Anticor : «Le lobbying se joue souvent au niveau du gouvernement» – liberation.fr

Elise Van Beneden, à Paris, le 20 décembre. Photo Rémy Artiges pour Libération

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Renaud Lecadre

L’association, qui défend la transparence et l’éthique, propose une série de mesures contre les dérives contraires à l’intérêt public. Pour la secrétaire générale adjointe Elise Van Beneden, il faut séparer davantage les pouvoirs politique et économique.

Elise Van Beneden, avocate, est secrétaire générale adjointe d’Anticor. Créée en 2002, cette association milite contre la corruption et pour l’éthique en politique. Traquant la délinquance financière, elle vient tout juste d’élaborer un «plaidoyer», série de propositions visant notamment à mettre fin à la «porosité entre pouvoirs politiques et économiques». A commencer par un plus strict encadrement du lobbying.

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Comment approfondir la lutte contre la corruption et pour la transparence de la vie publique après une année 2019 très chargée, avec des plaintes pénales ou des enquêtes visant – de Jean-Paul Delevoye à François de Rugy en passant par Sylvie Goulard – des personnalités politiques de premier rang ?

Il y a eu un enchaînement de scandales, de démissions de ministres. Quand Emmanuel Macron a été élu en 2017, il a donné l’impression que l’éthique en politique était très importante à ses yeux, avec l’adoption très rapide d’une loi sur la confiance dans la démocratie. Elle comporte certes des avancées, mais pas suffisantes, et laisse de côté des sujets cruciaux comme les conflits d’intérêts. Les récentes affaires démontrent que cette initiative relève plus d’une déclaration d’intention que d’une réelle volonté. Toutefois, Anticor ne prône pas le «tous pourris» : une grande majorité des élus défendent l’intérêt général et agissent de manière exemplaire. Les autres, nous portons plainte contre eux !

Dans son plaidoyer, Anticor qualifie le lobbying de «pathologie de la démocratie».

Dans sa forme actuelle, oui. Les grandes entreprises, qui essaient d’influencer voire de capter la décision publique, se comportent en cinquième pouvoir. Mais le lobbying n’est pas prévu dans la Constitution. Au Parlement, cela fait des années que l’on essaie de l’encadrer davantage. Les groupes d’influence sont désormais obligés de se déclarer, de délivrer certaines informations. Mais celles-ci se réduisent à peau de chagrin. Une entreprise doit par exemple déclarer une fourchette de dépenses annuelles sans préciser, par opération, le budget lié et le nom de la personne rencontrée. Les géants du pétrole ont ainsi dépensé l’an dernier 250 millions d’euros en lobbying auprès du Parlement européen.

Il faut être réaliste : si les multinationales dépensent autant, c’est que c’est rentable. Total a dépensé entre 1,5 et 1,75 million en 2018 pour influencer le gouvernement et le Parlement sur quatre sujets, dont le maintien de la fiscalité applicable aux biocarburants produits à base d’huile de palme.

La loi Sapin 2 de 2016 n’a-t-elle pas permis des avancées en matière de transparence ?

L’opacité règne toujours. Pire : on a mis le projecteur sur le Parlement, mais l’influence se joue souvent au niveau du gouvernement, le grand absent, alors que beaucoup de décisions se prennent dans les ministères, bien en amont du débat parlementaire. Sur la réforme des retraites, on voit que BlackRock [un énorme fonds de pension anglo-saxon, ndlr] a été invité dès mars 2018 à discuter avec Jean-Paul Delevoye [ex-haut-commissaire en charge des retraites, démissionnaire après une succession de révélations sur des manquements graves dans sa déclaration d’intérêts], puis à l’Elysée, ce qui ne figure pas aux agendas. L’affaire Rugy [ex-ministre de l’environnement] a également mis la lumière sur des rendez-vous avec des lobbys organisés le plus discrètement possible.

Faut-il assurer une traçabilité de ces amendements tombés du ciel, livrés clés en main aux parlementaires ?

Les députés LREM viennent de décider qu’ils publieraient volontairement l’origine des amendements qu’ils défendent. C’est positif, mais il faudrait que tout le monde y soit obligé. Certaines situations sont parfois comiques, avec des parlementaires de bords opposés défendant le même amendement, avec la même faute d’orthographe, comme cela s’est produit sur l’épandage de pesticides par drones. Sont-ils alors tous sous influence ou serait-ce que cet amendement servirait tellement l’intérêt général au point d’en devenir transpartisan ? Les lobbys ont énormément d’argent, fournissent un travail d’expertise, d’analyse. L’agenda parlementaire ultrachargé et les sujets ultracomplexes sont propices à ce travail prémâché. Des associations comme Anticor, qui ont fait le choix de l’indépendance, donc de la pauvreté, n’ont pas les mêmes facultés : il y a une vraie inégalité des armes.

Comment rétablir un peu d’équilibre ?

Nous proposons de mettre en place une plateforme publique, canal obligatoire et exclusif de transmission de documents des lobbys aux parlementaires afin de permettre qu’une contre-expertise citoyenne s’exprime avec les moyens qu’elle a.

Après le pantouflage, la mode est désormais au rétropantouflage…

Cette source de conflits d’intérêts privé-public existe depuis longtemps, comme ces anciens inspecteurs des impôts qui vont ensuite conseiller des clients pour faire l’exact opposé de ce pour quoi ils travaillaient avant. Le pantouflage, le départ du public vers le privé, est encadré. Dans les trois années suivant le départ, il est interdit d’aller travailler pour une entreprise que l’on a contrôlée, surveillé ou avec laquelle on a conclu un contrat. Pourtant, Hugh Bailey, qui avait attribué des avantages à General Electric lorsqu’il était au cabinet de Macron au ministère de l’Economie, pantoufle aujourd’hui comme patron de GE-France. Alexis Kohler, secrétaire général de l’Elysée, a effectué des allers-retours privé-public qui posent problème avec l’armateur italo-suisse MSC. On voit donc que ce contrôle est défaillant. Il n’y a pas de raison de dissocier le phénomène du rétropantouflage, le retour du privé vers le public : il faudra légiférer car il n’y a pas d’autorisation à l’heure actuelle. En tout état de cause, l’autorisation d’un déontologue ne réduit pas le risque de qualification pénale de prise illégale d’intérêts. Heureusement, sinon ce serait catastrophique.

L’article 40, qui fait obligation aux dépositaires de l’autorité publique de dénoncer tout fait délictueux, est l’un des plus violés du code de procédure pénale. Vous proposez de pénaliser sa non-application…

Personne ne le respecte, donc il faut créer une sanction. Les élus et fonctionnaires qui dénoncent des faits au procureur sont souvent considérés comme des balances, alors qu’ils protègent l’intérêt général. Créer une sanction permettrait de déculpabiliser ce geste et d’améliorer le fonctionnement de la justice.

Pourquoi souhaitez-vous que les comptes des partis politiques soient certifiés par la Cour des comptes ?

L’idée est de pouvoir vérifier les dépenses de campagne électorale et notamment le respect des seuils, puisque à chaque campagne présidentielle, des problèmes se posent. Il faudrait imposer un reporting des dépenses tous les mois car la question est grave : au-delà de la qualification pénale d’un éventuel financement illégal d’une campagne électorale, ce qui est en jeu, c’est l’élection elle-même.

La Commission de contrôle des comptes de campagne et des financements politiques est normalement là pour ça. Vous suggérez donc de la fondre avec la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP)…

De nombreux organismes ont été créés et portent une symbolique forte, c’est le cas de la HATVP et du PNF, le Parquet national financier. Toutefois, ils sont notoirement sous-financés, surtout le PNF, dont les 18 parquetiers gèrent 350 dossiers. La HATVP fonctionne bien, mène ses missions en toute indépendance, avec des moyens un peu plus adéquats. Elle prend des initiatives, par exemple dans l’affaire Fleur Pellerin [la Haute Autorité avait publié un rapport spécial sur l’ex-ministre pour des soupçons de prise illégale d’intérêts en raison de ses liens avec une entreprise sud-coréenne, ndlr]. Le cas Delevoye ne relève pas d’une erreur de sa part, car il est difficile de relever l’exhaustivité de non-déclarations d’intérêts.

A propos des marchés publics, vous qualifiez leur contrôle de «passoire». Rien n’a changé ?

Le contrôle de la légalité est théoriquement exercé par les préfets, sauf qu’ils ne l’exercent pas. Ils sont soumis à une hiérarchie, dont leur carrière dépend, qui ne veut pas qu’ils fassent de vagues. Le contrôle de légalité et le contrôle budgétaire doivent donc sortir de la sphère de l’exécutif pour être confiés à une autorité indépendante. Dans certaines villes, des responsables politiques refilent depuis vingt ans des marchés publics à leurs proches, asphyxiant complètement l’économie locale. Tout le monde le sait, personne ne bouge. Au lieu d’améliorer le contrôle, l’Etat déréglemente alors que l’encadrement des marchés publics est un impératif économique. Les chambres régionales des comptes qui interviennent sur ces questions font un excellent travail. Il est fréquent qu’Anticor transmette leurs rapports au procureur ou bien porte plainte sur leur base.

Le statut du parquet, subordonné hiérarchiquement au ministre de la Justice, est un vieux serpent de mer…

Il est enfin temps de couper le cordon ombilical ! Dans bien des dossiers politico-financiers, le parquet n’a pas la liberté politique de poursuivre. Il n’est pas normal que le parquet, qui peut classer sans suite une affaire, soit hiérarchiquement soumis au garde des Sceaux. Aucun gouvernement français ne souhaite se priver de ce pouvoir hiérarchique, malgré les pressions européennes.

Ce manque d’indépendance est manifeste en ce moment : la ministre de la Justice est intervenue dans deux dossiers, l’affaire Tapie et l’affaire Delevoye, pour donner son opinion dans les médias sur ce qu’il serait opportun que le parquet fasse. Le code de procédure pénale lui interdit pourtant de donner des instructions, en application du principe de séparation des pouvoirs. Le rôle d’Anticor est justement de faire le pont, en allant chercher un dossier sur le bureau d’un procureur, qui ne peut ou ne veut pas poursuivre, pour le déposer sur le bureau d’un juge d’instruction, constitutionnellement indépendant. Comme dans l’affaire Ferrand qui, malgré l’inertie du parquet et grâce à la constitution de partie civile d’Anticor, a été mis en examen [en septembre pour prise illégale d’intérêts dans l’affaire des mutuelles de Bretagne].

Sur l’évasion fiscale, vous ne proposez rien de moins qu’une réforme constitutionnelle, pour restreindre le droit de propriété.

Il y a une inégalité intolérable devant l’impôt. Les grands groupes doivent en payer là où ils font des bénéfices et contribuer comme les autres au financement de nos services publics, dont ils bénéficient. Il faut mettre un coup d’arrêt aux pratiques d’optimisation fiscale qui permettent de faire remonter tous les bénéfices dans des pays où l’impôt est faible et de ne quasiment pas en payer en France. Malgré les déclarations d’intentions, il n’y a aucune volonté politique en ce domaine. Des amendements parlementaires pour y remédier ont été censurés au motif du droit de propriété. Mais le temps est venu de poser démocratiquement des limites à la puissance privée, pour qu’elle se déploie dans le respect de l’intérêt général.