Brexit : quel avenir pour les travailleurs européens ?
Editorial d’Anaïs de Balorre, Diane Karcher-Mourgues, Zahia Belhaj Soullami, Jean-Baptiste Huiban, Clément Lamy – Essec, Droit et politique de l’Europe – Novembre 2017
Début septembre, les médias se sont emparés d’un dossier émanant du Bureau de l’Intérieur du Royaume Uni datant d’août 2017, dévoilant les intentions du pays en matière de politique d’immigration post-Brexit. Le document dévoile clairement un repositionnement du marché du travail autour des travailleurs Britanniques et de la mise en place d’un corpus de règles permettant une préférence nationale.
La question du statut des 3,2 millions d’européens qui vivent outre-Manche et du million de Britanniques installés dans le reste de l’UE est au coeur des négociations de divorce entre Londres et Bruxelles.
- Des futures conditions d’entrées et de résidence au Royaume Uni prohibitives pour les citoyens de l’UE
The Guardian a publié ce document de 82 pages dont le contenu n’a toutefois jamais été confirmé par les autorités britanniques, qui affirment seulement que les projets concernant la circulation des citoyens européens seront présentés cet automne.
Ce document annonce que “pour être considérée comme un atout pour le pays, l’immigration ne devrait pas seulement bénéficier aux migrants eux-mêmes, mais aussi bénéficier financièrement aux résidents actuels”.
Le projet rompt tout d’abord avec le principe de libre circulation des citoyens européens. Ainsi, pour se maintenir sur le territoire, les européens auront l’obligation de demander un permis de séjour dont la durée sera limitée à deux ans pour les travaux non ou peu qualifiés, sera particulièrement impacté le secteur ouvrier, et comprise entre trois et cinq ans pour les emplois hautement qualifiés. De plus, pour tout séjour de trois à six mois, le port d’une carte de résident sera obligatoire pour tous les européens, celle-ci n’étant d’ailleurs pas délivrée aux chômeurs. Au surplus, le projet prévoit des sanctions pour ceux qui se ne respecteraient pas ces règles notamment contre les propriétaires les logeant ou leurs employeurs. Ces règles pro-britanniques, ou anti-européens montrent la couleur : rendre le secteur du travail aux citoyens du Royaume Uni.
Le projet s’attaque également à la notion de famille, en restreignant sa définition afin de limiter les cas de regroupements familiaux dans le pays. La nouvelle définition étant limitée simplement aux enfants et adultes dépendants, excluant de facto les conjoints qui ne pourront pas prouver leur relation.
En ce qui concerne le droit de visiter le Royaume-Uni en tant que touristes par des Européens, certaines sources affirment que s’il est très peu probable qu’un visa soit nécessaire, il se peut que le Royaume-Uni se dirige vers une forme d’ESTA à l’anglaise. L’ESTA est une exemption de visa de séjour délivrée par les autorités américaines aux ressortissants français qui désirent faire du tourisme aux Etats-Unis.
- Les travailleurs européens sont déjà menacés…
Il y a environ 2,2 millions de travailleurs européens qui travaillent au Royaume Uni, ce qui représente presque 7% de la masse salariale totale. Ces travailleurs sont répartis dans un grand nombre de secteurs. Toutefois, ils sont surreprésentés dans les secteurs employant une nombreuse main-d’oeuvre peu qualifiée, tels l’agriculture ou l’hôtellerie et la restauration. En effet, on estime par exemple que 75% des serveurs et 25% des cuisiniers travaillant au Royaume-Uni sont originaires d’autres pays de l’Union Européenne. Or, le projet du gouvernement britannique, selon le document ayant fuité, est de réduire la possibilité pour ces travailleurs peu qualifiés d’entrer dans le pays et surtout de s’y installer, instaurant ainsi une “préférence nationale” sur le marché du travail. L’objectif semblerait être de réduire le nombre de nouveaux migrants européens arrivant au Royaume-Uni chaque année à moins de 100 000. Or, une étude menée par KPMG a démontré que le bon fonctionnement du seul secteur de l’hôtellerie et de la restauration nécessite l’arrivée de 60 000 nouveaux travailleurs chaque année. Sans parler du secteur du bâtiment qui réclame 200 000 nouveaux travailleurs.
Suite au dévoilement du plan du gouvernement, les décideurs économiques s’inquiètent donc légitimement de ne plus pouvoir s’assurer une main d’oeuvre suffisante pour faire tourner leurs entreprises. Les organisations patronales ont même qualifié ce plan de “catastrophique” : le manque de travailleurs britanniques formés dans ces secteurs est tel que certaines entreprises pourraient faire faillite. Même les travailleurs qui seraient en mesure d’obtenir un permis de séjour (en justifiant de leurs revenus notamment) pourraient ne plus être attirés par la possibilité de travailler au Royaume-Uni : en effet, la plupart des travailleurs sont motivés par la possibilité de pouvoir vivre à long terme dans le pays où ils s’établissent, et d’y faire venir leur famille le cas échéant – deux choses que le gouvernement britannique a décidé d’empêcher autant que faire se peut.
Et cela fonctionne ! Les travailleurs européens sont déjà moins nombreux au Royaume-Uni qu’en 2016 dans le secteur primaire. Le secteur de l’agriculture, dont 35% des travailleurs sont européens, en fait les frais. En Cornouailles, selon Slate, “les fermes n’ont pu embaucher que 65% des travailleurs dont elles ont besoin depuis le vote du pays en faveur du Brexit”. En conséquence, les récoltes n’ont pas pu être menées à bien et des champs entiers seraient en train de pourrir faute de main d’oeuvre pour s’en occuper. Les habitants de Cornouailles ont voté à 56 % en faveur du Brexit, alors même que la Cornouailles est la région du Royaume-Uni ayant reçu le plus de subventions de la part de l’Union européenne. De nombreuses voix s’élèvent, notamment celle du parti nationaliste Mebyon Kernow, arguant que les investissements du gouvernement britannique ne se substitueront pas aux investissements européens comme promis par Nigel Farage au cours de la campagne du Brexit.
- … L’administration britannique est sérieusement à la peine
Le Ministère de l’Intérieur travaille à l’élaboration d’un processus permettant de recenser les 3,2 millions de ressortissants européens dans le pays mais ne disposerait pas, d’après le journal The Guardian, des moyens nécessaires, et notamment des ressources humaines, pour accomplir cette tâche. Comble du comble, le Ministère pourrait en venir à embaucher des travailleurs d’Europe de l’Est pour mener à bien ce recensement.
L’administration britannique semble débordée par la gestion cette problématique, et la situation pourrait devenir incontrôlable d’autant plus que le nombre de travailleurs européens augmente : + 112,000 en 2016 d’après l’Office National des Statistiques du Royaume Uni.
Cette impréparation est accentuée par les propositions contradictoires ou illusoires du gouvernement. Le secrétaire d’Etat au Brexit, David Davis, a par exemple annoncé le 14 novembre que son administration travaillait sur un statut spécial d’immigration pour les professionnels de la finance, dans le but de préserver le moteur de l’activité et de l’attractivité du pays. Ce statut, qui complexifierait davantage les procédures administratives, apparaît être en totale contradiction avec le principe européen de non-discrimination des travailleurs ; il est difficile d’imaginer comment Bruxelles pourrait accepter une telle clause
La conjonction du poids prépondérant des travailleurs étrangers dans l’économie britannique ; de l’absence de feuille de route politique claire de la part du gouvernement ; et de l’impréparation de l’administration face à un recensement et un traitement des dossiers gigantesques, constitue un réel danger, tant pour la stabilité du Royaume-Uni que pour les perspectives des milliers de familles expatriées.
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