OTAN et Ukraine : le choix difficile, dialoguer ou non

Le récent sommet de l’OTAN, à Vilnius en Lituanie, a confirmé ce que l’on savait déjà un accord de principe, mais pas à effet immédiat, sur la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et à l’Union européenne et, en attendant, de nouvelles promesses de soutenir Kiev « autant que nécessaire » et « aussi longtemps qu’il le faudra » pendant et après la guerre. Pourquoi? Parce que si nous ne nous mobilisons pas ici et maintenant, nous serons confrontés à bien pire ailleurs et plus tard, faute de l’ordre institutionnel que nous aurons permis à Vladimir Poutine de démanteler et au leader chinois Xi Jinping de détourner en un monde post- et anti-occidental. 

Depuis la réunion de l’OTAN en juillet, la contre-offensive ukrainienne, attendue de longue date, n’a pas obtenu les gains significatifs escomptés malgré l’aide occidentale massive fournie durant les 15 mois qui l’ont précédée – près de 38 milliards $ rien que pour l’aide américaine en armes et en équipements, selon le Pentagone (31 mai 2023). Kiev insistant pourtant, à la fin de l’été, que « nous ne nous soucions pas du temps que cela prendra », des questions se posent désormais, moralement gênantes mais stratégiquement valables et susceptibles de se répandre au cours des prochains mois : Combien de temps faudra-t-il encore avant que cela ne s’avère trop long, et faudra-t-il attendre qu’il soit trop tard pour enfin cesser de dire « pas maintenant » ?  

[Podcast] Guerre en Ukraine : quel impact sur la défense européenne ? – Touteleurope.eu

La Russie contre l’Occident

Les sanctions sont connues pour leur lenteur, difficiles à mettre en place mais faciles à contourner. Alors même que l’Union européenne cherchait à rompre sa dépendance énergétique sur la Russie, Moscou réorientait ses exportations, principalement vers la Chine et l’Inde. Profitant donc d’une forte demande facilitée par des prix réduits mais toujours amplement supérieurs à ses coûts de production, les recettes d’exportation d’hydrocarbures de Moscou ont atteint un niveau record en 2022, et l’économie russe a progressé tandis que sa balance commerciale revenait à des niveaux proches de ceux de 2019.
Mais cette année, les sanctions se font durement sentir. Les revenus des exportations de pétrole sont en chute libre, le déficit budgétaire se creuse rapidement, le rouble qui s’affaiblit n’a plus de valeur réelle, de sérieux blocages se propagent dans des secteurs économiques vitaux, et une contraction à deux chiffres est anticipée en 2023. Bon débarras, Poutine, même si vous êtes réélu en mars 2024, oubliez votre présidence à vie : pensez plutôt aux deux ans qu’il a fallu à Khrouchtchev pour être démis de ses fonctions après son fiasco dans les Caraïbes. Alors que les meilleurs éléments du pays s’en vont en masse – le troisième exode russe en 100 ans – un nombre croissant de ceux qui restent manifestent leur mécontentement. Il est moins probable que « votre » guerre se transforme en une guerre populaire contre l’Ukraine qu’en une guerre civile contre votre régime, comme l’a montré la course effrénée de Prigogine à Moscou. 

Quoi qu’advienne de Poutine, qu’en est-il de la Russie – est-elle défaite ? Lors du premier anniversaire de la guerre, seuls six pays se sont joints à Moscou pour s’opposer à une timide résolution de l’ONU prônant la paix et la souveraineté de l’Ukraine, avec 32 abstentions – une situation proche de celle de l’année précédente, lorsque quatre États, en plus de la Russie, s’étaient opposés à une résolution tout aussi modeste, avec 47 abstentions. Cependant, les chiffres sont trompeurs. Les abstentions représentant environ deux tiers de la population mondiale, la guerre n’oppose pas la Russie aux autres pays, mais la Russie à la majeure partie de l’Occident alors que l’Occident reste privé de la majeure partie du Reste.  

Anticiper le départ de Poutine est un motif de satisfaction, car il permet d’imaginer une Russie post-Poutine annonçant l’avènement d’une Europe post-Russie. N’avons-nous pourtant pas encore appris que les dirigeants russes sont tels qu’ils sont parce que la Russie est telle qu’elle est ? Après Poutine, un autre Poutine, en pire – il suffit de se rappeler les chars soviétiques à Budapest trois ans et demi après la mort de Staline, ou la doctrine Brejnev testée pour la première fois à Prague trois ans après la destitution de Khrouchtchev, et même les années post-Eltsine où l’on attendait de Poutine qu’il soit porteur d’une Russie post-soviétique humanitaire et démocratique.

Certes, ce que la Russie a perdu avec son invasion criminelle de l’Ukraine ne sera pas récupéré de sitôt. À commencer par la guerre elle-même, perdue lorsque l’assaut initial sur Kiev a échoué. De toute évidence, Poutine s’est grossièrement trompé sur le leadership de Zelensky, la résilience de l’Ukraine, le leadership de Biden et la détermination de l’Europe. Se considérant comme Ivan III « le Grand » – un rassembleur de terres – il s’est révélé être Ivan IV « le Terrible » qui risqua son empire nouvellement établi dans une guerre livonienne interminable. En Ukraine, la guerre a démontré de manière convaincante les limites de la puissance russe. Évoquer à nouveau une chute de dominos si l’Ukraine ne tient pas – en Moldavie, puis, à travers la Biélorussie, la Lettonie, la Lituanie et l’Estonie, mettant ainsi fin à l’OTAN, ainsi qu’à la position des États-Unis en Europe et dans le monde – manque de crédibilité. Basta. Lorsque la guerre a commencé, Poutine a semblé contrôler son escalade, rendant Biden ambivalent et prudent ; mais c’est maintenant au tour de Poutine d’hésiter après dix-huit mois de livraisons d’armes américaines et occidentales de plus en plus nombreuses et efficaces.

Également perdue par Poutine en Ukraine toute idée de normalité dans ses liens avec les États-Unis et l’Europe. Selon le Pew Research, avant la guerre, un Américain sur deux considérait la Russie comme « un concurrent », alors que dorénavant, sept Américains sur dix la considèrent comme « un ennemi ». L’Ukraine n’est pas la place Tiananmen, où le gouvernement chinois n’a tué « que » les siens. Il faut plutôt penser à la guerre de Corée, où la normalisation entre les États-Unis et la Chine a pris plus de vingt ans, et au coup d’État tchèque de 1948, qui a fait dérailler les relations avec l’URSS pendant vingt-cinq ans. Certes, la Russie ne peut pas être effacée de l’Europe, pas plus que l’Europe ne peut s’éloigner de la Russie ou que l’Amérique et l’Europe ne peuvent s’éloigner l’une de l’autre. Au contraire, les membres de l’OTAN et de l’Union européenne ont fait preuve d’une unité inattendue : les États-Unis en tête de peloton, l’Europe solide et les relations entre l’OTAN et l’Union européenne mieux équilibrées.

Pour compenser sa condition nouvelle de demandeur en Europe, Moscou aspire à un partenariat « sans limites » avec la Chine. Mais même alors que Pékin se plaint d’une stratégie américaine visant à « contenir, encercler et supprimer » la Chine, qui a besoin de qui ? Contrairement à Mao après la guerre de Corée, c’est Poutine, là aussi, qui est maintenant le suppliant, tandis que comme Staline en 1950, c’est Xi Jinping qui croit bénéficier d’un conflit qui épuise les ressources occidentales, isole la Russie, éloigne l’OTAN de l’Asie et l’Occident du reste du monde, tandis que la Chine, elle,  se présente comme la puissance de référence dans un nouvel ordre mondial qui serait non seulement post-américain mais aussi post-occidental : un médiateur en Ukraine, un facilitateur dans le Golfe, un pacificateur au Moyen-Orient et un prêteur providentiel qui ne pose pas de questions gênantes. Entendons-nous là les échos de l’Union soviétique il y a une cinquantaine d’années, se croyant dans l’envol dix ans avant son effondrement en 1989 ? Avec un niveau quotidien d’échanges avec les États-Unis presque équivalent au niveau annuel des échanges entre les États-Unis et l’URSS vers la fin de la guerre froide, la Chine ressemble moins à un contrepoids qu’à une contrefaçon qui a plus besoin de l’Amérique (et des autres démocraties occidentales) pour la croissance et la stabilité que de la Russie pour le pétrole et la sécurité.

L’Ukraine avec l’Occident

La victoire de l’Ukraine a été acquise lorsque la marche de Poutine sur Kiev a été stoppée par le programme d’aide américain le plus massif depuis le Lend Lease de Roosevelt, dix-huit mois après le début de la guerre en Europe. Mission accomplie ? Pas tout à fait : alors que Zelensky continue de recevoir les armes dont il a besoin pour ne pas perdre, une portion à la fois – chars, lance-roquettes, systèmes de défense, munitions, F16. Le bourdonnement de l’histoire est assourdissant, hanté par les fantômes de Verdun aperçus à Bakhmout et de retour lors d’une offensive qui devait être décisive mais qui piétine à l’Est et au Sud – qui sait jusqu’où elle ira et comment elle se terminera ?

Aux États-Unis, comme dans de nombreux autres États européens, la politique intérieure pèse à nouveau sur le destin de l’Ukraine. Faire de la guerre un exemple des priorités mal placées et du mondialisme démodé des démocrates pourra rapidement devenir un thème unificateur pour le parti républicain, comme ce fut le cas il y a plus de 100 ans lorsqu’il a repris la Maison Blanche en partie grâce à l’assaut du Sénat contre la Société des Nations. Ainsi, selon le Pew Research Center, la part des républicains et des pro-républicain qui trouvent l’aide américaine à Kiev déjà « trop importante » est passée de 17 % au printemps 2022 à 44 % à l’été 2023. Jusqu’à présent, les sceptiques sont restés relativement discrets, comme en 1919, lorsque l’opposition à la SDN s’est construite lentement. Mais l’impasse rendant la fin du conflit plus ambiguë et ses coûts moins acceptables, la dissidence, qui touche aussi à la gauche du parti démocrate, prendra une tournure de plus en plus partisane – visant Biden, pour son manque de transparence stratégique, et critiquant les alliés en Europe pour une guerre qui est censée être la leur. En avril dernier, selon un sondage mené par l’Université du Maryland/Ipsos, près d’un Américain sur deux refuse de « maintenir le cap » pendant plus « d’un ou deux ans ».

Quand Poutine est intervenu en Ukraine, il comptait sur l’indifférence de l’Europe. Au lieu de cela, il a trouvé une Europe qui s’est affirmée comme contrepartie légitime de la puissance américaine, et qui a fourni 54,92 milliards € de soutien financier, humanitaire et militaire au cours de la première année de la guerre (environ 60 % en provenance de l’Union européenne), plus 4,31 milliards en provenance du Royaume-Uni, selon l’Institut de Kiel. « Il faut faire beaucoup plus, beaucoup plus vite », a néanmoins déclaré Josep Borrell au début de l’année 2023 : est-ce réaliste ? À Londres en juin 2023, l’’Union européenne a promis 40 milliards € sur quatre ans (2024-2027), dont environ 30 % sous forme de subventions, sous réserve de l’approbation des 27 États membres – est-ce réalisable ? À chaque élection son test, comme en Slovaquie fin septembre, et après chaque élection un verdict dans l’attente de la prochaine élection.

En réorientant sa dépendance gazière, l’Europe a évité le grand gel largement prédit grâce à des importations en provenance de la Norvège, du Texas (Etats-Unis) et du Qatar en quantités telles que les prix, qui avaient décuplé au cours de l’été, sont tombés en dessous de leur niveau d’avant-guerre. Mais que se passera-t-il si l’hiver prochain est moins clément, les subventions moins disponibles, la demande mondiale plus forte, les stocks moins importants, les réfugiés aussi nombreux et la tolérance de l’opinion publique moins spontanée ? Déjà, la ligne de fracture est-ouest de l’Union européenne post-Brexit dérive vers des fractures ouest-ouest (France-Allemagne), est-est (Pologne-Hongrie) et nord-sud (Baltique-Méditerranée). Et même si les États qui peuvent faire le moins en font plus, comme la Pologne et les États baltes, les pays qui peuvent faire plus font moins que ce qu’ils promettent, comme l’Allemagne de Scholz, qui reste les bras croisés, mais aussi comme Macron qui trouve l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN « peu vraisemblable », une défaite russe indésirable (« ne pas l’humilier »), et une non-réponse à son utilisation d’armes nucléaires tactiques « évidente ».

Quoique Poutine ait pensé de Zelensky et de l’Europe, ne pas prendre Biden au sérieux est une erreur que ses prédécesseurs ont souvent commise – Staline avec Truman à Berlin, Khrouchtchev avec Kennedy à propos de Cuba, et Brejnev avec Carter et Reagan en Afghanistan. Comme eux, Biden a été à la hauteur – sans doute le dirigeant le plus efficace de l’Occident depuis George H. W. Bush, et le gestionnaire le mieux conscient des risques de l’escalade nucléaire depuis Kennedy. Mais désormais, compte tenu de la « dépravation, des crimes contre l’humanité [commis] sans honte ni scrupule » de Poutine, dixit Biden à Varsovie en juin 2022, s’attendre à ce qu’il retourne à Moscou les mains vides serait également une erreur lourde de conséquences. En temps de guerre comme en temps de paix, l’art de l’homme d’État consiste à rester conscient de ses limites, la guerre du Golfe de 1991 en étant le meilleur exemple récent et la guerre de 2003 en Irak le pire. 

L’Ukraine et le reste

Quel que soit le nom donné à la guerre en Ukraine – régionale, coloniale ou territoriale – et qu’elle soit présentée comme la guerre de Poutine, une guerre populaire ou une guerre par procuration, elle confirme que toutes les guerres ne sont pas égales et qu’elles suscitent des réactions différentes : Les guerres menées « chez nous », dans un monde occidental ou quasi-occidental dont les populations sont facilement reconnaissables et méritent une aide illimitée – comme l’Ukraine « parce qu’elle est l’une des nôtres », disait maladroitement la Présidente de la Commission européenne en juin 2022 ; et les guerres menées « chez eux », dans le monde non-occidental ou pré-occidental, où les conflits sont ignorés, comme au Yémen, où l’ONU estime à 377 000 le nombre de morts attribuables, directement ou indirectement, à huit ans de guerre. Mais l’histoire évolue : L’idée occidentale de l’ordre mondial n’est plus adaptée à un monde non-occidental que la guerre froide a paradoxalement contribué à libérer mais qui reste revanchiste et en quête d’excuses et de réparations. D’où un « facteur Xi », non pas parce que le nouvel ordre se fera en Chine, mais parce que c’est en référence à la Chine, et non plus à la Russie, que la diplomatie occidentale sera mesurée si l’on veut éviter que le monde post-occidental ne devienne anti-occidental.

Outre sa mise à distance avec le Sud, l’Occident affronte son propre potentiel de fragmentation une fois la guerre finie. Il suffit de se rappeler les crises transatlantiques passées, lorsque les moments d’unité furent suivis par des années de tensions ouest-ouest, de confusion intra-européenne et de recalibrage est-ouest : l’« angoissant » débat sur le réarmement allemand après la guerre de Corée, le défi gaulliste après la crise des missiles, la soi-disant « heure de l’Europe » après la guerre froide, et la « coalition des mécontents » après le 11 septembre. Certes, l’Ukraine a relancé une OTAN « en état de mort cérébrale » ; certes, la guerre a réaffirmé que l’Union européenne était un partenaire qui compte et sur lequel on peut compter ; certes, il y a eu consultation entre l’OTAN et l’Union européenne, ainsi qu’avec d’autres pays occidentaux à la périphérie ; mais qu’est-ce qui nous attend ? « Si c’était ma guerre », confiait récemment Zelensky, « je dirais à tout le monde ce que je pense d’eux ». Alors que le président ukrainien reste pour l’instant discret, d’autres semblent plus pressés, tel Macron qui révèle une « autonomie stratégique » qui décrit Taïwan comme une « crise qui n’est pas la nôtre », promeut un « partenariat stratégique global » avec la Chine, critique une « mentalité de guerre froide » omniprésente et condamne « l’extraterritorialité du dollar américain ». 

Après Trump, Biden a été l’architecte d’un certain renouveau américain dans le monde, mais il est aussi son point d’étranglement : avant Biden, Trump ; mais après Biden, qui et, non moins important, quand ? À l’approche de novembre 2024 et au-delà, l’âge avancé de Biden, sa légitimité contestée par trois républicains sur quatre, sa propre candidature opposée par deux démocrates sur trois, la vice-présidente contestée et les candidats républicains imprévisibles sont autant de motifs d’inquiétude pour une Amérique post-Biden dans l’attente d’une Russie post-Poutine. Il y a un an, Zelensky avait raison de ne pas mettre fin à la guerre trop tôt, mais y mettre fin avant qu’il ne soit trop tard impliquera des choix difficiles – le genre de choix qui ont été faits lorsque Adenauer a préféré une République fédérale d’Allemagne amputée mais libre à un État allemand uni mais soumis, jusqu’à ce qu’Helmut Kohl parie sur l’économie de la RFA pour récupérer la moitié orientale (RDA) que son prédécesseur avait prétendument abandonnée. 

Le dialogue est-il possible ?

Toute guerre a une fin, mais « quand cela se produira », insiste Biden, « à quoi ressemble le succès, … et quand [Kiev] est ou n’est pas disposé à négocier avec les Russes », ce sont les Ukrainiens qui en décideront. Ainsi conçu, il ne s’agit pas d’une guerre par procuration américaine, puisque c’est le mandataire déclaré qui déciderait de la durée et de l’ampleur de la guerre que Zelensky livre non seulement pour sauver l’Ukraine et la remettre dans ses frontières de 1991, mais aussi, ajoute-t-il, pour sauver la démocratie, voire la civilisation occidentale. Cela ne serait pas la première Grande Guerre qui devait durer quelques semaines mais donna lieu à un carnage dont l’Europe ne s’est jamais vraiment remise. 

Les États-Unis, puissance qui reste indispensable, sont les mieux placés pour lancer le dialogue et éviter une guerre d’usure qu’aucun des protagonistes ne peut véritablement s’offrir. Mais alors que de nombreux plans de paix ont été proposés depuis le début de la guerre, l’équipe Biden-Blinken est restée discrète. Souvenons-nous donc de Woodrow Wilson, non pas pour ses Quatorze Points, qui ont encadré une paix imparfaite dix-huit mois après leur annonce en janvier 1918, mais pour ses « Cinq Particularités », qui ont abouti à un armistice sept semaines après leur proposition en septembre de cette même année. Alors que les détails concernant l’Ukraine sont encore débattus sur le champ de bataille, comme lors de la dernière offensive allemande en 1918, certaines conclusions s’imposent.

Premièrement, un retour aux frontières de 1991 n’est peu probablement pas réalisable maintenant, et une perte de territoire doit être anticipée dans le cadre d’un statu quo ante bellum à la Corée, adapté à la carte dessinée à la fin de la saison des combats actuels. Certes, laisser un petit quelque chose à Poutine, comme Kennedy le fit avec Khrouchtchev, semble moralement grossier et stratégiquement incertain. Mais considérer une issue autre qu’une reddition inconditionnelle comme un apaisement – Munich II – ignore le prix déjà imposé sur la Russie pour en arriver là. Il suffit de se rappeler, à titre de comparaison, le silence assourdissant des démocraties occidentales alors que l’invasion de la Mandchourie, la guerre civile en Espagne, la guerre de l’Italie en Éthiopie et l’Anschluss ouvraient la voie à Munich, à une époque où Hitler n’était pas prêt pour la guerre. Bien que se croyant prêt, Poutine a été stoppé et le verdict est tombé, sans possibilité d’appel pour les historiens futurs : l’agresseur a perdu et la victime a gagné. La Russie va purger sa peine, durant laquelle sa réhabilitation éventuelle demandera la libération de tous les prisonniers de guerre, sa coopération à une enquête sur les crimes de guerre sous l’égide des Nations unies, des garanties de sécurité pour les centrales nucléaires, de nouveaux accords sur les dossiers alimentaires, et bien d’autres choses encore. « Patience, patience ». plaidait George Kennan pendant mais aussi après la guerre froide : l’histoire ne prononce ni sentence de mort ni sentence à perpétuité, et le moins bien peut suffire jusqu’au mieux des années qui suivent. 

Deuxièmement, il y a la question de la sécurité d’après-guerre pour l’Ukraine, laissée sans engagement ferme d’adhésion à l’OTAN et à l’Union européenne à une date précise. Tant seul qu’avec l’OTAN, Joe Biden a effectivement mis sur pied une coalition occidentale qui a fourni à l’Ukraine l’aide dont elle avait besoin pour se défendre – certes pas assez pour gagner selon les termes de Zelensky, mais assez pour ne pas perdre selon les termes de Poutine. A ce jour, même en dehors de l’OTAN, l’Ukraine est mieux entraînée, équipée, motivée et protégée que la plupart des membres de l’OTAN – un pays non-membre de l’alliance et un candidat à l’adhésion accélérée à l’Union européenne et donc en passe d’intégrer un espace euro-atlantique regroupant tous les pays de l’OTAN et de l’Union européenne. Ce n’est déjà pas une mince affaire, mais l’ampleur de la réaction américaine n’est pas seulement une leçon pour la Russie en Europe, mais aussi un avertissement pour la Chine en Asie, où Biden a fait preuve d’un sens opportuniste du réalisable – non seulement avec le Japon et la Corée du Sud qu’il a engagés dans un partenariat trilatéral à portée historique, mais aussi en engageant le Vietnam et l’Inde, entre autres, sur des voies compatibles avec les intérêts que les Etats-Unis et leurs alliés partagent en Asie.

Enfin, la reconstruction de l’Ukraine est une question de conscience pour l’Occident, et les réparations de la Russie sont une question de culpabilité pour son invasion criminelle. Avec un coût estimé à 1 000 milliards de dollars sur dix ans, selon la Banque européenne d’investissement, un plan de reconstruction à la Marshall exigera un engagement multilatéral qui dépasse le cadre euro-atlantique et s’intègre dans le monde post-occidental auquel il faudra l’associer. En guise de réparations, une partie des 330 milliards de dollars d’actifs russes détenus dans des banques occidentales pourraient être dirigés vers les territoires occupés à l’Est et au Sud, évitant ainsi une amputation de facto des frontières internationalement reconnues de l’Ukraine, comme cela fut le cas, dans des conditions manifestement différentes, en Allemagne (Est-Ouest) et en Corée (Nord-Sud). Il ne faut cependant pas s’attendre à des miracles : l’Ukraine ne sera ni l’Allemagne de 1945, ni la Corée du Sud de 1953, deux cas différents mais non reproductibles de redressement économique d’après-guerre. Et établir à Kiev la bonne gouvernance qui lui a fait défaut depuis 1991 exigera les mêmes niveaux d’engagement que durant la guerre – faute de quoi Zelensky sera vite mis de côté, comme pour Churchill en juillet 1945 ou Bush H. W. Bush en novembre 1992.  

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En conclusion à son ouvrage classique sur les négociations à Versailles en 1919, Harold Nicolson remarquait que la principale leçon qu’il en avait tirée est qu’en finir avec une guerre demande une mesure d’insatisfaction pour les vainqueurs en dépit de la malfaisance des vaincus. La leçon reste valable : les deux parties n’ayant pas l’intention de perdre et chacune d’entre elles revendiquant sa capacité à triompher au prix d’une escalade que ni l’une ni l’autre ne peut se permettre, il faudra bien se résoudre au dialogue. Cette guerre a déjà duré trop longtemps, un temps pendant lequel nous nous sommes tous trompés trop souvent. Gardons-nous donc, alors que nous arrivons au terme d’une deuxième année de guerre, de nous enfoncer plus que nécessaire pour des gains marginaux qui nieraient la paix que les Ukrainiens ont gagnée militairement grâce à la manière héroïque dont ils se sont battus et que les Russes ont perdue en raison de la manière criminelle dont ils ont agi, mais à laquelle nous devons maintenant chercher à mettre un terme au nom des principes dont nous sommes porteurs. 

Directeur de la publication : Pascale Joannin

Choix difficile : dialoguer ou non (robert-schuman.eu)