Pourquoi la double matérialité est indispensable?!

Alexandre Rambaud Novethic – 16 octobre 2023

(Article offert)

VDB : Au moment où l’ ISSB critique fortement le choix de la double matérialité, quel choix de nature philosophique faire et assumer ?

Le concept de double matérialité mis en avant dans la directive européenne sur le reporting ESG des entreprises (CSRD) subit de nombreuses critiques, notamment de la part d’Emmanuel Faber, le président de l’ISSB. Dans une tribune pour Novethic Essentiel, Alexandre Rambaud, maître de conférences à AgroParisTech* et co-directeur de la chaire Comptabilité écologique, explique comment les normes comptables IFRS ont participé à la financiarisation de l’économie et pourquoi la double matérialité peut justement contribuer à une économie plus respectueuse de la nature et de l’humain.

Dans une tribune récente, et très commentée, le président de l’ISSB (International Sustainability Standards Board), organisme privé situé aux États-Unis et dédié à la production d’un système de publication d’informations environnementales d’entreprise, s’en est pris durement aux orientations actuelles de la normalisation comptable de durabilité européenne. Ces propos pourraient être anodins, et n’être que la marque de la défense des intérêts privés d’un organisme contre son principal « concurrent », opérant dans un même secteur d’activité, et cela, dans le cadre d’une communication commerciale classique. C’est finalement bien de cela dont il s’agit, sauf que…

ISSB contre CSRD, deux philosophies s’affrontent

Sauf que le « concurrent » n’est autre que le processus démocratique européen de normalisation comptable durable… Intégré au Green Deal de l’Union européenne, vaste projet stratégique européen visant à l’engager sur la voie de la transition écologique, ce processus est composé des parlementaires et des acteurs associés, ainsi que d’un panel très important d’experts en comptabilité, finance et durabilité, qui a travaillé durant deux ans à l’élaboration complexe d’une directive, la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) contenant les ESRS (European Sustainability Reporting Standards), premier cadre complet comptable normatif mondial, prenant en compte les enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance.

Sauf que l’organisme qui a émis cette critique, l’ISSB, est adossé à l’IASB (International Accounting Standards Board), organisme parmi les plus influents, et surement les moins connus au monde compte tenu de son importance. Lui-aussi privé et situé aux États-Unis, l’IASB est dédié de son côté à la production d’un système de publication d’informations financières pour les entreprises, les IFRS (International Financial Reporting Standards) – la dénomination du système de l’ISSB est d’ailleurs IFRS S1 et S2 (S pour Sustainability).

La valeur actionnariale, conception étriquée de l’entreprise

L’histoire de l’IASB, dont les origines remontent aux années 1970, est intimement liée à ce qu’on dénomme parfois la « financiarisation » de l’économie. Associée à des auteurs comme Milton Friedman, cette vision de l’économie a favorisé la prégnance de la place des marchés financiers (surtout des marchés secondaires en fait) et la vision actionnariale (notamment court-termiste) de l’entreprise, impliquant que celle-ci devait rechercher la maximisation de la valeur pour les actionnaires, acteurs imposés comme principales parties prenantes.

Cette perspective sur l’économie est en elle-même très discutée, d’autant plus dans l’après-crise financière de 2007, déjà sur sa simple capacité à garantir la viabilité dans le temps de l’économie « réelle » (les marchés financiers n’assurant plus ainsi, en premier lieu, leur rôle historique de financement des entreprises). L’UE s’interrogeait dès lors en 2018 sur l’aptitude même des IFRS à intégrer la question du long terme dans les investissements. Surtout, cette vision repose sur une conception étriquée de l’entreprise, que le rapport interministériel « L’entreprise, Objet d’intérêt collectif » de 2018, base de la loi PACTE de 2019, mettait en évidence : l’entreprise est un collectif, impliquant plusieurs parties prenantes, et l’actionnariat devrait être vu comme accompagnant un projet commun, ce qui constitue au passage sa fonction historique. Rappelons d’ailleurs que toute la comptabilité de gestion des entreprises, qui assure, au jour le jour, leur fonctionnement, n’est en aucun cas basée sur la valeur actionnariale… 

L’influence gagnée par l’IASB ne repose ainsi pas sur une pertinence réelle au regard de son apport à une soutenabilité économique mondiale, mais plutôt dans la croyance théorique, de plus en plus questionnée, en une certaine vision de l’économie. Cette influence ne découle pas non plus de son statut, n’étant pas une organisation internationale officielle au sens de la Commission du droit international, mais d’une délégation de souveraineté, en termes de droit comptable, par des États au profit de cet organisme. L’UE a ainsi délégué sa normalisation comptable pour les groupes cotés à l’IASB en 2002. Dans ces conditions, de nombreuses entreprises et investisseurs internationaux se basent sur les IFRS actuellement, sans que ces normes soient réellement internationales : les États-Unis ne les ont pas adoptés… Il est de fait fallacieux de prétendre que les normes de l’ISSB, comme cet organisme le sous-entend régulièrement, seraient de facto une réponse, mondiale, commune et légitime, aux enjeux de la normalisation comptable extra-financière, car reposant sur les IFRS. Notons que plusieurs acteurs internationaux ont d’ailleurs indiqué que l’adoption des IFRS n’impliquait en rien l’adoption automatique des normes de l’ISSB.

La bataille pour établir les normes comptables de l’économie de demain

Sauf que le président de l’ISSB est Emmanuel Faber, charismatique ancien PDG de Danone, dont l’éviction de la tête de cette entreprise serait due à un antagonisme entre ses prises de position écologiques et le court-termisme actionnarial. Ce « storytelling » a été largement commenté et remis en question, mais Emmanuel Faber garde une image positive, alliant compréhension des marchés financiers et engagements écologiques. Il ne s’agit en rien de discuter ses engagements personnels, la question n’étant pas à ce niveau, mais il s’agit de s’intéresser aux actes uniquement. En effet, la présence de ce grand patron européen, véhiculant une telle image, à la tête de l’ISSB a sans doute facilité un certain « entrisme » de cet organisme dans le débat européen de normalisation comptable de durabilité, tandis que celui-ci organisait un intense lobbying contre le processus de la CSRD. Les positions d’Emmanuel Faber ont dans ces conditions un impact fort dans l’UE.

Sauf que tout ceci s’inscrit dans un contexte géopolitique particulier : l’établissement des règles de fonctionnement des entreprises, c’est-à-dire des normes comptables, dans l’économie de demain, celle de la durabilité. Rien de moins. Et dans ce contexte, l’UE part avec des atouts certains, drainant notamment la majeure partie de la finance appelée durable (à tort ou à raison – la question étant justement d’établir dans le futur ce qui pourra être appelé durable ou non). Alors que les États-Unis s’enfoncent dans une lutte, très politisée, contre les enjeux de durabilité en finance, restent principalement deux protagonistes aujourd’hui dans ce qui est devenu une réelle course à la normalisation comptable de durabilité : l’UE, avec la CSRD, qui inclut un principe d’extra-territorialité dans sa mise en œuvre, et l’ISSB. Or il est très probable que les acteurs qui départageront ces deux projets sont surtout du côté de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique du Sud. C’est là que se jouera l’adoption d’une norme ou d’une autre (avec pour l’instant, peu de chances de voir advenir un projet tierce). Dès lors, il n’est pas totalement exclu que la tribune d’Emmanuel Faber, traduite en anglais, est à destination de ces espaces économiques plutôt que de l’UE, pour tenter d’imposer la philosophie promue par l’ISSB contre celle de l’Europe, avec en arrière-plan la fébrilité de perdre cette course à la normalisation ? 

Sauf que… et surtout et avant tout, ce dont il est question ici, c’est la survie de l’Humanité et de la Planète. La critique adressée par Emmanuel Faber dans sa tribune porte en fait sur la question épineuse et très débattue de la double matérialité, terme très technique (trop technique…) qui dissimule un questionnement profond sur le lien entre les entreprises et les impacts socio-environnementaux, qui nécessiterait un débat démocratique, citoyen et scientifique, mondial, plutôt que certaines prises de position à l’emporte-pièce, entre (dans certains cas, soit-disant) experts. 

Le but de la présente tribune est ainsi d’abord de contextualiser la critique pour en situer l’origine, d’où elle provient, afin d’en arriver en son cœur même, son point essentiel, celui sur cette fameuse notion de double matérialité. Alors que nous dépassons une à une toutes les limites planétaires et que les inégalités sociales et les conditions de travail se dégradent inexorablement, chercheurs et professionnels, dès les débuts des réflexions sur la comptabilité extra-financière (dans les années 1960-1970), ont inséré l’évolution des systèmes comptables dans une nécessaire meilleure prise en compte des impacts des entreprises sur leur environnement, social et naturel.

La double matérialité pour prendre en compte l’impact sur l’environnement

C’est ainsi que l’UE a décidé en 2021 que les avancées règlementaires en termes de finance et de comptabilité pour la durabilité devaient intégrer un couplage entre prise en compte des impacts des entreprises sur l’environnement et conséquences financières de cette prise en compte. Cette vision s’appelle la double matérialité, la notion de « matérialité » correspondant à l’importance relative d’une information socio-environnementale. La question est ainsi de savoir ce qui est important à prendre en compte : les impacts des enjeux socio-environnementaux sur les performances financières, ce qui est appelée « matérialité simple » ou financière, ou les impacts des entreprises sur leur environnement, ce qui appelé « matérialité à impact », la prise en compte des deux s’appelant double matérialité. 

L’ISSB défend, en adéquation avec les principes sous-jacents des IFRS, la matérialité simple orientée vers la seule valeur actionnariale, dans une compréhension susmentionnée très particulière de l’économie. Cette posture de principe n’est en rien basée sur une étude scientifique des liens entre activités des entreprises, conséquences des choix actionnariaux et dégradations des écosystèmes et des conditions de vie, de nombreux scientifiques ayant même souligné le décalage entre les positions des IFRS et les enjeux écologiques. Il s’agit purement d’une croyance en un fonctionnement du marché et de l’économie. Car tout est là : que voulons-nous ? Sur quelles bases souhaitons-nous voir se développer l’économie et la société de demain ? Une société où la simple valeur actionnariale, qui a montré ses limites concernant la marche même de l’économie, dicte ses lois à ce qui doit être protégé, préservé, au niveau des écosystèmes ? Notons que bon nombre de résultats en bioéconomie, peu connus des débats en finance durable, indiquent que la préservation des écosystèmes sur cette base n’est pas compatible avec une préservation sur base scientifique. 

Ou une société où ce sont les impacts sur les limites scientifiques planétaires, à commencer par celles du climat, et sur les conditions de vie humaines qui constituent le socle même de ce qui est important à prendre en compte, avant tout, et qui doivent corriger/impacter en conséquence, en second lieu, les grandeurs financières des entreprises et de la finance ? 

Vers une comptabilité de la paix

Hubert Reeves, qui vient malheureusement de nous quitter, affirmait : « nous menons une guerre contre la nature. Si nous la gagnons, nous sommes perdus ». Or il y a quelque chose de « guerrier » à vouloir considérer, par exemple, que la seule réalité de la nature est de participer aux gains ou aux pertes d’un actionnariat souvent de court-terme et de plus en plus déconnecté du projet de l’entreprise. La nature serait ainsi un bon soldat dont l’importance relative, la matérialité, ne reposerait que sur sa capacité à faire gagner du terrain ou à en faire perdre en termes de rendement de marché… Et sa seule préservation serait basée sur sa capacité à assurer inlassablement des services productifs pour les actionnaires, comme la médecine militaire a pour but de remettre sur pied inlassablement les soldats pour retourner sur le champ de bataille – nous sommes loin d’une attention à la nature et aux humains.

Il est ainsi plus que temps de développer une comptabilité de la paix, paix avec les écosystèmes, avec les êtres humains, réintégrant l’entreprise comme vrai projet collectif. En fait, finalement ce qui se cache derrière la double matérialité, c’est cette comptabilité de la paix. Mais évidemment, vouloir la paix, c’est s’exposer à une critique malheureusement intemporelle : celle d’une naïveté, d’un simplisme. Et la critique d’Emmanuel Faber n’est peut-être pas totalement étrangère à ce type de propos quand il déclare que « l’Europe a fait un choix normatif ambitieux [celui de la double matérialité …] », mais « évidente de prime abord, cette conception est en réalité simpliste ». Oui, la double matérialité est ambitieuse, exigeante et complexe, mais n’est de simpliste que sa critique. 

Emmanuel Faber décrit ainsi trois illusions selon lui sur la double matérialité : « la puissance performative de la matérialité serait en soi transposable hors de l’économie » ; il faudrait une « comptabilisation exhaustive des impacts d’une entreprise », cette comptabilité étant trop complexe voire inenvisageable ; et elle serait faussement « coercitive pour les entreprises, et donc efficace en soi ». 

La double matérialité, un concept concret et faisable

Concernant le premier point, rappelons que dans double matérialité, il y a « double » : le projet européen conduit ainsi à une logique globale résumé par « Objectifs (sur base scientifique), Plans d’actions (pour les atteindre), Ressources financières (affectées à ces plans), Métriques (pour suivre ces plans) ». Même si cette logique n’est pas encore pleinement obligatoire dans toutes les ESRS et reste perfectible, elle conduit bien à une intégration pleine et entière des conséquences des impacts de l’entreprise sur ses budgets stratégiques, donc sur sa logique financière, mais sous l’angle non pas de la valeur actionnariale, mais des dépenses associées à des actions réelles. 

Le second point est en partie caractéristique d’une des fameuses excuses pour l’inaction (climatique) : le perfectionnisme politique, faisant qu’il faudrait attendre des mesures parfaites et acceptées par tout le monde avant d’agir… Mais surtout il se trouve en décalage avec la réalité des avancées très importantes, mais pas assez connues y compris des entreprises, en matière de sciences écologiques, de système de prise en compte de la biodiversité, etc. Ainsi, l’IPBES (Intergovernmental science-policy platform n biodiversity and ecosystem services), sorte de Giec de la biodiversité, travaille activement sur ces questions. À titre d’exemple, la directive cadre européenne sur l’eau définit officiellement la notion de bon état écologique des masses d’eau (rivières, lacs, etc.) à partir d’une batterie de biomarqueurs, tandis que des organismes publics, tels que les Agences Régionales de l’Eau sont à même de les suivre et d’accompagner les entreprises sur ces questions. Dès lors, même si le sujet reste complexe, en 2023, nous avons les moyens concrets, par une articulation renouvelée en termes de coopération entre organismes publics, entreprises et expertise, d’avancer sur la voie de la prise en compte des impacts des entreprises sur leur environnement. Notons au passage que les informations nécessaires pour la matérialité simple sont loin d’être faciles à structurer.

Le troisième point repose en partie sur l’idée que la comptabilité serait déconnectée de toute autre institution. C’est là une caractéristique de l’approche financiarisée de la société : une réelle désinsertion de l’économie dans l’ensemble des institutions, pour faire reposer l’ensemble de son fonctionnement sur les décisions du marché financier. Or, doit-on vraiment préciser que le monde ne fonctionne pas ainsi ? Dès lors, le rôle de la comptabilité doit s’inscrire dans des liens forts avec l’ensemble du droit et de l’audit, qui va être fortement impacté par la CSRD, avec les décisions de l’ensemble des parties constituantes des entreprises, des salariés, dont les contrôleurs de gestion et les comptables, jusqu’aux directions, avec les États et la société civile. Ainsi, le but de la double matérialité (et encore moins celui de la CSRD) n’est pas de créer un dispositif désocialisé cherchant à faire reposer la transformation écologique des entreprises sur une seule logique quasi-démiurgique, celles d’un certain actionnariat. En mettant en évidence le couplage entre impacts des entreprises sur leur environnement, plans d’actions et coûts associés, il s’agit de donner progressivement des moyens à l’ensemble des dispositifs institutionnels et sociaux, incluant, mais non exclusivement, les actionnaires, pour accompagner, voire à terme sanctionner le cas échéant, les entreprises dans leur transformation, et cela sur des bases alignées sur des objectifs scientifiques mis en évidence.

Que retenir de cela ? Que la double matérialité est une philosophie dont la mise en œuvre est complexe mais réalisable, par une coopération renouvelée entre public et privé, scientifiques, citoyens, professionnels et société civile ; qu’elle suscite évidemment de vives réticences, venant de perspectives discutables, sur l’économie et la durabilité, et dont on aimerait plus de rigueur scientifique dans leurs prises de position sur leurs conséquences socio-environnementales, au-delà de simples postures rhétoriques parfois un peu fébriles ; qu’elle nécessite un ferme soutien citoyen et économique, que l’UE a décidé de lui apporter malgré des tensions internes ne le cachons pas – et que les déclarations de l’ISSB favorisent ; et que surtout elle est le seul horizon pour une comptabilité de la paix, entre la nature, la société et l’économie.■

*Alexandre Rambaud est maître de conférences à AgroParisTech-CIRED (Centre international de recherche sur l’environnement et le développement), co-directeur de la chaire Comptabilité écologique (AgroParisTech, Université Paris-Dauphine, Université de Reims Champagne-Ardenne, Institut Louis Bachelier), co-directeur du Département « Economie & Société » du Collège des Bernardins , Academic Louis Bachelier Fellow, membre du Comité sur l’information de durabilité de l’Autorité des Normes Comptables, membre sortant de la commission Climat et Finance Durable de l’Autorité des Marchés Financiers, membre du CA et directeur scientifique du Cercle des Comptables Environnementaux et Sociaux (CERCES) et vice-président de l’Institut de formation en Gestion et Comptabilité Durable (ICGS)

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