Boussole stratégique : quel cap pour la défense européenne ? – Fondation Robert Schuman

La boussole stratégique de l’Union européenne, premier « livre blanc » de la défense discuté par
l’ensemble des États membres avec le concours du service européen d’action extérieure (SEAE), doit
être endossée par les chefs d’État et de gouvernement lors du Conseil européen des 24 et 25 mars à
Bruxelles. Document assurément ambitieux, il vise à définir les grandes orientations de la sécurité et de
la défense européennes. Fruit d’une concertation de tous les États membres, il présentera une vision
commune de l’Union européenne (UE) que nous souhaitons bâtir à court et moyen terme avec un plan
d’action pour sa mise en œuvre.

Portée par quatre présidences successives du Conseil de l’Union européenne (allemande, portugaise,
slovène, française), la boussole stratégique répond à une interrogation primordiale : peut-on aujourd’hui
avancer avec un horizon partagé, une stratégie européenne commune est-elle possible et quel niveau
d’ambition a-t-on pour l’Europe dans le monde en matière de sécurité et de défense ? Lancé en juin 2020
par la présidence allemande, cet exercice ambitieux et sans précédent est parti de l’analyse des risques
et menaces en préalable au dialogue stratégique et à l’élaboration du texte, dont la première version
remonte à novembre 2021. Les États européens entendent identifier leurs défis communs et les moyens
d’y faire face pour renforcer le rôle de l’UE en tant qu’acteur global.

Alors que les débats sont en cours entre États membres sur les contours et termes de la boussole
stratégique et avant l’adoption du texte final au printemps, les initiatives d’échanges au sein de la
communauté européenne sont appelées à se multiplier.

L’examen des enjeux et des perspectives, aussi bien institutionnels que géopolitiques de ce débat crucial,
a fait l’objet du colloque « La boussole stratégique : quel cap pour la défense européenne ? », organisé
par la Fondation Robert Schuman, l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) en
collaboration avec EuroDéfense-France, qui a eu lieu le 26 janvier dans le cadre de La Fabrique Défense
au titre de la présidence française du Conseil de l’Union européenne. Avec des acteurs engagés dans
cette réflexion et à un moment stratégique, le colloque apporte sa pierre à l’édifice en s’adressant d’abord
aux jeunes Européens qui, en s’appropriant le projet européen, le porteront aujourd’hui et demain.

Une Commission géopolitique et une boussole stratégique.

Dans son discours inaugural de juillet 2019, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der
Leyen, a défendu une Commission géopolitique, celle qui ira au-delà des origines économiques de la
communauté européenne, prête à assumer et renforcer sa puissance sur la scène mondiale. C’est dans
cette perspective que parallèlement à l’élaboration de la boussole stratégique à laquelle elle contribue,
la Commission fera prochainement des propositions dans les domaines de l’industrie de défense, du
cyber, de l’espace et des réponses aux menaces hybrides.

Une Stratégie globale de l’Union européenne a été présentée au Conseil Européen en 2016 par la
HR/VP Federica Mogherini. Depuis, les menaces en termes de sécurité s’aggravent au risque d’un déclassement de l’Europe, souligne Daniel Fiott. Le monde en constante évolution impose une célérité
dans la prise de décision alors même que l’on observe une contestation des espaces communs et
l’apparition de menaces hybrides dans tous les domaines dont le politique, appuie la sénatrice Hélène
Conway-Mouret.

Dans un contexte marqué par l’accroissement des tensions, les appels à une relance de la politique de
sécurité et de défense commune se multiplient. Le temps est venu pour l’Union européenne de
s’exprimer sur son avenir, non seulement pour contribuer à répondre aux crises et aux menaces, mais
aussi pour s’affirmer dans un monde dont elle est un acteur majeur sur le plan géostratégique,
économique, budgétaire, normatif et de défense. Notre environnement stratégique change et de ce fait
la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) doit être à la hauteur des problèmes actuels et
répondre au contexte géopolitique.

La boussole stratégique vise quatre objectifs d’envergure : agir pour faire face aux défis, sécuriser nos
intérêts et protéger nos concitoyens, investir dans des catalyseurs capacitaires et conforter et développer
les partenariats. La résilience européenne est au cœur de cet exercice innovant par son action et son
dialogue au sein de l’UE afin de mieux nous coordonner, notamment sur les missions civiles et
militaires.

Prémices d’une culture stratégique et de défense commune

Il s’agit de s’assurer que les États membres et les institutions européennes partagent une approche
coordonnée, fondée sur le droit, pour une sécurité renforcée pendant la prochaine décennie ; il faut éviter
le risque d’un « rétrécissement stratégique » pour reprendre la mise en garde du Haut représentant pour
les Affaires étrangères et la politique de sécurité Josep Borrell Fontelles.

Dans le respect des traités et à travers cet exercice ambitieux et sans précédent, les Européens entendent
non seulement identifier les défis communs mais encore les moyens nécessaires pour renforcer le rôle
de l’UE sur la scène internationale et ainsi bâtir une Europe conforme à ses principes fondateurs,
respectueuse de ses valeurs et protectrice de ses citoyens. En effet, « Ceci n’est pas qu’une stratégie »
souligne avec humour Jean-Pierre van Aubel en faisant référence au peintre belge René Magritte. C’est
à l’évidence une stratégie qui doit pouvoir être mise en œuvre directement, c’est donc aussi un plan
d’action avec un calendrier précis et ambitieux pour les 5 et 10 ans à venir.

L’élaboration d’une vision commune à vingt-sept appelle un dialogue européen approfondi en vue de
convergences sur les questions liées à la sécurité et la défense européenne, importantes pour la jeunesse,
telles que la politique commerciale, l’industrie, l’innovation, l’énergie et l’environnement. Négocier à
vingt-sept États souverains et face aux priorités de chacun, exige une volonté politique forte et une
compréhension commune des risques et des menaces. Pour Arnaud Danjean, le vote à l’unanimité
donne beaucoup de puissance à la décision prise et oblige à trouver des convergences, là où un vote à la
majorité qualifiée va étaler les divisions. Il poursuit en affirmant que pour les sujets diplomatiques et de
défense, le vote à l’unanimité n’est pas vraiment un obstacle, il requiert juste un dialogue plus exigeant
et ce qui compte avant tout, c’est la volonté politique d’agir.

Au bilan, cet exercice nouveau d’élaboration commune de la boussole stratégique diffère des
précédentes initiatives par la méthode utilisée. Une forte anticipation, une participation active des
services de renseignement, 52 séminaires et colloques et la contribution des États membres via 25 « nonpapiers » ont permis de développer une vision commune et de poser les fondements d’une culture
stratégique partagée.

Si le processus est inédit, le contenu est cette fois également très différent par l’importance accordée
non seulement à la résilience de l’Union européenne, comme de ses citoyens, aux menaces hybrides,
cyber et à la désinformation, mais aussi aux domaines stratégiques tels l’espace ou les étendues maritime
et aux conséquences du réchauffement climatique. Parallèlement le document insiste sur la flexibilité
requise pour permettre des prises de décisions rapides lors des gestions de crises et l’investissement par
le développement de capacités, de nouvelles technologies et d’innovation pour réduire nos dépendances.
La première version a été remise aux Etats membres en novembre 2021, présentée par le Haut
représentant lors de la réunion informelle des ministres de la défense et des affaires étrangères en janvier
2022 à Brest et bien accueillie.

Il est crucial de renforcer la gestion de crise notamment par une stratégie et des mécanismes de réaction
rapide pour agir et ne pas subir. Il ne s’agit pas de modifier les traités, mais d’exploiter davantage toutes
les possibilités qu’ils offrent (e.g. art. 44 du Traité sur l’Union européenne10 TUE). Pour agir d’une
manière robuste et rapide, sous contrôle des vingt-sept, davantage de flexibilité décisionnelle s’impose.
L’environnement mondial en mutation constante appelle l’UE à devenir plus réactive, innovante et
solidaire. De même est-il nécessaire de faire évoluer la dynamique de réponse militaire aux crises et
c’est la création d’une capacité interarmées et modulaire rapidement déployable qui a été retenue pour
les années à venir.

Des espaces stratégiques communs

Le premier exercice qui consistait à redéfinir les risques et les menaces rejoignait d’autres documents
européens. Ces menaces sont bien identifiées dans des conflits régionaux et ceux qui dépassent les
frontières européennes (Afrique ou Indopacifique) moins bien quand il s’agit de guerre hybride,
d’attaques informatiques, de manipulation de l’information ou d’ingérence. Cependant, il est frappant,
évoque Jean-Pierre van Aubel, de constater les liens forts entre toutes ces menaces. La situation autour
de l’Ukraine illustre ces liens, car il ne s’agit pas uniquement d’un conflit régional, ni d’une action non
conventionnelle de la Russie, mais d’un lien capillaire entre la stabilité de la région, la cyber-sécurité,
la menace hybride ou militaire.
En revanche, bien que chaque État, par sa position géographique et son environnement stratégique,
puisse développer sa propre hiérarchisation des menaces et des risques identifiés dans la boussole stratégique, trois espaces stratégiques communs sont inclusifs : espace, maritime et cyber. Ils fédèrent
les États membres et bénéficient d’une unanimité européenne portée par la volonté politique de chacun.
Depuis cinq ans, les Européens ont compris l’importance de leur résilience collective, et pas seulement
celle des États membres.

Quelle dynamique donner au Partenariat ?

Le bien connu article V du Traité de l’Atlantique Nord11 et l’article 42.7 12du Traité sur le
fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) incluent une clause d’assistance mutuelle. Toutefois, le
réalisme et plus de considération pour le positionnement d’une majorité des vingt-et-un des vingt-sept
membres de l’Union conduisent à reconnaître qu’aujourd’hui la défense collective est l’apanage de
l’OTAN13. Face à des menaces où l’approche intégrée dans l’outil militaire revêt une importance
primordiale, il est par ailleurs naturel que l’UE et l’OTAN cherchent à progresser dans la coopération,
ce qui devrait être annoncé14 avec un projet de troisième déclaration commune, a priori en 2022.
Plus largement, l’autonomie stratégique européenne suppose de prendre en compte le rôle primordial
des Nations Unies et, en l’occurrence, du Conseil de sécurité dans le maintien de la paix et de la sécurité
internationales. Elle incite en outre à renforcer les partenariats avec l’Union africaine ou l’Association
des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) tout en développant les partenariats bi et multilatéraux initiés
dans le cadre des missions civiles et militaires de l’Union européenne ou dans celui des dialogues
stratégiques, y compris celui avec l’OTAN. Cette nouvelle approche du Partenariat est novatrice à plus
d’un titre tout en s’inscrivant naturellement dans une dynamique d’autonomie stratégique.
Quels risques porte en elle cette boussole stratégique ?

Cet exercice permet de conforter une lecture stratégique commune et s’inscrit dans le temps long avec
une dynamique d’actualisation et de révision régulière, dont les intervenants au colloque ont souligné la
nécessité. Néanmoins, une boussole stratégique est loin d’être une baguette magique15 et reste avant
tout un instrument qui trouve sa pertinence dès qu’il est employé alors même que risques et menaces ne
sont pas hiérarchisés, ce qui ne facilite pas le développement capacitaire.

Tout dépendra de la volonté politique, car l’enjeu de fond c’est bien la prise de décision politique
commune et rapide dans le domaine de la défense avec un cap de convergence et de flexibilité.


Patrick de Rousiers et Nathalie de Kaniv
Pour l’IHEDN, la Fondation Robert Schuman, EuroDéfense-France

VFBoussole-CAP-FR-16-II-2022.pdf