Standards durables : la course est lancée

La bataille est ouverte entre l’Europe et le monde anglo-saxon pour imposer des standards de reporting extra-financier pour les entreprises. Les grandes places financières veulent chacune gagner la place de leader de l’investissement vert.

29 septembre 2023 à 15:00 – Maj 3 octobre 2023 à 11:27 – Article réservé aux abonnés, publié avec autorisation.

La bataille est ouverte entre l’Europe et le monde anglo-saxon pour imposer des standards de reporting extra-financier pour les entreprises. Les grandes places financières veulent chacune gagner la place de leader de l’investissement vert.

La finance durable s’installe sur les marchés mondiaux, encadrée par de nouvelles règles. Deux grandes avancées auront marqué l’été : l’adoption par la Commission européenne et par l’International Sustainability Standards Board (ISSB) – dépendant de la fondation privée IFRS – de leurs standards de reporting durable, soit deux langages formalisés pour parler des facteurs ESG (environnement, social, gouvernance). Les investisseurs pourront recueillir les données durables des entreprises dans un format harmonisé. Le standard européen promet en outre d’être «interopérable» avec IFRS, même s’il ne poursuit pas le même objectif.

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«En 2005, les entreprises européennes ont déjà dû adopter les normes comptables IFRS qui ont profité aux Big Four. Il ne faudrait pas que l’Histoire se répète. L’Europe doit défendre sa culture extra-financière», affirme Alain Grandjean, économiste et cofondateur de Carbone 4. La fondation IFRS et l’Europe affichent de fortes divergences.

Pour l’ISSB, «la nature est représentée par le biais des services qu’elle procure aux entreprises, et plus précisément aux actionnaires, en termes de gains ou de risques sur la valeur actionnariale. L’entreprise n’a finalement aucune responsabilité vis-à-vis de la nature et du climat», résume Alexandre Rambaud, maître de conférences à AgroParisTech-Cired, codirecteur de la chaire Comptabilité Ecologique. Dans la réglementation européenne, l’entreprise doit aussi rendre compte de ses impacts sur la nature et la société.

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La planète finance passe au vert

Ailleurs dans le monde, les places financières suivent le même chemin. Après avoir laissé l’Union européenne essuyer les plâtres, la Grande-Bretagne se prépare à adopter pour l’année prochaine ses règles de reporting durable des entreprises et des investisseurs. Le Canada, l’Australie, le Japon, Hong Kong, Singapour ont établi des règles ou des préconisations concernant l’information, la classification ou la publicité des fonds durables. À fin 2021, un rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement recensait 316 mesures et réglementations de finance durable dans 35 pays.

Aux Etats-Unis, les grandes entreprises rapportent leur empreinte carbone, mais en ordre dispersé. Le gendarme des marchés, la Securities and Exchange Commission (SEC), a souhaité y mettre de l’ordre en proposant un format unique de production des données. Toutes les émissions carbone de scope 1 à 3, c’est-à-dire les émissions directes d’une entreprise, de ses fournisseurs et clients, pourraient être concernées. La proposition de la SEC est toujours discutée alors que la Californie a déjà pris les devants pour faire adopter une réglementation comparable.

Le standard ESG entre sur le terrain politique et judiciaire

Cette irruption des sujets climatiques et sociaux au cœur de Wall Street fait désormais monter une vague anti-ESG. Le sujet devient politique. Les Etats conservateurs accusent certains gérants et fonds de pension de «wokisme». Même BlackRock, Goldman Sachs, Wells Fargo ont été mis au ban pour leurs velléités de réduire leur exposition au pétrole et au gaz.

Les pressions anti-ESG se sont exercées sur la coalition d’assureurs mondiaux NZIA (Net Zero Insurance Alliance) voulant respecter une trajectoire de neutralité carbone. Avec une efficacité redoutable. «Lorsque 23 state attorneys general vous menacent d’empêcher de continuer vos activités aux Etats-Unis, au nom des lois fédérales antitrust, vous n’avez pas d’autres choix que d’abandonner le groupe», reconnaît un grand patron de l’assurance.

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Les investisseurs américains sont au milieu du gué. Marcie Frost, la directrice du plus grand fonds de pension public des Etats-Unis, CalPERs, (400 milliards de dollars d’actifs sous gestion), a dû concéder des compromis. «Notre position ESG n’a pas vraiment changé malgré les vents politiques contraires (…) cependant, nous restons totalement investis dans l’industrie pétrole et gaz en actions cotées», souligne-t-elle dans une récente interview.

La finance durable est une affaire sensible aux Etats-Unis. «C’est un sujet qui est pris très au sérieux ici parce que pour un Américain, son emploi, son entreprise et sa retraite dépendent de la Bourse. C’est donc une bonne chose que le débat se politise», estime Charlotte Gardes, experte climat, énergie et stabilité financière au FMI. «Une fois adoptée, la réglementation peut être lourde de conséquences. Les sanctions de la SEC sont particulièrement élevées», ajoute-t-elle.

L’histoire se joue aussi désormais devant les tribunaux. En juillet, un groupe de jeunes plaignants a remporté un procès climatique contre l’Etat du Montana et les énergies fossiles. Mi-septembre, la Californie a lancé une action en justice contre Exxon Mobil, Shell, BP, ConocoPhillips et Chevron pour leur contribution au réchauffement climatique.

Les émetteurs et les financiers voient monter les risques juridiques liés aux sujets environnementaux et sociaux. La loi sur le devoir de vigilance, adoptée en 2017 en France, et peut-être demain en Europe avec la future directive CS3D (corporate sustainability due diligence directive), met la pression sur les multinationales et leur chaîne de valeur. Casino, Danone, Lactalis et Nestlé ont été visés. TotalEnergies y a presque échappéBNP Paribas est pointée par les ONG pour son soutien financier aux entreprises qui développent des nouveaux projets d’énergies fossiles.

Le monde de la finance s’adapte. «On observe une demande croissante pour les métiers juridiques dans la finance, pour anticiper et atténuer les risques climatiques ou de controverse», rapporte Isabelle Mouret de Lotz, directrice du développement du cabinet RH Birdeo.

Plus loin que la transparence

Le levier de la justice, la mise en place d’une nouvelle réglementation et de pratiques de marché précisent le cadre d’action de la finance durable. Mais il doit s’accompagner d’un vaste programme de politiques publiques pour de nombreux experts.

«L’agenda de la finance durable européen repose sur l’amélioration en qualité et en quantité de l’information. C’est une condition nécessaire, mais non suffisante pour que les capitaux s’orientent vers la transition. Sinon les investisseurs resteront guidés par la recherche de rendement et financeront le monde tel qu’il est», rappelle Thierry Philipponnat, chef économiste de Finance Watch. «Disposer de la bonne information est une excellente nouvelle pour l’investisseur et permettra de réduire le greenwashing, mais cela ne conduira pas l’investisseur à surpondérer le vert pour des raisons éthiques, de réputation et de réduction des risques», complète Alain Grandjean.

Un prix du carbone plus élevé et un marché carbone plus étendu pourraient répondre en partie à l’équation environnementale. «La création d’une taxe carbone aux frontières, le renforcement des quotas d’émissions carbone marquent de grands progrès. L’internalisation des externalités négatives par les entreprises manque encore cruellement», appuie Nathalie Lhayani, présidente du Forum pour l’investissement responsable. «L’engagement actionnarial est le levier le plus puissant et concret dont disposent les investisseurs», estime pour sa part Thierry Philipponnat. La finance durable cherche ses armes.

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