Pour résister aux sanctions américaines qui s’imposent au monde entier, Europe comprise, certains dirigeants commencent à évoquer des architectures financières hors du dollar. Mais en ont-ils vraiment l’envie et les moyens ?
Invité du journal de RT France après le discours aux ambassadeurs d’Emmanuel Macron le 27 août, l’économiste et directeur du Cercle de l’Epargne Philippe Crevel a donné son point de vue sur la notion de «souveraineté européenne», évoquée à plusieurs reprises par le président de la République : «On le voit avec les sanctions contre l’Iran où, même si elle aurait souhaité autre chose, l’Europe est forcée de suivre les décisions américaines. Et l’on ne voit pas aujourd’hui l’Europe suffisamment forte […] pour contrer les lois américaines.»
Dans son discours, Emmanuel Macron avait pourtant expliqué comment défendre cette souveraineté : «Eh bien en répondant aux défis […] en faisant de l’Europe, le modèle de cette refondation humaniste de la mondialisation.»
Mais, de l’autre côté du Rhin, la diplomatie allemande avait déjà proposé des solutions plus précises. Dans une tribune intitulée «Etablir un plan pour un nouvel ordre mondial», publié le 22 août dernier par le quotidien économique allemand Handelsblatt, le social-démocrate Heiko Mass, ministre des Affaires étrangères depuis mars 2018, propose de construire un système financier indépendant des Etats-Unis et du dollar.
Il est essentiel que nous renforcions l’autonomie européenne en établissant des canaux de paiement indépendants des Etats-Unis, un fonds monétaire européen et un système de paiement SWIFT indépendant
Malgré un langage feutré, le diplomate va très loin, puisqu’à l’actuel système reposant sur une sorte d’unité occidentale, il propose que l’Europe devienne «la pierre angulaire de l’ordre international» et qu’elle serve de «contre-poids aux Etats-Unis quand ils franchissent les lignes». Dans le contexte des sanctions américaines contre l’Iran il précise : «Il est essentiel que nous renforcions l’autonomie européenne en établissant des canaux de paiement indépendants des Etats-Unis, un fonds monétaire européen et un système de paiement SWIFT indépendant.»
Le 27 août, le ministre français de l’Economie Bruno Le Maire a semblé appuyer ce projet, lors d’un petit déjeuner de l’Association des journalistes économiques et financiers, en déclarant : «Je veux que l’Europe soit un continent souverain et non un vassal, et cela implique des instruments de financement totalement indépendants qui n’existent pas aujourd’hui.»
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Le réseau international de paiements SWIFT visé par Washington
De la part du ministre allemand des affaires étrangères, l’allusion au réseau d’échanges interbancaires SWIFT qui garantit les paiements entre près de 11 000 institutions bancaires ou financières de 200 pays s’explique parce que cette plateforme d’échange basée à Bruxelles est dans le viseur de Washington.
L’administration américaine a en effet demandé en juin dernier aux administrateurs de SWIFT d’exclure plusieurs banques iraniennes, dont la Banque centrale, d’ici le mois de novembre. La question des mesures coercitives que pourraient prendre le département de la Justice ou le Trésor américains en cas de refus n’est pas tranchée. Mais des sanctions individuelles contre les administrateurs récalcitrants ont été évoquées.
Quant à bâtir un FMI européen, autre idée avancée par Heiko Mass et, semble-t-il soutenue par Bruno Le Maire, elle tire sa logique de la dépendance des grandes entreprises aux financements internationaux largement dominés par des institutions américaines.
Par exemple, le groupe énergétique Total en annonçant son retrait du plus gros projet d’exploitation gazière au monde, la phase 11 du gisement gazier offshore South Pars situé dans les eaux territoriales iraniennes, avait précisé : «Il a toujours été clair que Total ne peut pas se permettre d’être exposé à des sanctions secondaires américaines.» En effet, les banques américaines sont impliquées dans plus de 90% des opérations de financement de Total et les investisseurs américains représentent plus de 30% de son actionnariat.
L’effort européen pour sauver l’Iran : 18 millions d’euros
Exemple encore plus criant de la dépendance totale de l’Europe aux marchés financiers dominés par le dollar : l’humiliation subie par la Commission européenne en juin dernier. En effet, l’exécutif bruxellois avait demandé à la Banque d’investissement européenne (BEI), dont les Etats membres sont actionnaires, de soutenir les investissements dans la République islamique d’Iran pour tenter de sauver l’accord sur le nucléaire. Mais la banque avait répliqué sèchement qu’elle ne pourrait le faire dans un communiqué où elle expliquait : «Une condition préalable à son modèle économique est que la Banque reste une institution solide crédible sur les marchés internationaux des capitaux, ce qui serait incompatible avec l’ignorance des sanctions possibles contre l’Iran.»
Dans ce contexte, les vœux de Bruno Le Maire et d’Heiko Mass ont-ils une chance de se réaliser ? En ce qui concerne le réseau SWIFT, construire son alternative impliquerait d’avoir recours à des équipements dans lesquels n’entrent pas un composant ni programme lié à une entreprise américaine. Ainsi, Philippe Crevel, interrogé par RT, plaide pour l’indépendance «au niveau de l’informatique, des logiciels». Il faudrait selon le spécialiste «ne pas avoir besoin des marques américaines pour faire des montages commerciaux». «Si l’Europe est assez forte, elle n’aura plus peur des sanctions américaines», affirme Philippe Crevel, estimant que les «sanctions contre l’Iran» devraient conduire à la réorganisation des marchés économiques dans l’intérêt européen.
Quant à une plateforme de financement indépendante du dollar, on peut mesurer la détermination actuelle de l’Europe à l’aune de ses engagements financiers pour soutenir l’économie iranienne : 18 millions d’euros pour des projets en faveur du développement économique et social durable en Iran inscrits dans un ensemble plus vaste de 50 millions d’euros !
Sans craindre le ridicule, le site euro-enthousiaste Euractiv.com, n’hésite pas à parler de «signal fort à la fois pour Téhéran et pour Washington», dans un article récent sur les tentatives européennes de résister à la pression américaine. A titre de comparaison, Total avait prévu d’investir 2 milliards d’euros en Iran.
Pourtant, même si l’on répète que les Etats-Unis restent la première puissance mondiale, c’est surtout parce que l’Europe est désunie que les marchés financiers continuent d’être dominés par le dollar. En effet, la part du billet vert, qui représente près des deux tiers (63%) des réserves de devises des banques centrales, est largement disproportionnée par rapport au poids économique des Etats-Unis. Ils ne pèsent plus aujourd’hui que 20% de PIB mondial, et les échanges commerciaux à l’intérieur du marché unique européen représentent trois fois le montant de ceux de l’Alena (zone de libre-échange nord-américaine réunissant Canada, Etats-Unis et Mexique).
Aucun poids financier pour l’euro sans euro-obligations
Cité par le magazine L’Opinion, Patrick Artus, chef économiste chez Natixis explique surtout : «Face à un marché unifié du dollar, vous avez 17 marchés fragmentés d’emprunts européens, avec chacun ses caractéristiques propres. Les choses seraient différentes si les pays membres trouvaient un accord pour mutualiser une partie de leurs dettes. Avec un eurobond, finis les risques d’évolution divergente et de «spread» [écart] d’un pays à l’autre. Mais personne n’en veut.»
En résumé, l’euro pourrait peser sur les marchés financiers, si la zone euro acceptait d’émettre des euro-obligations au même titre que les Etats-Unis émettent des bons du Trésor… mais la chancelière allemande Angela Merkel s’y est toujours opposée.
Dans une tribune publiée sur le site américain d’informations financières Bloomberg, Léonid Berchidski, fondateur du quotidien économique russe Vedomosti, analyse ainsi les chances du projet appelé de ses vœux par Heiko Maas : «Reste à voir si les dirigeants européens auront le courage d’aller dans la direction indiquée par [Heiko] Maas. Ce serait un saut dans l’inconnu et les Etats-Unis le percevraient inévitablement comme une escalade. Mais si l’Europe veut jouer un rôle de contre-poids face aux Etats-Unis, il lui faudra aller au-delà de tribunes dans les journaux, fussent-elles signées de puissants ministres des Affaires étrangères.»