Comment l’Europe répond à la rivalité sino-américaine

Grain de sel GB : Depuis le pivot vers le Pacifique sous Obama et malgré l’invasion russe de l’Ukraine, la géopolitique mondiale se structure de plus en plus autour de la rivalité sino-américaine. Pour une Europe qui se veut puissance, comment répondre à cette nouvelle donne ?

En 2019 on se demandait encore si les Etats-Unis voulaient « réformer l’Organisation mondiale du commerce, s’en affranchir ou le démanteler ? »[1] alors qu’ils bloquaient le renouvellement des juges et le fonctionnement de l’organe d’appel de l’OMC. Désormais, la réponse est plus claire.

Les distorsions de concurrence du capitalisme d’Etat chinois provoquent de tels déséquilibres systémiques au sein du système libéral d’économie de marché que les États-Unis ont décidé de s’ affranchir de certaines règles multilatérales au nom de la sécurité nationale. À leur tour, ils adoptent des mesures coercitives et une stratégie industrielle aux caractéristiques chinoises qui s’appuie sur des subventions massives et des clauses de contenu local. Les annonces agressives se multiplient du côté de Washington et de Pékin. 

Une rivalité de blocs

La course au leadership technologique s’accélère en même temps qu’une réorganisation de la mondialisation qui peut aussi bien conduire à la coexistence de blocs rivaux qu’à une escalade de mesures de rétorsion et une fragmentation des chaînes de valeur mondiales.

Le reste du monde doit s’adapter à ce contexte plus conflictuel. Certaines initiatives américaines qui visent la Chine impactent aussi les pays tiers, comme le plan massif d’aides d’État adopté à Washington en août 2022, Inflation Reduction Act (IRA). Il doit permettre d’accélérer l’innovation et la production des technologies vertes aux Etats-Unis pour atteindre l’objectif de neutralité carbone, tout en réduisant la dépendance à la technologie chinoise et en coupant la Chine de l’accès aux technologies américaines pour freiner son économie.

Les aides d’État dépasseront sans doute à terme les 369 milliards de dollars (345 milliards d’euros) prévus sur dix ans car les projets de financements ne sont pas tous plafonnés. L’inquiétude que suscite cette aide publique est d’autant plus massive que le dollar offre aux États-Unis une capacité de subvention illimitée. Elle est renforcée par les clauses de contenu local, qui créent une distorsion de concurrence entre les entreprises implantées aux Etats-Unis et les autres[2].

Les Européens doivent répondre afin d’éviter un détournement de l’investissement européen vers les États-Unis alors que le coût de l’énergie y est déjà bien moins élevé qu’en Europe, sans susciter une course aux subventions entre Etats membres de l’UE qui fragiliserait les règles de concurrence équitable sur lesquelles est bâti le Marché unique.

L’enjeu est cependant plus vaste que la seule réponse à l’IRA et concerne plus largement l’accès à des technologies qui vont transformer en profondeur nos économies et nos sociétés. Ce sont des secteurs en expansion très prometteurs sur lesquels les Européens auraient tort de ne pas se positionner en développant leurs propres capacités d’innovation et de production.

Surtout pour accéder à ces technologies, on ne pourra plus reposer sur la confiance dans un marché mondial ouvert, alors qu’il devient plus difficile de naviguer entre des restrictions aux exportations obéissant à des considérations géopolitiques. Les Européens entreprennent de réduire plus activement leurs dépendances stratégiques, en particulier à des importations de biens pour lesquels il y a une forte concentration de la production en Chine.

Mais ils doivent aussi anticiper un nouveau risque de concentration de l’innovation technologique et de la production et donc de nouvelles dépendances aux deux pays engagés dans cette course technologique.

Ce papier n’entre pas dans le détail de l’IRA et du Plan industriel vert de la Commission européenne proposé le 1er février 2023[3] ; mais évalue les enjeux de la mutation de la mondialisation pour situer le débat européen au bon niveau stratégique. L’impact de la priorité américaine accordée à la sécurité nationale (I) et le risque d’engrenage des restrictions aux exportations (II) appellent à calibrer une réponse européenne qui ne se limite pas à l’IRA (III).

Les Européens doivent adapter leur Marché intérieur à cette nouvelle ère pour en faire un levier d’autonomie stratégique en alliant, d’une part, une stratégie de diversification des approvisionnements et de l’accès à la demande extérieure et, d’autre part, un renforcement de l’innovation et production qui passe par une « mutualisation équitable » des capacités bénéfiques à tous les États membres.


Notes

[1] « La crise de l’OMC : peut-on se passer du multilatéralisme à l’ère du numérique ? », Elvire Fabry, blogpost, Institut Jacques Delors, 9 décembre 2019.

[2] Pour ce qui concerne la vente de véhicule électrique, les crédits d’impôts ne sont accordés que si 40% de la valeur des minerais critiques (extraits ou raffinés) utilisés dans les batteries et 50 % des composants de la batterie viennent des Etats-Unis ou d’un pays qui a un accord commercial avec les Etats-Unis. Ces pourcentages passent à 100% en 2029. Si une seule des conditions est remplie, le crédit se limite à 3 750 dollars au lieu de 7 500 dollars. Tout crédit d’impôt est conditionné par un assemblage du véhicule aux Etats-Unis et la garantie que la batterie ne contient minerais ou composants de pays qui n’est pas fiable comme la Chine et la Russie.

[3] “A Green Deal Industrial Plan for the Net-Zero Age”, Commission européenne, COM(2023) 62 final, 1er février 2023.

Fabry, E. 2023. «Comment l’Europe répond à la rivalité sino-américaine», Policy paper n°288, février 2023.

Comment l’Europe répond à la rivalité sino-américaine – Institut Jacques Delors (institutdelors.eu)

PP288_Comment-lEurope-repond-a-la-rivalite-sino-americaine_Fabry-1.pdf (institutdelors.eu)