Défendre la realpolitik pour sauver l’Europe – EURACTIV.fr

Après la guerre en Ukraine, dont les retentissements ont ébranlé la planète entière, sur le plan politique, économique, social, énergétique et alimentaire, voilà qu’une autre crise prévisible pointe à l’horizon entre les États-Unis et la Chine autour de la question de Taïwan. Va-t-on pouvoir sauver tout le monde ? Quelle realpolitik ?

Sébastien Boussois est docteur en sciences politiques, enseignant en relations internationales, collaborateur, chercheur en relations euro-arabes/terrorisme et radicalisation, associé au CECID (Université Libre de Bruxelles), à l’UQAM (OMAN- Université de Montréal) et pour SAVE BELGIUM (Society Against Violent Extremism). 

L’Europe, comme le monde, enchainent les crises systémiques depuis l’émergence de la pandémie de Covid-19 et montre une réelle résilience. Mais jusqu’à quand ?

Poutine a hélas une partie des clés en mains en mettant en danger non seulement l’Occident, mais aussi l’Afrique, le Monde arabe et l’Asie au bord du gouffre alimentaire. Sans savoir si au fond, on accélère la fin du conflit ou si on en prolonge indéfiniment la durée, d’autant qu’il y a encore dix ans, nous refusions d’armer des pays en guerre. Il faut désormais trancher par un pragmatisme de realpolitik clair.

Une vraie question se pose depuis que nous avons décidé, bec et ongles, au nom des valeurs et idéaux européens louables, de nous engager malgré nous dans le conflit ukrainien, en imposant des sanctions-passoire à la Russie et en fournissant des armes sans fin à Kiev.

Avoir les moyens de ses ambitions par une realpolitik

Attention : l’argument que l’on pourrait nous opposer est que nous ne pouvions laisser l’Ukraine se faire écraser et que tenir de tels propos serait s’engager à faire une croix sur ce que l’Union européenne défend depuis sa création : le dialogue, le multilatéralisme, la paix et la prospérité. Ce n’est pas notre propos et nous condamnons l’agression russe contre Kiev mais pouvons-nous continuer comme cela ? En avons-nous, tout simplement, les moyens ?

Force est de constater que depuis notre implication dans la crise ukrainienne, les choses vont de mal en pis. L’invasion de Vladimir Poutine depuis le 24 février dernier va, certes, à l’encontre de toutes les règles internationales justement édictées depuis la fin de la Seconde guerre Mondiale en 1945 et l’émergence d’une « communauté internationale ». Mais faut-il, parce que le multilatéralisme a échoué pour éviter le déclenchement du conflit, s’engager pour autant dans un conflit qui ne nous regarde pas totalement ?

Après avoir condamné la politique du Kremlin contre l’Ukraine jusqu’à la négation absurde de celle-ci, se devait-on de fournir des armes et des financements qui aujourd’hui nous mettent tous en danger au sein de l’Union et de l’Occident ? Certains diront que face à ce conflit de civilisation, nous devions nous ranger derrière l’Ukraine, un pays qui, quoi qu’on en dise, nous est totalement étranger.

S’il est encore inaudible de critiquer l’Ukraine agressée, l’Europe ne doit pas être dupe non plus et renier, après sa sécurité militaire, depuis que nous nous en sommes remis totalement à l’OTAN, sa sécurité économique et énergétique. La démonstration par A plus B de notre engagement dans ce conflit est que nous en sortirons plus faibles voire largement affaiblis.

Le conflit nous dépasse, mais le choix de l’Europe de financer à gogo une crise pour un pays qui ne fait partie d’aucune entité qui la concerne (que ce soit l’Union, l’espace Schengen et l’OTAN) aura, avec le temps, non seulement de moins en moins de sens, mais également de moins en moins de soutien des opinions exsangues et peut-être bientôt exaspérées.

Les Ukrainiens résistent…

Nous avons tous cru, Vladimir Poutine le premier, à une « blitzkrieg », qui ferait plier l’Ukraine. Il n’en est rien et les armes européennes y sont aussi pour beaucoup. Mais nous en sommes désormais à plus de cinq mois de conflit et allons basculer progressivement vers un enlisement qui se refermera comme un piège sur nous.

Pourrons-nous renoncer alors, pour préserver nos maigres stocks, de fournir l’Ukraine en armes et en fonds ? Cela sera mal perçu et n’aura fait que conforter l’idée selon laquelle – Volodymir Zelensky n’a pas manqué depuis des mois de dire la messe et brandir la peur de l’abandon – nous finirons par lâcher l’Ukraine au nom de notre propre survie.

Le rôle des dirigeants politiques est celui que défend la realpolitik en reléguant le « droitdel’hommisme » en second plan : protéger ses propres populations, sur tous les plans, et renoncer à des combats qui les dépassent et qui peuvent paraître à termes lointains des intérêts propres de ces derniers.

À défaut, les Ukrainiens risquent bien de passer pour les boucs-émissaires de tous les maux des Européens, pris entre super-inflation, récession, et politiques d’austérité. Le retour de bâton pourrait être terrible confronté à notre vision angélique de l’Ukraine.

Si la Russie nous a imposé ce nouvel agenda de menaces mondiales, les choix européens devraient aujourd’hui être faits avec plus de rationalité et se projeter dans l’avenir. Mais l’Europe doit sortir de l’idéalisme qui nous fait sanctionner la Russie mais nous jeter dans les bras de l’Arabie Saoudite qui bombarde les Yéménites depuis cinq ans. Et le « droitdelhommisme » nous conduit finalement à la guerre qu’on le veuille ou non.

Au nom de tout cela, un meta-récit s’est construit petit à petit pour faire passer la pilule et rendre le soutien inconditionnel : l’Ukraine ne serait qu’une première étape de l’expansion coloniale prévue par Vladimir Poutine, les Ukrainiens sont les gentils et les Russes les méchants, les Ukrainiens sont des Européens, l’Ukraine a tous les atouts pour rejoindre l’UE, etc.

L’Ukraine dans l’UE contre toutes les règles d’adhésion

Nous vendons du rêve qui nous coûtera cher, tant Kiev est éloigné des critères d’adhésion : selon Transparency International, elle est classée 122e mondiale en termes de lutte contre la corruption, devant la Russie de seulement trois rangs, mais bien derrière la Biélorussie. Elle comptabilise ainsi un total de 32 points sur 100 selon l’organisation, juste devant la Russie qui engrange 29 points[1]. De plus quid de Zelensky, encore intouchable, qui avait été cité dans les Pandora Papers en 2021, pour des histoires de sociétés off-shores, de lien avec ses oligarques et de blanchiment d’argent ? Une fois encore : soit nous mentons déjà aux Ukrainiens, soit nous sommes devenus fous.

Enfin, l’évolution même de la structure politique de l’Ukraine, qui s’adapte à la guerre, voit des militaires rejoindre l’exécutif en place. Ces généraux, à l’issue de la guerre, seront, victoire ou défaite, auréolés d’une gloire qui pourrait les dissuader de quitter le pouvoir. L’argument de la guerre étant bien sûr imparable.

On risque donc de se retrouver avec un pouvoir qui s’installera bien loin des critères de démocratisation européens. Le tout, assis sur une forteresse armée, dont une partie d’ailleurs des équipements payés par l’Europe, pourrait être, comme dans les années 1990, détournés vers d’autres terres de conflit.

Nous avons aussi dans l’histoire tant soutenu, ou même lutté, contre des Robin des Bois, qui se sont retournés contre nous, ou nos valeurs, par la suite. L’Ukraine, après la guerre, face à la menace permanente, pourrait avoir bien du mal à revenir dans ce processus d’ouverture et de libéralisation, une fois que l’on aura fait la liste à plat et au calme de tout ce qui ne va pas pour qu’elle rejoigne l’UE en deux coups de cuillère à pot.

Taïwan, terre d’Europe

La crise de Taïwan est un nouveau paramètre qui nous confrontera à nos choix passés et présents : on sait depuis des années que si troisième guerre mondiale il y a, le Pacifique et la Mer de Chine pourraient en être le foyer.

Nous devrons faire face à nos contradictions, et nous positionner, bien sûr, contre la Chine. Mais là, les chantres du « droitsdel’hommisme » ne pourront plus influencer l’opinion et les politiques sous pression, en disant qu’une nouvelle guerre va survenir sur notre continent, ou pire : que les Taïwanais sont des Européens. Ce sont d’ailleurs en général les deux seuls arguments de ceux qui n’ont que les sanctions comme vision et stratégie actuelle face à la guerre.

De deux choses l’une : soit nous poussons pour permettre aux Nations-Unies de se moderniser, de se réformer, de régler la question des vétos (russe et chinois en l’occurrence), qui bloquent en amont toute contrainte ou frein à l’égard de leur politique, et c’est là l’essentiel à impulser notamment pour l’Europe ; soit nous arrêtons, au nom de notre propre survie, de nous embarquer dans des conflits idéologiques qui nous mettront dans une situation politique, et surtout économique, de plus en plus intenable. Et ce, sans que nous ayons les moyens de vraiment peser sur eux. Il est temps de tomber le masque de l’idéalisme.

Dans le monde, il n’y a plus les bons et les méchants, mais face aux ¾ de l’humanité qui soutiennent aujourd’hui des régimes plutôt forts et prédateurs, la realpolitik doit être défendue à tout prix pour nous protéger, nous, en premier.

Ainsi seulement nous réglerons ce dilemme cornélien : faire le choix historique des Etats-Unis de s’impliquer partout jusqu’à récemment en fragilisant le pays et son économie, ou, hélas, faire l’autruche – politique aussi cruelle soit-elle – pour nous sauver de ce monde qui risque de courir au chaos.

La realpolitik c’est aussi se doter des moyens de faire la guerre. Or, aujourd’hui, nous en sommes à faire la guerre par procuration, en nous battons pour nos valeurs, jusqu’au dernier Ukrainien. C’est un choix de civilisation face à un nouveau choc de civilisations.

https://www.euractiv.fr/section/l-europe-dans-le-monde/opinion/de-lukraine-a-taiwan-defendre-la-realpolitik-pour-sauver-leurope/