Grain de sel GB : En Ukraine, la violence de la guerre se déchaîne plus que jamais. Cette guerre est suivie « en direct » par les Occidentaux comme rarement auparavant dans de telles proportions : images et vidéos abondent et les populations n’y échappent pas, elles s’y trouvent confrontées. Ce qui se joue, c’est donc aussi, et peut-être surtout, une guerre de l’opinion.
Or, sur ce terrain, l’attaque de la gare de Kramatorsk pourrait être un tournant. Les images de vêtements ensanglantés, de corps déchirés et les jouets d’enfant éparpillés contrastent violemment avec les restes d’un missile reposant tranquillement sur l’herbe, sous le soleil. Ces images, c’est la guerre qui surgit soudainement dans une gare pleine de civils, qui fuient le fracas des armes.
Quel choc, l’être humain est ainsi fait que seules de telles images provoquent une puissante empathie. On s’imagine aisément sur ce quai. Et on se révolte d’autant plus de cette inhumanité. Immédiatement, les mots terribles de « crime contre l’humanité » émergent dans nos esprits pour qualifier l’inqualifiable. Notre ministre des affaires étrangères en vient à les utiliser, mais quelle réalité juridique derrière ? Explications par Didier Rebut – Professeur à l’Université Paris-Panthéon-Assas -Directeur de l’Institut de criminologie et de droit pénal de Paris – Membre du Club des juristes .
M. Jean-Yves Le Drian, Ministre des affaires étrangères, a qualifié l’attaque contre la gare de Kramatorsk, qui a causé la mort de plusieurs dizaines de personnes civiles, de crime contre l’humanité.
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Pourquoi J.Y Le Drian qualifie-t-il de crimes contre l’humanité l’attaque contre la gare de Kramatorsk ?
J.Y Le Drian a utilisé cette qualification parce que cette attaque semble avoir été intentionnellement dirigée contre des civils. Une attaque contre un groupe de population civile est précisément le critère distinctif de la notion de crimes contre l’humanité, laquelle requiert que la population civile soit la cible de l’attaque qui a eu lieu.
En l’occurrence, les deux bombardements de la gare de Kramatorsk semblent bien relever d’une attaque contre une population civile, laquelle a été faite contre un lieu –une gare- où se massaient des civils dans l’attente d’un train pour fuir cette zone de guerre. Elle n’a a priori aucun lien avec les opérations militaires en cours et n’a pas visé des combattants, ce qui permet de la qualifier d’attaque contre un groupe de population civile au sens des crimes contre l’humanité.
Mais la notion de crimes contre l’humanité requiert aussi que l’attaque soit généralisée ou systématique. On considère que le caractère généralisé a une signification quantitative. L’attaque généralisée est ainsi celle qui cause de nombreuses victimes ou qui est commise dans une large zone géographique ou qui a une certaine durée. Le caractère systématique a été défini par la Cour pénale internationale comme correspondant au caractère organisé des actes de violences et à l’improbabilité de leur caractère fortuit. C’est à ces conditions alternatives qu’une attaque contre un groupe de population civile peut être qualifiée de crimes contre l’humanité.
Si les bombardements de la gare de Kramatorsk constituent assurément une attaque contre un groupe de population civile, ils ne peuvent donc caractériser un crime contre l’humanité qu’à la condition que cette attaque puisse être qualifiée de généralisée ou systématique. Si cette attaque a fait un grand de nombre de victimes on peut se demander si deux bombardement commis presque concomitamment peuvent être qualifiés d’attaque généralisée. Cette qualification ne souffrirait, en revanche, aucune incertitude si d’autres attaques intervenaient dans les prochains jours.
La condition d’attaque généralisée est néanmoins alternative de celle d’attaque systématique, laquelle semble davantage applicable aux bombardements de Kramatorsk. Ces bombardements ne semblent pas fortuits, lesquels ont été faits à dessein de frapper une population civile. Ils semblent aussi relever d’une planification, puisqu’ils ont été faits au moyen de missiles qui ont très vraisemblablement ciblé la gare de Kramatorsk. Cette attaque paraît donc présenter des caractères pouvant la qualifier d’attaque systématique.
Il convient aussi que l’attaque soit intervenue en application de la politique d’un État ou d’une organisation ayant pour but une telle attaque. C’est une précision qui est donnée dans un document explicitant le statut de la CPI appelé « Éléments des crimes ». Cela signifie que l’attaque doit être le fait de personnes appartenant à un État ou à une organisation structurée et dotée de moyens et qu’elle participe de la politique de cet État ou de cette organisation.
Les premières constatations semblent imputer les bombardements de de la gare de Kramatorsk aux séparatistes prorusses ou même à l’armée russe, lesquels relèvent d’une organisation ou d’un État. Cela semble bien correspondre la condition d’une attaque en application d’une politique par un État ou une organisation poursuivant ce but.
Il existe donc un faisceau d’indices permettant d’utiliser la notion de crimes contre l’humanité pour les bombardements de de la gare de Kramatorsk. Cette qualification devra néanmoins être confirmée notamment en ce qui concerne ses conditions relatives au caractère généralisé ou systématique de l’attaque et à sa commission en application de la politique d’un État ou d’une organisation.
Quelle est l’origine et le fondement de la qualification de crimes contre l’humanité ?
La notion de crimes contre l’humanité trouve son origine dans le statut du Tribunal militaire international de Nuremberg qui est le premier à l’avoir définie. Elle a ultérieurement figuré dans les statuts des tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, lesquels avaient enrichi la définition du statut du TMI de Nuremberg. La définition la plus élaborée et qui fait référence aujourd’hui est celle de l’article 7 du statut de la CPI. C’est par rapport à elle que l’on apprécie si des faits constituent des crimes contre l’humanité
La qualification de crimes contre l’humanité s’applique à des actes comme le meurtre, l’extermination, la déportation, la torture ou le viol – qui sont appelés infractions sous-jacentes -, lesquels prennent la nature de crimes contre l’humanité quand ils sont commis dans le cadre d’une attaque remplissant les critères requis. Elle nécessite donc d’établir, d’une part, la commission d’un acte figurant dans la liste des actes susceptibles d’être constitutifs d’un crime contre l’humanité et, d’autre part, la commission de cet acte dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre un groupe de population civile
Les particularités des crimes contre l’humanité résident dans sa possibilité de commission en dehors d’un contexte de conflit armé et dans le fait qu’elle protège toutes les populations civiles à la différence des crimes de guerre qui protègent seulement les populations civiles des territoires occupés par une armée belligérante.
Elle a en outre un caractère collectif au sens où elle suppose la pluralité et l’indistinction des victimes. C’est une autre différence avec le crime de guerre qui peut être commis sur une seule victime ou un petit nombre de victimes comme cela est le cas, par exemple, pour l’exécution de quelques prisonniers de guerre ou personnes civiles. Les crimes contre l’humanité se distinguent aussi par le fait qu’ils punissent des actes dirigés contre la population civile, laquelle en est la cible.
Qui peut être poursuivi pour crimes contre l’humanité ?
Les personnes susceptibles d’être poursuivies pour crimes contre l’humanité en sont les auteurs et les complices, c’est-à-dire tous ceux qui y ont matériellement participé en connaissance de cause. Ces personnes sont donc celles qui savaient que leur acte participait d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre un groupe de population civile. Il s’agit des personnes ayant déterminé l’objectif du bombardement et ayant préparé les missiles et les ayant déclenchés. On peut penser que ces personnes ont agi en connaissance de cause, dès lors que la détermination de l’objectif a nécessité de cibler ces missiles.
Comme les crimes de guerre (cf Article de l’auteur sur notre Blog), les chefs militaires ou civils encourent aussi une responsabilité pénale en qualité de supérieur hiérarchique s’ils n’ont pas pris les mesures pour empêcher la commission d’un crime contre l’humanité. Cette responsabilité pénale est soumise aux mêmes conditions que celle prévue pour les crimes de guerre. Elle requiert que les chefs militaires ou civils aient eu un commandement ou une autorité et un contrôle effectifs sur les auteurs et qu’ils aient su qu’ils commettaient ou allaient commettre des actes constitutifs de crimes contre l’humanité.
En l’occurrence, les chefs militaires sont donc susceptibles d’être pénalement responsables s’ils savaient ou auraient dû savoir que leurs subordonnés bombardaient ou allaient bombarder la gare de Kramatorsk. Cette responsabilité pénale peut s’appliquer aux chefs militaires ou civils russes même si le bombardement a été commis par les séparatistes prorusses, dès lors qu’il serait établi que ces chefs exerçaient le commandement ou l’autorité et le contrôle effectifs de ces séparatistes.
S’agissant du Président Vladimir Poutine et de son ministre de la défense, une mise en cause pour les bombardements de la gare de Kramatorsk n’est envisageable qu’à la condition qu’il soit établi qu’ils en aient eu connaissance ou qu’ils aient disposé d’informations les indiquant clairement. On peut douter que cela soit le cas ou, à tout le moins, que la preuve puisse en être rapportée. Mais les chefs militaires ou civils peuvent aussi être mis en cause s’ils n’ont pas réprimé ou fait réprimer un crime contre l’humanité. Cette mise en cause est sans doute davantage envisageable.
Quelle juridiction pourrait être compétente pour juger ce crime contre l’humanité ?
Comme les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité pourraient être poursuivis et jugés par la CPI, dès lors que l’Ukraine a accepté sa compétence. Cette poursuite nécessite cependant d’établir la commission d’un crime contre l’humanité dans les conditions prévues par l’article 7 de son statut, l’identification de ses auteurs et autres personnes responsables et leur arrestation aux fins de comparution devant la CPI, puisque celle-ci ne juge pas par défaut. Le Ministre des affaires étrangères a ce sens désigné la CPI comme juridiction compétente pour juger les bombardements de Kramatorsk, dès lors qu’ils constitueraient des crimes contre l’humanité.
S’agissant de la France, celle-ci prévoit une incrimination des crimes contre l’humanité qui figure à l’article 212-1 du Code pénal. Cette incrimination reproduit la définition des crimes contre l’humanité prévue par l’article 7 du statut de la CPI. Mais on peut douter que la France puisse juger des crimes contre l’humanité commis en Ukraine en l’absence de victimes françaises. La compétence universelle pour crimes contre l’humanité est en effet soumise à des conditions qui la rendent très difficiles à mettre en œuvre.
Cette compétence requiert, d’une part, que l’auteur présumé ait sa résidence habituelle en France, ce qui apparaît douteux pour des militaires russes ou les séparatistes prorusses de même que pour les autorités politiques russes. Elle est subordonnée, d’autre part, à une condition de double incrimination selon laquelle les crimes contre l’humanité doivent aussi être punis, en tant que tels, dans la législation de l’État où ils ont été commis.
Cette seconde condition pourrait certes être remplie du fait que l’Ukraine a autorisé la compétence de la CPI. Cela pourrait en effet être considéré comme valant acceptation des crimes définis par son statut, ce qui compenserait l’absence d’incrimination des crimes contre l’humanité par le droit pénal ukrainien. Mais la première condition relative à la résidence habituelle en France de l’auteur présumé apparaît difficile à surmonter.
L’attaque de Kramatorsk peut-elle être qualifiée de crime contre l’humanité ? – Le Club des Juristes