GDS : Depuis le rapport du Parlement européen du 10 mars 2021, le devoir de vigilance a fait l’objet de nombreux débats pour trouver un équilibre vertueux et respectueux des droits fondamentaux sans créer une insécurité juridique trop importante. L’exemple français se montre à cet égard intéressant pour éclairer le débat.
Le Club des juristes, premier think-tank juridique français, publie aujourd’hui un rapport intitulé « Devoir de vigilance, quelles perspectives européennes ? » qui s’inscrit dans le cadre du débat actuel qui entoure l’élaboration de la directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (la « Corporate Sustainability Due Diligence Directive » ou « CSDDD »).
Ce rapport est le fruit des travaux d’une commission du Club des juristes présidée par Monsieur Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien Président de l’association. Cette réflexion a été coordonnée et animée par le Professeur Antoine Gaudemet, Professeur agrégé à l’Université Paris-Panthéon-Assas, en sa qualité de Rapporteur de la commission et Anne Stevignon, Docteur en droit et avocate, en sa qualité de Secrétaire générale.
La commission était également composée des membres suivants :
- Emmanuel Daoud, Avocat associé fondateur, Vigo
- Pauline Dufourq, Avocate à la Cour, Soulez Larivière & Associés
- Fabrice Fages, Docteur en droit, Avocat associé, Latham & Watkins LLP
- Aurélien Hamelle, Directeur juridique du Groupe TotalEnergies
- Béatrice Parance, Professeure agrégée à l’Université Paris Dauphine-PSL
- Myriam Roussille, Professeure agrégée à l’Université du Mans
- Pierre Sellal, Ambassadeur de France, Président de la Fondation de France, Senior counsel, August&Debouzy
- Maylis Souque, Conseillère économique au sein de la Représentation permanente de la France auprès de l’OCDE, ancienne Secrétaire générale du Point de contact national français de l’OCDE
- Julie Vallat, Directrice droits humains du Groupe L’Oréal
Au cours de l’année passée, la commission a auditionné 23 personnalités issues de tous horizons et notamment des personnalités politiques, des représentants d’institutions, d’entreprises, de syndicats et d’organisations non gouvernementales.
Le rapport qui s’est nourri de l’ensemble de ces échanges contient 25 recommandations à destination de celles et ceux qui œuvrent à l’élaboration du cadre européen sur le devoir de vigilance :
- Évaluer la pertinence des seuils d’application (art. 2) de la directive après un premier retour d’expérience.
- Concernant l’identification des secteurs dits « à risques » dans l’article 2, publier une annexe plus détaillée et inclure en entier le secteur de la construction.
- Ne pas laisser le choix aux États membres d’appliquer ou non la directive à la fourniture de services financiers par des entreprises financières réglementées. Dans l’éventualité où une telle option serait néanmoins retenue, ne pas retenir une définition restreinte de la chaîne de « valeur » ou « d’activités » à l’article 3.
- Dans l’article 2 relatif au champ d’application qui fixe des seuils de salariés et chiffre d’affaires pour désigner les entreprises visées, retenir une approche consolidée plutôt qu’une approche par entité.
- Préciser, qu’au titre du recensement des incidences négatives prévu à l’article 6, que les entreprises sont tenues d’élaborer une cartographie des risques qui inclut les incidences négatives sur les droits de l’homme et l’environnement, priorisées par l’entreprise en fonction de leur gravité et de la probabilité de leur occurrence.
- Préciser que la directive retient une approche fondée sur les risques pour l’exercice de la vigilance. Il serait utile que le texte européen reprenne explicitement la distinction opérée dans le Principe Directeur n° 19 des Nations unies entre le fait de causer, contribuer ou d’être lié à une incidence négative sur les droits de l’homme ou l’environnement.
- Afin de clarifier le niveau de détails attendu dans le recensement des incidences négatives, adopter comme le prévoit l’article 13 des lignes directrices qui émaneront du réseau d’autorités nationales placé sous l’autorité de la Commission européenne et assurer un lien avec l’OCDE et le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme pour l’élaboration de ces lignes directrices.
- Au titre des mesures de mise en œuvre du devoir de vigilance détaillées à l’article 7, expliciter que l’insertion de clauses contractuelles et la réalisation d’audits ne sont que des outils parmi d’autres de mise en œuvre du devoir de vigilance. Mentionner, dans le Préambule de la directive, le rôle des Accords-cadres internationaux dans la prévention des atteintes aux droits sociaux des travailleurs.
- Au titre de l’article 7, lorsque la conclusion d’un contrat avec un partenaire indirect est impossible, recommander de recourir à un tiers chargé de collecter les données le long de la chaîne d’approvisionnement pour améliorer sa traçabilité.
- Au sein des articles 7 et 8, clarifier la gradation des sanctions applicables, la rupture des relations contractuelles étant une option en dernier ressort et dont les conséquences négatives éventuelles sur les personnes doivent être prises en compte dans le choix d’une décision de désengagement.
- Préciser si, à l’occasion de la transposition, les entreprises peuvent proposer un mécanisme mixte permettant à la fois de recueillir des plaintes (art. 9) et de recueillir des signalements (transposition de la Directive UE 2019/1937 du 23 octobre 2019) et renvoyer, aux Principes directeurs des Nations unies et de l’OCDE (art. 13) pour faire émerger de bonnes pratiques concernant la procédure relative aux plaintes (art. 9). Prévoir une protection contre des mesures de rétorsion envers les personnes externes à l’entreprise.
- Indiquer que les autorités de supervision de la directive pourraient conduire des activités d’information des PME (et de leurs donneurs d’ordres) en s’appuyant notamment sur les normes et les outils existants développés par l’OCDE et par les PCN sur le déploiement de la conduite responsable des entreprises (guides, manuels, alignement, forums). Indiquer l’importance de veiller à la cohérence des mesures d’accompagnement avec ces outils.
- Renforcer le rôle des parties prenantes potentiellement affectées en prévoyant que leur consultation n’est pas facultative mais impérative au stade de l’élaboration de la stratégie de vigilance en supprimant les termes « le cas échéant » de l’article 6, 4°.
- Indiquer dans l’article 6 que, parmi les parties prenantes, les organisations syndicales et les délégués de l’entreprise doivent obligatoirement être consultés au stade de l’élaboration de la stratégie de vigilance.
- Préciser, au sein de l’article 10, que « lorsqu’une entreprise a un comité de parties prenantes, le comité peut traiter du suivi des mesures de vigilance ».
- Préciser que les parties prenantes ont un rôle dans le suivi de l’efficacité des mesures de prévention mises en œuvre.
- Préciser, dans le Préambule de la directive, que, parmi les parties prenantes de l’entreprise, les organisations syndicales et les représentants des travailleurs sont des parties prenantes avec lesquelles le dialogue doit être privilégié dans la mise en œuvre du devoir de vigilance et préciser dans l’article 9 que la consultation des parties prenantes affectées, et/ou de leurs représentants, notamment les organisations syndicales et les représentants des travailleurs est obligatoire dans la conception du mécanisme de recueil des plaintes.
- Un consensus majoritaire s’est formé pour recommander d’intégrer les risques climatiques dans le champ du devoir de vigilance ou à défaut, de mieux préciser au sein de l’article 15 le contenu de la stratégie climatique et réintroduire l’éventualité d’un contrôle par l’autorité nationale de supervision qui contribuerait à renforcer l’effectivité de l’article 15.Toutefois, certains membres de la commission considèrent que la problématique du changement climatique doit faire l’objet d’un traitement différencié et qu’il convient d’aligner la définition du plan de transition entre la directive « CSRD » du 14 décembre 2022 et la directive « CSDD » afin de permettre un recours aux standards qui seront élaborés par l’EFRAG en cohérence avec les standards internationaux, notamment ceux développés par l’ISSB.
- Au sein de l’article 18 :
- Préciser davantage les fonctions de l’autorité de contrôle et en particulier que l’autorité peut proposer aux parties d’entrer en médiation.
- Préciser les modalités selon lesquelles les parties prenantes seront consultées périodiquement.
- Prévoir une séparation entre les fonctions d’accompagnement d’une part et de contrôle, de médiation et de sanction d’autre part.
- Prévoir un échange sur les meilleures pratiques au sein du réseau européen des autorités sous l’impulsion et l’encadrement de la Commission Européenne.
- Prévoir une coordination de différentes autorités nationales chargées du contrôle de la vigilance tant horizontale que sectorielle et une coordination avec l’appui de la Commission européenne afin de veiller à l’harmonisation des pratiques.
- Inviter les États membres à opérer une articulation entre le Point de contact national et l’autorité de contrôle pour éviter des interprétations divergentes.
- Concernant l’action en responsabilité civile prévue à l’article 22 :
- S’assurer de la possibilité d’obtenir la réparation du préjudice écologique pour les États membres qui en connaissent ;
- Expliciter que l’obtention de garanties contractuelles auprès de sous-traitants est utile, mais n’exonère pas l’entreprise donneuse d’ordre de sa responsabilité civile en cas de défaillance du sous-traitant.
- Se référer à la méthodologie de l’OCDE qui opère une distinction entre cause/contribution/lien direct entre l’entreprise et l’impact négatif pour déterminer le type de mesure de diligence raisonnable que l’entreprise devrait prendre adopter.
- Concernant la charge de la preuve, prévoir que les sociétés assignées puissent être enjointes par le juge à produire des preuves.
- Concernant l’application de la loi de police en matière de responsabilité civile (art. 22), prévoir la possibilité pour la victime de choisir la loi la plus protectrice de ses intérêts.
- Maintenir les dispositions relatives aux obligations des administrateurs prévues aux articles 25 et 26 de la proposition de la Commission en les clarifiant, sans recourir à la notion de « devoir de sollicitude » qui est étrangère au droit continental. À défaut, inviter les États membres à adopter des dispositions mettant à la charge des administrateurs une obligation de tenir compte « des conséquences de leurs décisions sur les questions de durabilité, (…) y compris à court, moyen et long terme » et une obligation de superviser et mettre en œuvre une stratégie de vigilance.
- Clarifier l’articulation entre la réglementation générale prévue par la proposition de directive et les réglementations sectorielles existantes en matière de diligence raisonnée. Prévoir une coordination au niveau national des actions des autorités chargées du contrôle des obligations de vigilance générales, sectorielles et thématiques, qui pourrait échoir à l’autorité de contrôle de la CSDDD et prévoir une coordination européenne par la Commission.
Dans la lignée de la loi française du 27 mars 2017, la future directive européenne sur le devoir de vigilance contribuera à responsabiliser davantage un grand nombre d’entreprises quant aux impacts sociaux et environnementaux de leurs activités. Les entreprises seront tenues d’identifier, de prévenir et d’atténuer les risques liés aux droits humains, à l’environnement et à la santé et sécurité au travail tout au long de leur chaîne de valeur. Elle représente une avancée significative dans la promotion des pratiques commerciales responsables et durables. Au-delà des recommandations formulées par le rapport, le Club des juristes souhaite contribuer à jeter les fondations d’une réflexion opérationnelle afin d’accompagner la transformation nécessaire des pratiques des entreprises.
Le rapport : https://www.leclubdesjuristes.com/wp-content/uploads/2023/01/Rapport-Devoir-de-vigilance-FR-1.pdf