L’Union européenne peut-elle encore arracher les Balkans à leur destin ?

Grain de sel GB : Alors que l’invasion russe de l’Ukraine a rebattu les cartes à l’Est, avec le lancement d’une procédure d’adhésion, le débat reprend sur l’adhésion des Balkans occidentaux.

Il faut peut-être, avant tout chose, rappeler pourquoi on utilise encore l’appellation  » Balkans occidentaux  » pour qualifier cette péninsule du Sud-Est de l’Europe, pourquoi on préfère ce concept géographique imprécis à toute autre dénomination. Répondre à cette question, c’est reconnaître d’emblée le destin difficile de cette partie de l’Europe: si on préfère parler des Balkans, c’est tout simplement parce que seule la géographie est stable dans cette région.

Les Balkans : un concept géographique qui cache une histoire tragique

En effet, selon l’expression consacrée que l’on doit, paraît-il, au chancelier Bismarck,  » les Balkans ont toujours plus produit d’  » Histoire  » qu’ils ne pouvaient en gérer « . A l’unité géographique s’opposent une histoire décousue et souvent tragique, un morcellement étatique, ethnique et religieux qui a donné ensuite le terme de  » balkanisation « , synonyme de poudrière ou, au mieux, d’émiettement ou de mosaïque. Et cela dans un pays de montagnes, comme l’indique le nom de  » Balkans « , où la circulation fut longtemps très malaisée et où le pouvoir central, quand il existait, était facilement défié. Souvenons-nous toujours qu’Edmond About, dans son roman satirique du même nom, appelle son brigand grec Hadji Stavros : le  » Roi des Montagnes « , car y est roi celui qui tient la montagne…

Dans les Balkans, les frontières, les régimes, les dynasties, les alliances et jusqu’au nom des Etats changent constamment. Trois religions principales et trois alphabets y cohabitent. La région est depuis des siècles en proie à des influences extérieures contraires et toutes les puissances voisines sont venues tour à tour se cogner contre ses montagnes, parfois avec succès, mais jamais longtemps. On y range la Serbie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro et la Macédoine (issus de la défunte Yougoslavie), l’Albanie, la Grèce, la Bulgarie, le sud de la Roumanie, que l’on appelait autrefois la Valachie, enfin la Thrace et l’agglomération d’Istanbul, qui font toujours partie de la Turquie.

Cependant, depuis leur entrée dans l’Union européenne, la Croatie et la Slovénie, qui ont toujours repoussé l’Ottoman et ont échappé à son occupation, refusent l’appellation de  » Balkans « , que la Bulgarie et la Roumanie ne souhaitent plus se la voir appliquer. Il est clair qu’aujourd’hui, Balkans ou pas, la région se veut européenne. Mais tous ces pays, ayant à peine retrouvé leur souveraineté, accepteront-ils facilement les règles communautaires qui par définition impliquent des limites à la souveraineté nationale ? Le modèle communautaire peut-il leur convenir ? Après des siècles de dépendance, pourront-ils supporter une nouvelle forme de fédéralisme ? Et enfin, l’Union européenne peut-elle venir à bout de la malédiction balkanique ?

Une histoire mouvementée, placée sous le signe d’instabilité et de la dépendance

L’ensemble des Balkans, à l’exception du Monténégro, a été colonisé par les Turcs ottomans entre le XIVe et le XVIe siècles. C’est à partir du XIXe siècle que commence une lente émancipation du joug turc dont la Grèce, puis la Serbie dans une moindre mesure, est la première à bénéficier, mais sans pouvoir faire l’économie d’une guerre. Cette émancipation progressive se soldera par un nouvel éparpillement qui conduit, après la Première Guerre mondiale, à de nouveaux regroupements jugés artificiels par certains et, de nouveau, à un morcèlement après la chute du Mur de Berlin et les guerres qui suivirent l’effondrement de la Yougoslavie, morcellement qui ne semble pas encore satisfaire les intéressés et qui n’assure pas la stabilité.

On se souvient de  » l’homme malade de l’Europe « , appellation désobligeante forgée par Nicolas 1er pour qualifier l’Empire ottoman décadent et répressif des derniers Sultans et, plus particulièrement, d’Abd-Ul-Hamid. Il était facile alors d’attribuer cette piètre situation à la mauvaise administration du Sultan. C’est pourquoi, à partir de 1875, une série de crises va bouleverser la carte des Balkans, pas seulement parce que les Autrichiens et les Russes souhaitent atteindre les rives de la mer Égée et Constantinople. Ce sont les Bulgares qui commencent à s’agiter. Leurs révoltes fiscales sont brutalement réprimées par les Turcs. Les Européens s’indignent. La Serbie, soutenue par la Russie, convoite la Bosnie-Herzégovine que, de son côté, l’Autriche-Hongrie désire agréger à son empire. Sur ces entrefaites, la Serbie et le Monténégro déclarent la guerre au Sultan qui répond par la répression la plus féroce en Bulgarie et par une guerre brutale et victorieuse contre les Serbes, qui appellent les puissances européennes à leur secours.

L’Allemand aimerait dépecer l’Empire ottoman et en finir, mais ni l’Anglais ni l’Autrichien ne veulent de nouveaux acteurs slaves dans la région tandis que le Russe slavophile, nationaliste et orthodoxe rêve qu’on lui confie un mandat sur les Balkans. Le tsar décide alors de partir en guerre en tablant sur la neutralité des puissances européennes. Le sort le favorise, il arrive aux portes de Constantinople, mais sa trop prompte victoire inquiète les autres puissances qui, de neutres, deviennent hostiles. La Russie doit arrêter là son élan. Le Traité de San Stefano met fin à cette guerre balkanique qui a duré de 1877 à 1878 et qui a permis l’indépendance de la Roumanie, de la Serbie et du Monténégro. Une grande Bulgarie est créée, qui reste pourtant vassale du Sultan et l’Albanie reste totalement isolée.

Cependant, les autres puissances européennes ne l’entendent pas de cette oreille et la Russie doit négocier et en rabattre sur ses prétentions lors du Congrès de Berlin. La grande Bulgarie est redivisée en deux principautés : la Bulgarie proprement dite devient à peu près indépendante et la Roumélie, vassale du Sultan, est dotée d’un gouverneur chrétien. L’Autriche-Hongrie obtient l’administration provisoire de la Bosnie-Herzégovine, province peuplée de plus de 40% de Serbes. La Grèce met la main sur la Thessalie. La Russie s’empare de la Bessarabie. L’intégrité de l’Empire ottoman a vécu, mais le principe des nationalités n’a pas été respecté et rien n’est réglé.

Le 24 juillet 1908, prétextant les humiliations que supporte le Sultan, les « Jeunes-Turcs » prennent le pouvoir à Istanbul, mais ils n’arriveront pas à enrayer le déclin de l’empire. La même année, dans le désir de prévenir un hypothétique soulèvement de ses minorités slaves, l’Autriche-Hongrie annexe la Bosnie-Herzégovine de manière officielle. La Bulgarie profite de la situation pour proclamer sa complète indépendance et son souverain, le prince Ferdinand de Saxe-Cobourg-Gotha, devient roi sous le nom de Ferdinand 1er de Bulgarie. Ces violations unilatérales du Traité de Berlin mécontentent la Serbie, qui voit lui échapper cette belle perspective d’agrandissement qui conduirait à la grande Serbie qu’elle appelle depuis toujours de ses vœux, et elles agacent aussi la Russie, laquelle n’a pas obtenu les concessions sur les détroits qu’elle attendait en échange de son soutien à l’annexion de la Bosnie-Herzégovine. Les Balkans, terrain de jeu des grandes puissances européennes, vont encore essuyer deux guerres en 1912 et en 1913, qu’on appellera  » balkaniques  » et qui conduiront à la Grande Guerre.

La marche vers la Première Guerre mondiale et ses conséquences

Lors de la première guerre balkanique, le Monténégro, la Serbie, la Bulgarie et la Grèce se partagent les territoires encore ottomans dans la péninsule, à l’exception d’une partie de l’Albanie devenue indépendante en 1913 (grâce à l’appui austro-hongrois et allemand) et de la Thrace orientale autour des détroits et de Constantinople. La Bulgarie porte l’essentiel de l’effort de guerre contre les Ottomans, tandis que la Serbie occupe la Macédoine bulgarophone. Lors de la seconde guerre balkanique, la Bulgarie qui tente de prendre aux Serbes la Macédoine bulgarophone, est attaquée et vaincue par ses alliés de la veille, auxquels se joignent les Turcs (qui reprennent la Thrace autour d’Edirne) et la Roumanie (qui annexe la Dobroudja du Sud). L’assassinat de l’Archiduc d’Autriche à Sarajevo par un nationaliste serbe déclenche la Grande Guerre.

Lors de la Première Guerre mondiale, la Serbie, alliée de la Triple-Entente (Royaume-Uni, France et Russie), est rejointe par l’Albanie, le Monténégro, la Roumanie et la Grèce tandis que les Empires centraux (Allemagne et Autriche-Hongrie) marchent avec l’Empire ottoman et la Bulgarie. Un jeu d’alliances qui permet à la Bulgarie de s’agrandir des territoires qu’elle revendiquait en Macédoine et en Dobroudja, au détriment de la Serbie, de la Grèce et de la Roumanie, mais en 1918, elle doit tout rendre et perd même, au profit du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes quelques districts frontaliers qu’elle possédait auparavant et, surtout au profit de la Grèce, la Thrace occidentale et son littoral sur la mer Égée.

Le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes est constitué en 1918-1919 de la Serbie, du Monténégro et des territoires peuplés de Slovènes, de Croates, de Serbes et de Bosniaques pris à l’Autriche-Hongrie. En 1929, le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes prend le nom de Royaume de Yougoslavie, qui s’apparente à la grande Serbie tant espérée. La Yougoslavie conclue en 1934 un  » Pacte balkanique  » avec la Grèce, la Roumanie et la Turquie. Mais la période d’accalmie est de courte durée.

Les conséquences de la Seconde Guerre mondiale

En 1939, l’Italie envahit l’Albanie. Puis l’Italie attaque la Grèce en octobre 1940, mais elle est repoussée en Albanie. La Yougoslavie, envahie par l’Allemagne nazie en avril 1941, est de nouveau démembrée. La Slovénie est partagée entre l’Italie (qui annexe aussi la Dalmatie, le Monténégro et le Kosovo) et l’Allemagne. La Croatie et la Bosnie-Herzégovine forment un État satellite de l’Allemagne, tandis que la Hongrie de Horthy annexe la Voïvodine à l’ouest de la Tisza. La Bulgarie saisit l’occasion pour s’emparer de la Macédoine du Nord, tandis que la Serbie elle-même est occupée et administrée par la Wehrmacht. La Voïvodine à l’est de la Tisza devient territoire allemand. Deux résistances antagonistes se mettent en place : celle, monarchiste, des Tchetniks, fidèle au gouvernement yougoslave exilé à Londres ; et celle, communiste, des Partisans, dirigée par Tito, le futur dictateur.

La Grèce est envahie par les Allemands qui viennent à contrecœur aider les Italiens. La Bulgarie, à nouveau alliée à l’Allemagne, s’agrandit des territoires qu’elle revendiquait à savoir la Macédoine ex-yougoslave, la Thrace grecque, et la Dobroudja du Sud. A partir de l’automne 1943, profitant du retrait italien, les mouvements de résistance libèrent la Grèce et la Yougoslavie. En août 1944, le retournement du front roumain oblige la Wehrmacht à évacuer à son tour les Balkans et la Grèce.

A la fin de la guerre, le plan de partage entre Alliés, négocié à Téhéran en 1943, à Moscou en 1944 et à Yalta en 1945, est mis en application. Malgré la déstabilisation orchestrée par les communistes, la Grèce reste dans l’orbite britannique puis américaine au prix d’une guerre civile désastreuse. En Yougoslavie – reconstituée et agrandie – Tito l’emporte sur les Tchetniks, mais il prendra bientôt ses distances avec l’URSS et il tiendra la fédération yougoslave d’une main de fer jusqu’en 1980. La même situation se répète en Albanie avec Enver Hoxha jusqu’en 1985. En Bulgarie et Roumanie, les communistes, bien qu’initialement très minoritaires, parviennent à imposer leurs dictatures. Celle de Ceausescu durera jusqu’en 1989.

À l’issue de la guerre, en 1946, la Yougoslavie, agrandie des territoires cédés par l’Italie, devient une république fédérale composée de six républiques : Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Serbie et Macédoine, qui ont alors les frontières que nous leur connaissons actuellement, si l’on fait abstraction du problème posé par le Kosovo. La Grèce s’agrandit du Dodécanèse, cédé par l’Italie.

Durant la guerre froide, de 1949 à 1989, la péninsule est divisée en trois zones qui ne communiquent pas : Bulgarie et Roumanie qui font partie du bloc soviétique (Pacte de Varsovie et Comecon) ; Grèce et Turquie qui font partie du glacis occidental (OTAN) et, enfin, Yougoslavie et Albanie qui sont communistes, mais se disent non alignées, malgré de fortes sympathies du gouvernement albanais pour la Chine de Mao.
En Grèce, la dictature des colonels dure de 1967 à 1974. L’ensemble de la péninsule subit alors des régimes autoritaires qui laisseront des traces durables.

La fin de la Yougoslavie

Lors de la chute du Mur de Berlin le 9 novembre 1989, les communistes albanais, bulgares, roumains et yougoslaves se sentent contraints d’abandonner le communisme en tant que système et doctrine, et ils adoptent le libéralisme et le nationalisme. Cependant, les communistes conservent le pouvoir tout en instaurant le pluripartisme et la démocratie parlementaire. L’idée de Belgrade est de conserver la fédération yougoslave sous son égide, mais entre 1991 et 1996 les guerres de dislocation de la Yougoslavie aboutissent à l’indépendance en 1992 de la Slovénie et de la Croatie, de la Bosnie-Herzégovine et de la Macédoine du Nord.

La pomme de discorde du Kosovo

Ce qui reste de la Yougoslavie se mue en 2003 en une  » association  » de Serbie-et-Monténégro. En 2004, la Slovénie rejoint l’Union européenne. La Serbie et le Monténégro se séparent à l’amiable en 2006. En 2007, la Bulgarie et la Roumanie rejoignent l’Union européenne. Le Kosovo (région autonome de la Serbie à majorité albanaise musulmane mais peuplée de Serbes orthodoxes) proclame en 2008 son indépendance qui n’est reconnue ni par la Serbie ni par la moitié de la communauté internationale. La Croatie est admise dans l’Union européenne en 2013 et dans l’espace Schengen en 2022, tandis qu’un veto autrichien bloque l’élargissement de cet espace à la Roumanie et la Bulgarie.

La question du Kosovo entraîne une forme de chantage qui exaspère la Serbie puisque l’Union européenne sous-entend que la Serbie ne pourra en devenir membre que si elle reconnaît le Kosovo, chose impossible pour la Serbie du fait que le Kosovo est une province serbe historique, que l’indépendance du Kosovo résulte d’un coup de force et qu’enfin les minorités serbes y sont maltraitées.

Le nom de la Macédoine : un conflit réglé

Outre un nombre important de disputes territoriales qu’il serait fastidieux d’énumérer ici, une querelle de nom a envenimé les relations entre la Grèce, la Macédoine du Nord et l’Union européenne durant de nombreuses années. En effet, la Grèce n’entendait pas laisser la Macédoine usait de son nom du fait que le reste de la province est grec ; faute d’entente sur le nom de cette ancienne république yougoslave, la Macédoine ne pouvait faire acte de candidature. Finalement un compromis a été trouvé et la Macédoine s’appelle désormais  » Macédoine du Nord « .

Le retour des Balkans dans l’Europe et le modèle européen

Malgré toutes les difficultés héritées de l’Histoire, chacun s’entend sur le nécessaire retour des Balkans dans l’Europe et dans le clan occidental. Pourtant, notre inquiétude persiste et nous nous interrogeons : quel est le bon modèle européen à proposer à ceux qui veulent nous rejoindre sans être parfaitement au niveau exigé pour le dépôt d’une candidature, ou à ceux qui le veulent mais en limitant leur participation à certains aspects politiques du projet communautaire ?

 Le projet de Communauté politique européenne (CPE) apparaît particulièrement bien adapté à cet objectif et que, outre les Balkans, l’Ukraine et même le Royaume-Uni pourraient y trouver un intérêt. A un moment où le modèle occidental est attaqué de toute part, la crise ukrainienne, comme celle larvée des Balkans, nous offre l’opportunité de ressouder l’Occident autour d’un projet politique plus souple que le  » fédéralisme bruxellois « . Ce projet ferait primer le politique sur l’économique. A partir de là, il découle que le concept de  » fédéralisme sectoriel  » pourrait se révéler adapté aux Balkans, encore très loin des exigences communautaires.

Concernant les Balkans occidentaux, force est de reconnaître que le problème de l’intégration reste entier. Si l’on s’en tient au sommet de décembre 2022, on peut faire le point sur l’avancement des candidatures de ces pays (en laissant de côté le Kosovo qui n’est pas reconnu par l’ensemble des Etats membres de l’Union) et on découvrira que rien n’a vraiment bougé. Certes, les six pays des Balkans occidentaux (Serbie, Monténégro, Bosnie-Herzégovine, Albanie, Macédoine du Nord, Kosovo), non membres de l’Union n’en sont pas tous au même stade dans le processus d’intégration. Quatre sont officiellement reconnus comme candidats :la Macédoine du Nord (depuis 2005), le Monténégro, la Serbie (depuis 2012) et l’Albanie (depuis 2014). La Bosnie-Herzégovine a déposé sa candidature en 2016 et obtenu le statut de candidat en décembre 2022. Quant au Kosovo, il a déposé sa candidature le 15 décembre 2022 .

La guerre en Ukraine a conduit plusieurs Etats membres de l’Union à insister pour accélérer l’élargissement dans les Balkans. A l’occasion d’une réunion des pays de l’Europe du Sud-Est à Thessalonique le 10 juin 2022, le Premier ministre grec, Kyriákos Mitsotákis, a  proposé l’intégration des Etats des Balkans occidentaux d’ici à 2033. D’autres Etats membres sont arrivés  à la conclusion que les vives tensions que connaît la situation internationale et ses conséquences sur l’Europe et, plus généralement, sur l’Occident,  devraient amener l’Union européenne à une approche purement politique de l’élargissement, c’est-à-dire à un calcul stratégique préférant l’alliance politique à l’intégration économique.

Parmi ces pays, on compte l’Autriche qui défend l’idée d’une adhésion rapide des Balkans et qui a invité ses partenaires européens à envoyer des  » signaux clairs  » , en particulier à la Macédoine du Nord, à l’Albanie et à la Bosnie-Herzégovine, en soulignant que  » le grand potentiel de déstabilisation de la Russie non seulement à l’est de l’Europe, mais aussi au sud-est  » constitue une menace trop grave pour en rester là.

Une improbable adhésion rapide à l’Union européenne

Mais il existe des freins majeurs à l’intégration des Balkans occidentaux. Même s’il est facile de s’accorder sur un intérêt stratégique mutuel entre les deux parties, l’intégration des Balkans a mal commencé et l’exemple unique et pénible de la Roumanie et de la Bulgarie, qui sont restées sous surveillance de la Commission depuis leur entrée en 2007, hante tous les esprits.

En outre, les tensions récurrentes de nature frontalière entre les populations de l’ex-Yougoslavie ont redoublé d’intensité. Enfin, les divisions entre les Etats membres sur cette question ralentissent le processus, sans parler du blocage pur et simple par la Bulgarie de l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Macédoine du Nord et l’Albanie. Sofia exige en effet que la Macédoine du Nord inclue la protection de la minorité bulgare dans sa Constitution.

La question des minorités ethniques et religieuses perturbe l’ensemble des Balkans occidentaux et l’Union européenne ne semble pas désireuse de se confronter à ce problème qui a déjà fait couler beaucoup de sang au cours des siècles. Si les Balkans ont toujours produit beaucoup plus d’Histoire qu’ils ne pouvaient en gérer, leurs voisins ont appris à leurs dépens qu’il était risqué d’en prendre la gestion à leur compte. A ce problème majeur s’ajoute une situation économique très éloignée des critères communautaires. C’est pourquoi l’intégration immédiate des Balkans occidentaux dans l’Union n’apparaît  pas possible alors même que le temps presse. Dans la région, des puissances concurrentes, Chine, Russie mais aussi Turquie ( l »Homme malade » de l’Europe est devenu l' »Homme dangereux« ), l’Arabie saoudite et le Qatar sont aux aguets et  étendent leur influence par tous les moyens, même les moins licites. Nous sommes revenus à la situation du début du XXe siècle, mais avec un plus grand nombre d’acteurs dans le jeu.

C’est dans ce contexte que, désireuse de  répondre à cette urgence sans hâter le processus d’élargissement, la France a avancé le 9 mai 2022 le projet de Communauté politique européenne, validée par les Etats membres lors du Conseil européen. Il s’agit d’un projet visant à renforcer les liens entre l’Union européenne et ceux qui partagent ses valeurs sans en être membre.

Au départ, la proposition s’adresse à l’Ukraine qui, au lendemain de l’agression russe s’est portée candidate pour intégrer l’Union européenne  » dans un avenir proche « , selon les mots de son président Volodymyr Zelensky. Ainsi l’Ukraine annonçait au monde qu’elle choisissait le modèle européen plutôt que le modèle postsoviétique poutinien. Il faut reconnaître que le processus d’adhésion prendra, sans doute, plusieurs décennies. Une organisation qui permettrait aux nations européennes démocratiques adhérant aux valeurs de l’Union de trouver un nouvel espace de coopération politique en matière de sécurité, d’énergie, de transport, d’investissements, d’infrastructures et peut-être de libre circulation des personnes serait sans doute une solution originale. Devant le dénigrement du modèle occidental et l’attaque en règle de l’idéal démocratique par les régimes autoritaires, l’objectif est de consolider notre unité politique européenne.

On ne saurait, pas plus que pour les Balkans occidentaux, envisager à court terme l’adhésion de l’Ukraine, de la Géorgie et de la Moldavie (deux pays qui ont déposé leurs candidatures le 3 mars 2022, dans le sillage de Kiev). Pourtant, l’Union européenne doit se rapprocher au plus vite des pays d’Europe de l’Est et du Sud-Est afin de les soustraire à la sphère d’influence de Moscou et à la tentation autoritaire. La CPE permettrait ainsi de resserrer les liens entre des pays qui partagent les mêmes valeurs, sans pour autant devoir nécessairement passer par un processus d’intégration européenne que l’on sait lourd, complexe et, parfois même, vexatoire.

Il faut changer de logique. Certes l’Union européenne s’appuie toujours sur les deux libertés essentielles que sont la liberté politique et la liberté d’entreprendre. Un pays désireux de la rejoindre doit d’abord intégrer l’acquis communautaire –  le droit de l’Union –  dans sa législation nationale et ensuite faire en sorte que son économie soit compétitive par rapport à celles des Etats membres qu’il rejoint, sous peine de pâtir du libre-échange. Ces démarches demandent du temps que nous n’avons pas en période de guerre. Les pays d’Europe centrale et orientale ont le plus souvent mis entre dix et douze ans à intégrer l’Union européenne. C’est une délai trop long.

La solution de la Communauté politique européenne

Souvenons-nous qu’en 1989, lors de la chute des régimes communistes à l’Est, la question s’était posée : fallait-il adopter l’approche technicienne et factuelle de la Commission ou l’approche politique pour accueillir les pays qui retrouvaient leur souveraineté ? Il n’est pas sûr que nous ayons toujours fait le bon choix. Pourtant, Helmut Kohl nous avait montré la voie en déclarant qu’un mark est-allemand valait désormais un Deutschemark. Tout était dit. Désormais, nous devons choisir l’option politique et la CPE peut en être le véhicule privilégié.

Certains diront qu’il existe un risque de différenciation, voire de discrimination, entre les pays européens, mais laissons faire le temps et offrons à nos voisins la garantie d’une perspective européenne. La CPE offrira  aux pays qui le souhaitent une intégration européenne qui se fera d’abord sur le plan politique. Actuellement, les critères économiques et juridiques sont des obstacles dirimants.

La guerre en Ukraine sert de catalyseur

En envahissant l’Ukraine le 24 février 2022, Vladimir Poutine tente à nouveau, de conquérir un territoire qui permettrait à la Russie de redevenir l’empire d’autrefois, mais aussi de fragiliser les territoires voisins en visant directement l’Union européenne dont les valeurs démocratiques menacent ouvertement son modèle de gouvernance. C’était sans compter cette fois-ci sur la réaction des Occidentaux, coupables hier, en 2014, d’avoir laissé envahir sans réagir les oblasts de Louhansk et Donetsk et annexer la Crimée.
Vladimir Poutine a ainsi réveillé l’Occident et les démocraties qui s’étaient laissées endormir par autant de contre-vérités cherchant à légitimer l’argumentaire si souvent répété que la Russie voulait  maîtriser ces territoires pour assurer sa sécurité.En fait, le maître du Kremlin, sans oser jamais l’avouer, craint davantage la propagation des valeurs démocratiques de l’Union que les forces de l’OTAN, car l’OTAN n’a jamais imaginé attaquer ce qui reste de l’empire soviétique.

Au lendemain du 24 février 2022, les valeurs de l’Occident ont fait renaître comme jamais auparavant une vraie nation défendue par des combattants étonnamment courageux. L’Ukraine a déjà gagné la guerre des images et des valeur ; sans doute gagnera-t-elle aussi demain celle de la maîtrise de son propre pays grâce aux formidables apports de matériels militaires des Etats Unis et de l’Union européenne.
Demain, que chacun espère proche, il faudra reconstruire ce pays, économiquement et socialement. Il faudra « arrimer » ces territoires à l’Union européenne pour assurer leur développement, sécuriser l’Union européenne et envoyer de par le monde quelques messages bien sentis aux régimes autocratiques.  La CPE est-elle le « bon modèle » pour structurer une telle évolution ? Ce concept que François Mitterrand avait évoqué dès 1989, au moment où l’URSS commençait à se déliter, n’a jamais été souhaité par les États membres de l’époque, préférant la Politique de voisinage, les Accords commerciaux, voire la procédure d’adhésion elle-même et son long et nécessaire cheminement pour s’approprier l' » acquis communautaire« .

Désormais, la guerre en Ukraine, au cœur même de l’Europe, nous oblige à imaginer une autre approche, résolument politique. L’Allemagne, au travers du discours de Prague du Chancelier Scholz le 29 août 2022, y souscrit pleinement, répondant ainsi aux propos du Président Macron à Strasbourg le 9 mai. La CPE s’avère plus que nécessaire : elle est urgente. Il faut commencer par la politique et non par l’économie.

Permettre à l’Union européenne de s’affirmer comme acteur

L’Union est un géant économique mais reste un nain politique, dit-on, mais elle doit s’affirmer comme une entité politique à part entière avec pour objectif d’assumer son autonomie stratégique tant au niveau de la défense et de la sécurité que de la souveraineté énergétique. Les Allemands souhaitent concrétiser ce concept. Déclinons-le ensemble d’abord dans le respect de la Charte des droits fondamentaux, puis par la création d’un pôle de défense européen qui sera un pilier de l’OTAN. Enfin optons pour une souveraineté énergétique basée sur la complémentarité des mix énergétiques nationaux où le nucléaire aura, enfin et sans détour, toute sa place aux côtés des énergies renouvelables.

Cette Communauté Politique doit intégrer l’article 42.7 TFUE assurant à tout État membre aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir en cas d’agression de l’un d’entre eux, ce qui équivaut à une politique de solidarité identique à celle de l’article 5 de l’OTAN. L’Europe a besoin de cette évolution pour sécuriser l’ensemble de ses membres comme les Balkans ont besoin d’être rassurés sur leur avenir. Un avenir qui s’écrira au sein de l’Union comme l’a clairement promis le Sommet de Tirana le 6 décembre 2022. Lors de ce sommet, la Présidente de la Commission et le Président du Conseil européen ont annoncé permettre aux jeunes de ces régions de pouvoir étudier désormais dans les universités européennes, un réel espoir d’avenir pour la nouvelle génération.

La CPE ne doit pas être une salle d’attente sans lendemain mais elle doit offrir un engagement et assurer l’octroi d’un véritable statut d’appartenance à une Communauté de valeurs. Ensuite il sera toujours temps de devenir soit un membre à part entière de l’Union soit un membre du deuxième cercle. Nous sommes persuadés que nos amis britanniques, réveillés de leurs rêves insensés post-Brexit, regarderont avec intérêt cette nouvelle approche. Et ce n’est sans doute pas un pur hasard si une prochaine réunion sur la CPE doit se tenir à Londres en mars 2024. Le patriotisme ukrainien est en train de réveiller la vieille Europe. Celui-ci sera-t-il suffisamment fort pour  donner corps à un patriotisme européen donnant naissance à son tour à une  » Union géopolitique  » ? Cela ne dépend que de nous. Ce ne serait  pas le moindre paradoxe de cette période sombre …et nous le devrions à Vladimir Poutine. En voulant ressusciter l’empire soviétique, il a tout à la fois refait de l’Ukraine une vraie nation, réveillé l’OTAN et donné à l’Europe une dimension politique. Assurément, il entrera dans l’Histoire.

Le fédéralisme sectoriel est nécessaire pour conserver à l’Europe sa place dans l’ordre mondial

Cependant, cette dimension géopolitique de l’Europe dans ce nouvel environnement mondial, fait de rapports de force de plus en plus brutaux, doit entraîner deux modifications majeures :, d’abord, la suppression de la règle de l’unanimité au profit d’une majorité relative qualifiée en politique étrangère ; ensuite, l’acquisition de la réactivité qui sied aux grandes puissances, comme savent si bien le faire les États-Unis, rappelant en cela l’analyse qu’Alexis de Tocqueville en faisait il y a plus d’un siècle en louant la capacité des Américains à apprendre toujours très vite de leurs erreurs. Mais l’Amérique est un État fédéral, me direz-vous. Alors sachons penser  » fédéralisme sectoriel  » pour donner à l’Europe la place qui est la sienne dans ce nouvel ordre mondial.

L’Union européenne peut-elle encore arracher les Balkans à leur destin ? (robert-schuman.eu)