-3, autorise les accords restrictifs s’ils génèrent plus d’effets positifs que d’effets négatifs. L’article 102 interdit aux entreprises d’abuser de leur position dominante, détenant une part de marché importante, en pratiquant des prix exagérément bas afin d’empêcher d’autres concurrents de pénétrer le marché ou en exerçant une discrimination entre partenaires commerciaux.
Ces règles ont longtemps guidé la réglementation antitrust européenne, à une époque où les grandes plateformes américaines n’avaient pas encore acquis leur position dominante sur le marché européen. Néanmoins, avec l’expansion de l’économie numérique, ces règles ont vite été dépassées par la réalité sur le terrain. A partir des années 2010, l’Union européenne a mis à jour son propre cadre, et en a institué un spécifiquement adapté à la réglementation antitrust de l’économie numérique.
Le 6 mai 2015, la Commission européenne a adopté la Stratégie pour un marché unique numérique qui repose sur trois piliers : améliorer l’accès des consommateurs et des entreprises aux biens et services numériques dans l’Union ; créer un environnement favorable et des conditions de concurrence équitables pour que les réseaux numériques et les services innovants prospèrent ; maximiser le potentiel de croissance de l’économie numérique. Début 2020, la Commission européenne a proclamé trois documents stratégiques sur l’organisation de la compétition: Façonner l’avenir numérique de l’Europe, Livre blanc sur l’intelligence artificielle, et Stratégie européenne pour les données. Dans ces documents, l’Union européenne s’est fixé l’objectif de créer un marché fluide où tous les acteurs peuvent entrer en compétition d’une façon équitable.
Les réglementations antitrust les plus radicales de l’Union européenne sont le Règlement sur les marchés numériques (Digital Markets Act, DMA) et le Règlement sur les services numériques (Digital Services Act, DSA). Le DMA est un complément important aux dispositions du TFUE, car ces dernières régulent les cartels et l’abus de position dominante a posteriori.
Le DMA améliore le TFUE à trois égards. Premièrement, il introduit une situation différenciée des grandes et des petites plateformes, permettant d’infléchir le comportement des grandes plateformes en amont. Celles-ci sont soumises à des obligations et interdictions différentes à celles pour les petites plateformes. Deuxièmement, pour appliquer une réglementation différenciée des grandes et petites plateformes, la Commission européenne a proposé le concept de contrôleurs d’accès. Ces derniers jouissent (ou jouiront) d’une position solide et durable, et disposent d’un poids important sur le marché intérieur.
Ils fournissent des services qui constituent un point d’accès majeur permettant aux entreprises utilisatrices d’atteindre leurs utilisateurs finaux. Les régulateurs européens adoptent des critères à la fois quantitatifs et qualitatifs pour décider si une plateforme est un contrôleur d’accès. En dehors des critères quantitatifs, la Commission européenne stipule que “toute entreprise satisfaisant aux différents critères hormis ceux liés aux seuils et qui apparaîtrait trop dominante pourra être également désignée comme contrôleur d’accès après enquête de la Commission, laquelle tiendra compte notamment des effets de réseaux, des avantages tirés des données, des économies d’échelle et de la stratégie d’intégration verticale ou conglomérale de l’entreprise”.
Troisièmement, la Commission européenne a obtenu des pouvoirs de réglementation et de sanction importants. Assistée d’un comité consultatif et d’un groupe de haut niveau, elle désigne des contrôleurs d’accès, en modifie la liste après enquêtes de marché, et surtout peut sanctionner des entreprises qui commettraient des infractions avec des mesures exemplairement sévères. Elle peut infliger des amendes qui atteignent 10% du chiffre d’affaires total mondial réalisé par l’entreprise au cours de l’exercice précédent, voire 20% en cas de récidive.
Ces mesures peuvent s’accompagner d’astreintes pouvant atteindre 5 % du chiffre d’affaires moyen réalisé au niveau mondial au cours de l’exercice précédent par jour. En cas de violation systématique des obligations et interdictions constatée au moins 3 fois en 8 ans par la Commission, celle-ci pourra ouvrir une enquête de marché et infliger des mesures correctives comportementales ou structurelles à l’entreprise concernée.
Le 6 septembre 2023, la Commission européenne a, pour la première fois, désigné six entreprises comme contrôleurs d’accès dans le cadre du DMA : Alphabet, Amazon, Apple, ByteDance, Meta et Microsoft. Elle se réserve le droit d’en désigner de nouveaux et d’examiner la conformité des contrôleurs d’accès tous les trois ans. Les six entreprises désignées contrôlent l’accès à vingt-deux services. A ce titre, elles ont l’interdiction de procéder à des actes de préférence à l’égard de leurs propres produits ou services. Elles ne peuvent pas empêcher les utilisateurs de se désabonner de leurs services ou de désinstaller leurs applications ou logiciels préinstallés.
Elles n’ont pas le droit de réutiliser les données personnelles d’un utilisateur à des fins publicitaires sans son consentement explicite. Les responsabilités différenciées prévues dans le cadre européen constituent une importante innovation institutionnelle, car elles demandent aux plateformes numériques de différentes catégories de se comporter différemment en amont. Une réglementation ex ante de la concurrence déloyale est ainsi établie.
L’esprit de responsabilités différenciées est présent dans le DSA, approuvé par le Parlement européen en janvier 2022, soit six mois plus tôt que le DMA. Plus une plateforme est grande, plus elle assume de responsabilités. La réglementation différenciée caractérise de nos jours la manière dont l’Union européenne encadre l’économie numérique, dans le domaine de l’anti-trust comme dans celui de la modération de contenus.
Remplaçant la Directive e-commerce du 8 juin 2000, le DSA a établi la catégorie de « très grandes plateformes » et de « très grands moteurs de recherche ». Les firmes qui tombent dans ces catégories font face à des contraintes supplémentaires. En avril 2023, la Commission européenne a désigné dix-sept « très grandes plateformes et moteurs de recherche », et a établi un cadre de réglementations contraignant pour elles. Les obligations des plateformes désignées ainsi sont nombreuses.
Elles doivent informer les utilisateurs des raisons pour lesquelles certaines informations leur sont recommandées. Les utilisateurs auront le droit de se soustraire aux systèmes de recommandations fondés sur le profilage. Le signalement de contenus illicites est rendu plus facile, et les plateformes devront traiter ces signalements avec diligence. Les plateformes devront étiqueter toues les publicités et indiquer l’identité de leurs promoteurs aux utilisateurs. En précisant des obligations différentes pour les acteurs, la réglementation ex ante incite les grandes plateformes à opérer en-deçà des paramètres réglementaires.
Le cadre antitrust européen se caractérise par la coopération entre les régulateurs européens et nationaux. Depuis 2004, les autorités nationales en matière de concurrence, au même titre que la Commission, peuvent appliquer les règles antitrust de l’Union européenne en matière d’ententes et d’abus de position dominante. A l’heure actuelle, les cas de réglementation antitrust les plus importants sont traités prioritairement au niveau européen.
C’est surtout le cas lorsque les pratiques anticoncurrentielles produisent des effets à l’échelle européenne, et que ces derniers ne se limitent pas au niveau national. En juin 2017, la Commission européenne a infligé une amende de 2.42 milliards € à Google, soit l’amende la plus importante jamais appliquée par l’Union européenne. Cette sanction est due au fait que l’entreprise avait abusé de sa position dominante dans le domaine des moteurs de recherche. En 2018, elle a de nouveau sanctionné Google pour abus de position dominante sur le marché de système d’exploitation Android, en lui imposant une amende de 4.34 milliards €. La radicalité avec laquelle l’Union européenne a mis en œuvre la réglementation antitrust est sans égale.
Les régulateurs nationaux ne sont pas moins intransigeants. Le Bureau fédéral du cartel (Bundeskartellamt) en Allemagne est hyperactif. En 2016, il a lancé une enquête contre Facebook, accusant ce dernier d’avoir abusé de sa position dominante et d’avoir collecté les données de ses utilisateurs de façon illégale. En 2021, Google a été visé par le régulateur allemand. En 2019, l’Autorité de la concurrence en France a été saisie par la société Gibmedia qui édite des sites d’informations sur la météo (info-meteo.fr), les données d’entreprises (info-societe.com), et les renseignements téléphoniques (pages-annuaires.net).
Selon Gibmedia, Google a abusé de sa position dominante sur le marché de la publicité liée aux recherches. L’entreprise a adopté des règles de fonctionnement opaques et difficilement compréhensibles pour sa plateforme publicitaire Google Ads. Elle les a appliquées de façon inéquitable et aléatoire. Le régulateur français a soutenu Gibmedia, infligeant une sanction de 150 millions € à Google. Il a enjoint à Google de clarifier la rédaction des règles de fonctionnement de Google Ads, ainsi que la procédure pour la suspension des comptes.
Les régulateurs de la concurrence en Italie et en Espagne ont également fait preuve d’intransigeance pour lutter contre les pratiques anti-concurrentielles des géants numériques. En décembre 2021, l’autorité italienne de régulation de la concurrence a puni Amazon pour avoir discriminé des vendeurs qui n’avaient pas eu recours à son service logistique.
Amazon s’est vue imposer une amende record de 1,128 milliard €. En mars 2023, la Commission nationale des marchés et de la concurrence, régulateur espagnol dans l’antitrust, a ouvert une enquête contre Google et sa maison mère Alphabet. La raison était que Google aurait imposé « des conditions commerciales inéquitables à des éditeurs de publications de presse et des agences de presse établies en Espagne, relatives à l’exploitation de leur contenu protégé par la propriété intellectuelle ».
D’autres Etats membres comme l’Irlande n’ont pas été à la hauteur pour préserver le bon ordre sur le marché, et accordent multiples avantages fiscaux aux grandes plateformes numériques. En octobre 2017, la Commission européenne a annoncé qu’elle allait assigner l’Irlande devant la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) pour ne pas avoir récupéré 13 milliards € qu’Apple devait lui rendre. En août 2016, l’exécutif européen a conclu que les arrangements fiscaux que l’Irlande a permis à Apple étaient en fait une aide publique illégale.
Il a décidé que le fabricant américain de smartphones devait rendre cette aide à l’Irlande. Néanmoins, le gouvernement irlandais n’a toujours pas reçu cette somme. Bien que le droit européen précise qu’il est interdit de donner à une entreprise des avantages auxquels d’autres entreprises n’ont pas accès, l’Irlande reste clémente vis-à-vis des grandes firmes multinationales pour rester attractive, ce qui fausse la concurrence sur le marché européen.
Les enquêtes anticoncurrentielles en Europe sont motivées par trois objectifs : encourager la concurrence, protéger les données personnelles des utilisateurs et contrôler l’expansion des plateformes américaines en Europe. Les régulateurs européens sont convaincus de ceci : ce n’est qu’en encourageant la concurrence qu’ils peuvent inciter l’innovation et créer un marché dynamique.
C’est pourquoi la réglementation des grandes plateformes a toujours été la priorité des Européens. La protection des données personnelles est une autre priorité. L’intérêt que l’Union européenne porte à ce secteur s’explique par l’importance de données pour influencer la compétition du marché. Il est aussi influencé par le fait que la protection des données concerne la vie privée et la dignité des citoyens.
Bien évidemment, la raison pour laquelle l’Union européenne a imposé ce cadre contraignant est aussi liée à son besoin de protéger ses entreprises numériques contre des pratiques agressives des titans américains. La grande majorité des plateformes européennes sont de petite et moyenne taille. De ce fait, elles tombent difficilement dans la catégorie des contrôleurs d’accès. Néanmoins, force est de constater qu’en augmentant le coût des pratiques monopolistiques des contrôleurs d’accès, le DMA protègera l’innovation des petites et moyennes plateformes européennes. Cela bénéficie aux consommateurs en leur permettant une plus grande diversité de choix.
Chine : imitation et adaptation institutionnelles
Le cadre de réglementation antitrust en Chine doit beaucoup à celui de l’Europe. Le 30 août 2007, le pays a adopté sa première Loi Anti-Monopole (LAM) , entrée en vigueur le 1er août 2008. Cette loi a pour objectif d’éliminer les contraintes susceptibles de nuire à la concurrence dans trois domaines : les ententes, l’abus de position dominante, les concentrations. Wentong Zheng, chercheur en économie politique, a souligné les transplantations juridiques que la Chine a effectuées dans la construction de son cadre juridique anti-trust[5]. Les dispositions sur les ententes et l’abus de position dominante sont largement inspirées des article 101 et 102 TFUE[6].
De même, on constate que les règles sur les fusions ressemblent à celles de l’Union européenne adoptées en décembre 1989 à l’unanimité par le Conseil. Des chercheurs ont en même temps montré que la LAM chinoise s’est inspirée des lois américaine et japonaise. Par exemple, l’article 46 de la LAM stipule que des entreprises qui violent les règles peuvent être punies moins sévèrement ou même être exemptes de sanctions si elles rapportent leurs violations aux régulateurs de leur propre chef[7]. Dans le même esprit libéral, l’article 15-5 ne sanctionne pas les ententes conclues pour résoudre des baisses de vente significatives ou absorber des capacités excessives de production pendant des périodes de récession économique.
Les débuts de la réglementation antitrust en Chine sont donc marqués par des apprentissages auprès des économies développées occidentales. Cependant, comme Wentong Zheng l’a souligné, les transplantations juridiques ne fonctionneraient pas en Chine, car l’Etat chinois est trop présent sur le marché. Il accorde aux entreprises d’État des privilèges dont les entreprises privées ne peuvent pas bénéficier. L’omniprésence de l’Etat sur le marché, incarnée par le soutien aux entreprises d’Etat, des aides publiques aux entreprises stratégiquement importantes et le contrôle d’investissements, crée des distorsions. En conséquence, le modèle réglementaire que la Chine a appris de l’Occident a du mal à marcher sans à-coups.
La réglementation anti-trust de l’économie numérique est relativement récente en Chine. Le gouvernement chinois a longtemps adopté une approche du laisser-faire dans ses relations avec les entreprises numériques. Comme leurs homologues américains, les régulateurs chinois ont été laxistes vis-à-vis des grandes entreprises numériques, bien que leurs motivations soient différentes. Aux Etats-Unis, il existe une imbrication profonde entre le monde des affaires et la classe politique.
Cette proximité est incarnée par ce que Wright Mills a appelé « revolving door » (porte-tournante) et le soutien financier des entreprises aux campagnes électorales. Les liens politiques et financiers entre ces deux univers ont pour conséquence que les régulateurs américains ont souvent les mains liées et qu’ils ne peuvent pas se permettre de prendre des mesures radicales contre les pratiques anticoncurrentielles des entreprises.
En Chine, en revanche, la tolérance des régulateurs s’explique par la réglementation étatique traditionnelle du pays, un mode où l’État peut pratiquer une sorte de compétition organisée afin de faire croître des secteurs stratégiques. L’économie numérique chinoise s’accroît en parallèle de la croissance de la puissance économique du pays dans les trente dernières années. Elle constitue, en quelque sorte, le leitmotiv qui a aidé la Chine à réaliser un rattrapage rapide avec les pays développés. Le gouvernement chinois a volontairement laissé l’économie numérique se développer avant d’y mettre le nez.
Tout est parti, en Chine, d’un discours malencontreux de Jack Ma, ancien patron d’Alibaba, le 24 octobre 2020 lors d’un sommet à Shanghai. Il a alors critiqué la mentalité de prêteurs sur gage des banques d’État chinoises et a prôné la libéralisation de la réglementation financière. Selon lui, le marché financier chinois ne pouvait pas rencontrer de risques systémiques, car n’ayant jamais formé un vrai système cohérent. Ses commentaires virulents étaient lourds de conséquences. En dehors de l’interruption abrupte de l’introduction en bourse de sa filiale, Ant Financial, l’entreprise a subi une amende d’environ 2,6 milliards € en avril 2021, soit la plus grosse amende jamais subie par une entreprise basée en Chine.
A la suite de l’échec de la cotation boursière d’Ant Financial, Jack Ma a disparu des médias pendant plus de deux mois, ce qui a suscité bien des spéculations. Certains médias ont affirmé que le gouvernement chinois avait interdit à l’ancien patron d’Alibaba de quitter le pays ; d’autres que le milliardaire avait fui à l’étranger. Ce n’est que mi-janvier 2021 que Jack Ma est réapparu sur un terrain de golf à Sanya, chef-lieu de la province du Hainan. À partir de ce moment, ses apparitions publiques se sont faites beaucoup plus rares.
Début 2020, le gouvernement chinois a publié le projet d’amendement de la loi anti-monopole (LAM). Cette loi a inclus pour la première fois les critères selon lesquels les régulateurs peuvent juger si un fournisseur de services sur internet occupe une position dominante sur le marché. Suite aux mésaventures d’Alibaba, la Chine a établi un cadre de réglementation antitrust pour l’économie numérique. En 2021, la commission antitrust du Conseil d’Etat a publié ses Lignes directrices sur la régulation anti-trust dans le domaine de l’économie de plateformes.
Ce document a bâti un cadre de réglementation, détaillé et opérationnel, permettant aux régulateurs de juger si les plateformes créent des ententes entre elles, occupent une position dominante, ou forment des concentrations non autorisées. En 2022, le rapport du gouvernement chinois a souligné qu’il faudrait « renforcer et innover la réglementation, lutter contre les pratiques anticoncurrentielles, endiguer l’expansion non-coordonnée des capitaux, et préserver la concurrence loyale » sur le marché.
A bien des égards, le cadre de réglementation antitrust de l’économie numérique en Chine s’inspire donc du cadre européen. A ceci près que les régulateurs chinois n’ont pas encore introduit des règlements d’une importance juridique aussi élevée que le Règlement des marchés numériques. Comme les régulateurs européens, leurs homologues chinois ont adopté une approche ex ante, et non a posteriori.
Le 29 octobre 2021, l’administration d’État sur la réglementation du marché a publié deux documents qui incarnent bien cette approche préemptive : un guide sur la classification des plateformes (appel à contributions), et un guide sur les responsabilités des plateformes (appel à contributions). Ces deux textes ont classé des plateformes selon leur importance économique et ont stipulé des obligations différentes à des plateformes selon la typologie établie. Plus une plateforme est importante, plus elle assume de responsabilités. Par exemple, le guide sur la classification des plateformes a divisé les plateformes en trois catégories : très grandes plateformes, grandes plateformes, et plateformes de moyenne et petite taille.
Si la réglementation antitrust en Chine ressemble à celle de l’Europe, c’est parce que les deux cadres mobilisent des critères à la fois qualitatifs et quantitatifs pour juger si une plateforme constitue une très grande plateforme. Avec quatre critères : le nombre d’utilisateurs, les catégories de services fournis, la capitalisation boursière, la capacité de restreindre la concurrence sur le marché. Alors que les trois premiers critères sont quantitatifs, le dernier est qualitatif. Cette stipulation rappelle celle utilisée par la Commission européenne pour décider si une plateforme peut être désignée comme un contrôleur d’accès dans le cadre du Règlement sur les marchés numériques.
Kepeng Xue et Xin Zhao, respectivement professeur et doctorant à l’Université chinoise de sciences politiques et de droit, sont parmi les meilleurs spécialistes chinois de la réglementation antitrust de l’économie numérique. Ils ont souligné que malgré le rapprochement, le cadre juridique du pays a encore des lacunes à combler[8]. D’abord, bien que la réglementation actuelle ait précisé les obligations de différentes plateformes, les sanctions en cas de manquement restent floues, notamment parce que les deux guides n’ont pas d’effets contraignants et servent plutôt d’outils de politiques publiques. Pour que ces règlements produisent des effets concrets, il faudrait élever leur niveau juridique et les proclamer soit comme des décisions ministérielles soit comme des législations.
Ensuite, bien que la Chine ait adopté l’approche de réglementation ex ante à l’économie numérique et que, dans ce cadre, les plateformes soient sujettes à différentes obligations, la différenciation de ces dernières pour des plateformes fournissant différents services n’est pas suffisante. Puisque la façon dont les plateformes se font concurrence varie selon leur secteur d’activité, il n’est pas judicieux de soumettre les très grandes plateformes dans différents secteurs aux mêmes obligations. Il est conseillé aux régulateurs chinois de permettre aux plateformes de négocier, l’objectif étant d’avoir davantage de flexibilité quand il s’agit de juger si les pratiques des plateformes peuvent être considérées comme anticoncurrentielles.
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La réglementation antitrust de l’économie numérique est devenue l’un des sujets les plus préoccupants pour les gouvernements nationaux. L’économie numérique impactant les sphères économique, politique, sociale et culturelle, la réglementation antitrust produit des effets tous azimuts. Pour l’instant, l’Union européenne est, de toutes les entités politiques, la plus active dans ce domaine. Les mésaventures des géants numériques de la Silicon Valley en Europe l’attestent.
La Chine s’est beaucoup inspirée du modèle de réglementation antitrust de l’Europe tant pour les secteurs économiques traditionnels que pour l’économie numérique. L’Union européenne a créé une sorte de pression homogénéisante bien au-delà de son territoire. La Chine a appris du modèle européen sur deux points : la réglementation ex ante en hiérarchisant les plateformes sur la base des critères établis, d’une part, l’utilisation des critères quantitatifs et qualitatifs dans la définition de la position dominante, d’autre part. Malgré les différences qui persistent entre les deux, l’imitation institutionnelle est évidente.
Selon Wentong Zheng, les transplantations juridiques en Chine ne peuvent pas fonctionner à cause de la présence excessive de l’Etat sur le marché. Néanmoins, par rapport aux secteurs traditionnels, la particularité de l’économie numérique réside justement dans le peu d’intervention étatique, excepté pour les contenus en ligne[9]. Depuis l’arrivée de l’internet en Chine, une division du travail informelle existe entre les entreprises d’Etat et les entreprises privées.
Alors que les firmes contrôlées par le gouvernement opèrent prioritairement dans les télécommunications, les capitaux privés sont plus actifs dans le partage de musique ou de vidéos, les réseaux sociaux ou la messagerie instantanée. En quelque sorte, la présence de l’Etat chinois dans l’économie numérique est bien plus faible que dans les secteurs qui constitue l’artère de l’économie nationale, comme les télécommunications, l’aviation civile ou l’automobile. Cela contribue à augmenter la similarité des conditions du marché numérique chinois et européen, et à renforcer la faisabilité des approches réglementaires que la Chine a apprises de l’Union européenne.
Pour répondre au point soulevé dans l’introduction sur l’évolution du cadre de réglementation antitrust dans le futur, l’analyse des expériences chinoise et européenne montre qu’il est possible que les Etats ayant des régimes politiques différents, même aux antipodes, luttent contre la concurrence déloyale de façon similaire. Cette évolution est souhaitable à long terme, dans le sens où elle va aider à réduire les difficultés à établir un cadre de réglementation transnational de l’antitrust.
Vu les implantations mondiales des grandes plateformes numériques, il est dans l’intérêt des consommateurs et des petites firmes numériques d’apporter leur soutien à cette cause. La législation antitrust se différencie de celle des données, car cette dernière est politiquement plus sensible, préfigurant des difficultés à trouver un consensus entre différents Etats. Pour la réglementation de l’antitrust, les enjeux ne sont pas similaires.
Non seulement la sensibilité politique est moindre, mais aussi il s’agit d’un domaine qui affecte le bien-être des citoyens de façon tangible. De ce fait, la coopération interétatique dans l’antitrust dans un cadre transnational obtiendra davantage de soutien de la part des gouvernements, des firmes et de la société civile. Que les Etats ayant des régimes différents réglementent leur économie numérique de façon homogène favorise la concrétisation de cette perspective en dépit des différences majeures dans des autres dossiers.
[1] L’effet Matthieu tire son nom d’un passage de l’Évangile selon saint Matthieu, selon lequel « on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a ». Cette maxime se voudrait une incitation à cultiver leur talent adressé à qui en dispose d’un. Le sociologue Robert Merton, dans « The Matthew effect in science », Science, vol. CLIX, n° 3810, 5 janvier 1968, utilise cette expression pour montrer à quel point la renommée institutionnelle acquise par les scientifiques (et les établissements qu’ils représentent) détermine l’importance accordée à leurs travaux et, plus largement, les crédits dont ils disposent.
[2] Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, éditions Zulma, Paris, 2020
[3] Jean-Marc de Jaeger « Google recrute dans l’administration européenne pour défendre ses intérêts ».
[4] Marion Gaillard « La politique de la concurrence de l’Union européenne »
[5] Zheng Wentong (2010), “Transplanting Antitrust in China: Economic Transition, Economic Structure, and State Control”, University of Pennsylvania Journal of International Law, vol. 32(2): 643-721.
[6] Susan Beth Farmer (2009), “The Evolution of Chinese Merger Notification Guidelines: A Work in Progress Integrating Global Consensus and Domestic Imperatives”, Tulane Journal of International and Comparative Law, 18(1): 1-92.
[7] Salil K. Mehra & Meng Yanbei (2009), “Against Antitrust Functionalism: Reconsidering China’s Antimonopoly Law”, 49 Virginia Journal of International Law, 49(8).
[8] Kepeng Xue, Xin Zhao (2022), « Les obstacles institutionnelles au changement de régulation anti-trust de l’économie numérique et les solutions », Exploration et Discussion, no.7, pp. 56-65.
[9] Aifang Ma, La régulation du numérique : Chine, Etats-Unis, France.
Directeur de la publication : Pascale Joannin