Ce que les obsédés anti-lobbies ne comprennent pas de leur intérêt pour la démocratie

Un entretien de Viviane de Beaufort avec Atlantico


Dans un tweet, Manon Aubry, tête de la liste de La France Insoumise pour les élections européennes, a demandé la création d’un « registre public obligatoire des lobbies » afin de « casser leur poids en Europe ». Manque de chance, cela existe déjà. Explications de la part de Viviane de Beaufort.


Atlantico : Manon Aubry, tête de liste La France Insoumise aux Européennes, a déclaré : « Les lobbies doivent être régulés : un registre public obligatoire des lobbies serait un outil pour casser leur poids en Europe. Si d’autre se laissent corrompre, nous, nous serons des parlementaires de combat et refuserons de vendre l’intérêt général. » Peut-on parler d’une part de fantasme sur ce qui existe déjà dans cette proposition ? La transparence sur les lobbies n’est-elle pas déjà faite à Bruxelles, où tout est nécessairement documenté ?

Viviane de Beaufort : D’abord je voudrai insister sur le fait qu’on n’est même plus sur la question de la régulation du lobbying. La régulation est, en droit, un cadre souple comme la RSE par exemple que les acteurs peuvent s’approprier, respecter ou ne pas respecter, avec des enjeux de réputation mais pas de sanctions.  

Aujourd’hui il s’agit bien de réglementation. En hiérarchie des normes, au plus haut niveau, il y a le traité de Lisbonne avec un principe de transparence de l’article 15 et reconnu comme Grand Principe Général du droit de l’UE applique par la Cour de Justice. Ce principe va se traduire en droit dérivé à partir de trois éléments principaux.

Le premier, dans une perspective bien plus globale que ce qu’elle évoque, c’est une réglementation du lobbying articulée à partir d’un registre des représentants d’intérêt: registre de transparence. Le second : un code de conduite des lobbyistes, le troisième est un code de conduite des députés européens et des hauts fonctionnaires. 

On a réglementé la conduite des parties prenantes : les lobbyistes, et leurs cibles (les décideurs). On cadre de manière précise le comportement de ces derniers à l’égard des lobbyistes, pour limiter les dérapages de comportements. Au point que, fin janvier 2019, il y a eu une modification du règlement intérieur du parlement européen, qui oblige les responsables de decision à réaliser une traçabilité de l’impact des lobbyistes sur le travail législatif. Les décideurs clés sur un sujet dans le processus législatif (élaboration d’une directive, du budget, d’une politique publique) à communiquer les rendez-vous qu’ils peuvent avoir à l’intérieur de l’enceinte du parlement européen ou à l’extérieur avec les représentants des groupes d’intérêt. C’est listé : le président de la commission concernée par le sujet, le rapporteur en charge de rédiger la position du parlement dans une commission technique, et les coordinateurs des groupes politiques, nommés pour chaque sujet (un pour chaque groupe) qui doivent coordonner au sein de leur famille politique la position de leur famille sur le texte en question et retravailler avec le rapporteur. Il n’y aura aucun rendez-vous avec un représentant d’intérêt, autrement dit un lobbyiste, qui ne soit pas tracé.

Je reviens sur le registre des représentants. Manon Aubry veut le rendre obligatoire. Le registre des représentants d’intérêt a été élaboré par un accord entre les trois institutions : la Commission, le Parlement Européen et le Conseil des Ministres en 2011. En 2014, il a été modifié, amélioré et rendu plus dur puisqu’on a fait des catégories de lobbyistes précises : consultant en lobbying, lobbyistes des entreprises, lobbyistes de fédération, lobbyistes de régions, think-tank, etc. Catégories qui permettent d’identifier précisément les personnes à l’ aide d’une fiche précise qui permet d’identifier qui est l’entreprise, qui est le représentant de l’entreprise à Bruxelles, qui est le responsable, quelle est l’adresse, le téléphone, combien d’argent les représentants utilisent pour leurs activités, quels sont les sujets qui les intéressent et sur lesquels ils déclarent vouloir être en contact avec la Commission ou les Parlementaires. 

Le deuxième élément, c’est le code de conduite qu’ils doivent tous signer .

Et surtout, c’est pour cela que je parle de réglementation et plus de régulation depuis 2014 : si quelqu’un enfreint ces règles, il est sanctionné. Il n’a plus accès au Parlement Européen. Il n’a plus de badge d’accès. Il n’a plus la veille automatique par mail qui identifie toutes les consultations qui peuvent l’intéresser par rapport à ce qu’il a décidé comme sujet de suivi. Or, cette veille est precieuse afin de permettre de porter ses arguments; elle permet de s’inscrire dans le processus officiel de consultation et d’engager le dialogue, de prendre des contacts. Toutes ces facilités pour rentrer en contact avec les députés et les hauts fonctionnaires sont bloquées. S’il y a une deuxième alerte, alors la personne est rayée du registre et ne peut plus exercer son métier parce qu’elle sera persona non grata tant au sein du Parlement Européen, qu’à la Commission Européenne, voire au sein du milieu des lobbyistes.

On peut ajouter que Manon Aubry semble avoir une  vision  restreinte du sujet : le lobbying ne se fait pas qu’auprès des députes mais à la Commission, au Parlement, et d’autres instances comme le CESE ou le Comites de Regions. Un lobbyiste va suivre tout le processus d’élaboration et donc on a des phases au Parlement mais aussi avant des phases  à la Commission. C’est pour cela que c’est important de dire que c’est un accord des trois institutions.

 La Commission Européenne en 2016 a lancé une consultation sur la question du caractère obligatoire du registre, parce que cette idée était partagée par un certain nombre d’ONG ou de partis politiques. La consultation a duré plusieurs mois et est sur le registre des consultations de manière transparente. Pour le moment, les Etats membres ont temporisé, avec un argument qui ne me choque pas : la quasi-totalité des lobbyistes, que ce soit leur posture, sont inscrits au registre, parce que cette incentive qu’avaient mis en place les trois institutions, qui consistait à intégrer ceux qui se déclaraient dans le processus de décision, avec l’avantage pour eux de faire un lobbying efficace, cela a bien fonctionné. On etait en mars a plus de  11 8700 personnes inscrites. 

Quand on regarde les choses de l’intérieur , on se rend compte qu’il y a très peu de dérapages. Pourquoi ? Perdre sa réputation dans ce milieu-là, c’est perdre son job. Bruxelles est « un village  » où les informations circulent vite. Quelqu’un qui a une mauvaise réputation dans ce milieu, on ne lui partage plus ce qu’on sait, on ne l’invite plus aux conférences des think tank. Les parlementaires se débrouillent pour qu’ils n’aient pas de rendez-vous. C’est le phénomène du mouton noir.

Maintenant, soyons réalistes. Il peut y avoir des pratiques de lobbying non transparentes étant donne les enjeux économiques ou politiques. On est plus dans l’influence argumentative, mais proche du trafic d’influence et de l’intimidation. Le phénomène est très limité et de toute façon, les personnes qui pratiquent ce type de lobbying restent dans l’ombre. Même si le registre devient obligatoire, ceux-là, des lobbies étrangers en majorité, qui ne rentrent pas dans notre culture de transparence, qui ne veulent pas jouer le jeu, qui se baladent, en caricaturant un peu, avec des billets de banque dans des mallettes, ils n’iront jamais sur le registre, parce qu’ils ne peuvent pas être transparents, parce qu’ils font de la corruption. Ils essaient en fait d’attirer les députés  en dehors des processus de consultation classiques. Un exemple, deux parlementaires roumains se sont fait piquer la main dans le sac,  il y a quelques années, leurs  partis politiques les ont virés en deux jours comme on se débarasse de la peste. Cette approche du registre obligatoire n’a donc  pas beaucoup de sens.

Quand vous parlez de fantasme, j’aime bien ce mot. Je ne suis pas dans la tête de Manon Aubry mais ou elle sait comment cela se passe et c’est de la mauvaise foi, et cela fait partie de la stratégie politique. Dans ce cas, c’est dommage pour l’image de l’Europe de raconter cela. Ou bien elle ne sait pas comment cela se passe et elle fait des comparaisons avec ce qui se passe en France, où on a élaboré un système proche de l’Union Européenne sur le papier il y a peu de temps (loi Sapin II, loi de moralisation de la vie politique), mais  la culture n’y est pas encore et il y a un décalage, souvent générationnel. Les jeunes députés tous partis politiques confondus, jouent le jeu du lobbying transparent, du registre, etc. Et on a les plus anciens, qui font ce que j’appelle du lobbying à la papa : l’entre-soi parce que tu es un ancien de l’ENA ou de polytechnique, et je vais t’arranger le coup. Elle est peut etre influencée par la vision française d’un autre monde qui se termine.

Sur le plan des principes, la défense des intérêts particuliers par les lobbies est-elle utile à la démocratie ? En quoi ?

Oui. C’est une question qu’on se pose en France parce que le système politique repose en France, culturellement depuis Rousseau, sur le concept d’intérêt général et comme un lobbyiste défend un intérêt catégoriel, sectoriel, particulier, quel que soit son échelle, on va mettre en confrontation l’intérêt général qu’est censé défendre un haut fonctionnaire ou un député, notamment européen, et un intérêt privé. Les anglo-saxons, qui pensent plutôt que l’intérêt général, c’est le résultat d’un arbitrage des différents intérêts privés qui ont pu s’exprimer ne sont pas gênés par le fait qu’un lobby défende un intérêt privé.

Je formule donc la question autrement : à quelles conditions la défense des intérêts privés peut-elle être utile à la démocratie ?

Le lobbying est plutôt un outil de la démocratie, parce qu’il va apporter une expertise, une connaissance du terrain, des arguments, des chiffres, un dossier précis. Or un député européen, c’est un généraliste, il ne connaît pas forcément tous les tenants et les aboutissants d’une problématique.

 
Donc la vraie question est celle des conditions d’exercice du lobbying : la transparence, une déontologie et des sanctions si les lobbyistes trichent. A ces conditions-là, j’estime que le lobbying est un outil de la démocratie.

Le plus souvent, le problème qui se pose n’est-il pas plutôt un problème de culture politique des parlementaires européens et des membres de la commission, et un problème de moyens face aux ressources financières démesurées de certains lobbies ?

Sur la première question, je faisais allusion à la culture latine et à la culture anglo-saxonne. Il y a une ligne de rupture frontale entre une Europe latine qui est plus inspirée de notre concept français, où le lobbying est connoté parce qu’on considère que l’intérêt privé va se confronter à l’intérêt général, donc on va le regarder avec méfiance, et les pays anglo-saxons au sens large (Allemagne et pays scandinaves compris) où on considère que le lobby est utile à partir du moment où il est contrôlé dans ses démarches et ses discours. A chaque mandature, c’est très frappant : tous les nouveaux élus européens mettent environ une petite année sur les cinq ans à comprendre comment cela fonctionne et pourquoi on n’a pas à craindre les lobbies à Bruxelles parce qu’il y a des limites, il y a des cadres, et que, pour peu qu’on respecte les règles, les lobbies sont utiles. Ils s’y mettent après très vite et changent de culture.

Ce qui a été construit à Bruxelles a beaucoup essaimé dans tous les autres pays de l’Union Européenne, et maintenant dans tous les pays, vous avez un système tel que je l’ai décrit, plus ou moins strict.

Sur la question des ressources financières, oui, quand on a beaucoup d’argent et qu’on des équipes, il est beaucoup plus facile d’occuper le terrain.  Mais, le lobbying à Bruxelles et en France est ouvert à des lobbyistes qui n’ont pas beaucoup d’argent, et dans la lutte entre l’expertise et des lobbies puissants, souvent l’expertise gagne. Les Amis de la Terre ont gagné sur certains sujets, les associations de consommateurs sont peut-être en train de gagner sur le lobby du sucre. Comme on a ce système de consultation, qui coûte de l’énergie et qui récompense l’expertise, argent ou pas argent, on est à égalité.

Et enfin, ces dernières années, les ONG ont pris l’habitude de développer des actions d’E-lobbying. Mon prochain livre va s’appeler Du lobbying au E-lobbying et je fais la démonstration qu’au-delà du lobbying classique où la cible va être le décideur direct, les ONG vont sur les réseaux sociaux sans aucun moyen en utilisant les pétitions, des vidéos sur Youtube, chercher à développer un effet viral pour leur dossier -leur cause et mobiliser des acteurs  de leur côté; ils arrivent à faire capoter certaines décisions importantes en s’adressant à l’opinion publique qui, alertée, va demander des comptes aux élus. La cible, c’est l’opinion publique. La différence de moyens, de ce fait en train de devenir beaucoup moins importante.

Je vous donne deux exemples. L’huile de palme : on a d’un côté des énormes producteurs, et l’intérêt à court terms de pays qui ont décidé de déforester pour planter des palmiers et vendre de l’huile de palme. Et en face on a ldes écologistes, des problématiques de déforestation, de biodiversité, de changement climatique. Si on reste sur les ressources financières, le problème est réglé : ce sont les lobbyistes en faveur de l’huile de palme qui gagnent. Ce qui s’est passé en réalité, c’est qu’il y a eu sensibilisation des citoyens sur le Nutella, sur l’huile des palme et les produits alternatifs. A l’heure actuelle, on a beaucoup moins de produits à base d’huile de palme. Deuxième exemple : Monsanto « inatteignable » se moquant complètement des questions des OGM et du Roundup, et maintenant, parce que des lobbyistes ont travaillé sur les réseaux sociaux, la réputation de Monsanto étant en danger, le débat est relancé sur les OGM et  la France a pris des positions assez strictes. En effet domino, aux Etats-Unis et maintenant en France, de vrais procès se tiennent où Monsanto est directement accusé avec ses produits d’avoir causé des problèmes de santé publique et d’avoir déclenché le cancer d’agriculteurs ou de personnes qui ont touché à ces produits. Monsanto va payer très cher pour indemniser ces gens-là, sa réputation devient catastrophique et troisièmement, les décideurs qui vont proposer les directives, sachant très bien que l’opinion publique et les magistrats ont imputé cette  responsabilité à Monsanto, ne pourront plus faire comme s’ils ne savaient pas. Bayer aurait du réfléchir parce que c’est lui qui hérite du passif : indemnisations, mauvaise réputation, etc. J’en ai une dizaine d’exemples.

La réussite du mouvement des Gilets jaunes ne s’explique pas autrement : sans la naissance de cette opinion mobilisée , les gilets jaunes n’auraient pas pu interpeller le gouvernement de manière aussi forte et déclencher le Grand Débat.


Crédits photo : Anne-Christine Poujoulat – AFP