Traumatisme, défaite, indépendance… quelles mémoires nationales de la Première Guerre mondiale ?

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Actualité


09.11.2018

Marie Guitton

Comment se souvenir d’un conflit tantôt qualifié de « patriotique » ou d’« insensé », de « Grande Guerre » ou de « Catastrophe originelle » ? La Première Guerre mondiale fut incontestablement l’un des évènements fondateurs du monde moderne. Mais de la France à l’Arménie, en passant par l’Allemagne, la Pologne ou la Turquie, la mémoire qui y est associée aujourd’hui est loin d’être uniforme.

Un canon sur rails tire sur des positions allemandes dans la forêt d'Argonne - Crédits : Archives (Anders / Flickr)

Un canon sur rails tire sur des positions allemandes dans la forêt d’Argonne – Crédits : Archives (Anders / Flickr)

Les commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale ont débuté il y a quatre ans à Sarajevo. C’est là que le 28 juin 1914, l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’Empire austro-hongrois, avait été assassiné. Un mois après ce coup de feu dans la poudrière européenne, la guerre était déclarée. Elle allait bientôt mobiliser plus de 60 millions de soldats européens et toutes les puissances mondiales, réparties en deux camps : celui de la Triple Entente (France, Empire britannique et Empire de Russie), et celui des Empires centraux allemand, austro-hongrois et ottoman.

Au-delà de ses quelque 15 millions de victimes civiles et militaires, la Première Guerre mondiale a aussi enterré quatre empires, redessiné des frontières, encouragé l’affirmation de nations naissantes… Et plus généralement, entraîné des bouleversements sociétaux (travail des femmes), technologiques (progrès industriels) et économiques qui ont marqué l’Histoire du 20e siècle.

Mais peut-on célébrer tout cela d’une seule et même voix cent ans plus tard ? La Seconde Guerre mondiale se prête bien au manichéisme, avec les figures du nazi et du résistant, vues de la même manière en Allemagne ou en France. Au contraire, il n’existe pas qu’une seule interprétation « acceptable » des tenants et des aboutissants de la guerre de 1914-1918. Sur ce conflit, des vainqueurs parlent volontiers d’héroïsme, de patriotisme et de « Grande Guerre », tandis que des vaincus n’y voient qu’un triste présage de l’horreur hitlérienne à venir. Et même au sein des deux camps, les souvenirs ne sont pas les mêmes.

Au-delà des hommages symboliques qui seront encore rendus ce 11 novembre 2018 par plusieurs chefs d’Etat, main dans la main à Paris, les souvenirs nationaux gardent donc le dessus en Europe, un siècle après la guerre. La synthèse est tellement impossible qu’en 2014, la Commission européenne s’était refusée à organiser elle-même des évènements commémoratifs, par crainte de heurter certains sentiments.

De leur côté, les historiens rappellent que l’armistice n’avait pas mis fin aux conflits meurtriers sur le Vieux Continent. Une vingtaine de guerres civiles, conflits territoriaux et luttes pour l’indépendance s’étaient poursuivis de l’Irlande à l’ancienne Constantinople, jusqu’au règlement de la question turque en 1923.

En France, la mémoire vive

Après de nombreuses commémorations, Paris organise encore ce dimanche 11 novembre un Forum sur la Paix, précédé d’une célébration internationale du centenaire de l’armistice à l’Arc de triomphe.

L'Ossuaire de Douaumont fut inauguré le 7 août 1932 (photo Ranulf 1214, Flickr)Car ici, le souvenir de la Première Guerre mondiale, appelée « la Grande Guerre », reste vivace. Dans quasiment toutes les communes de France, des plaques honorent les victimes françaises de 1914-1918 (1,4 million, dont celles enterrées à Verdun sur la photo ci-contre). La guerre s’est déroulée en grande partie sur le territoire français, occasionnant des destructions immenses et touchant l’ensemble de la population, dont les femmes appelées à se substituer aux hommes dans les champs ou les usines.

Aujourd’hui, l’héroïsme des Poilus -face aux velléités expansionnistes du Kaiser Guillaume II-, mais aussi la révolte des déserteurs et l’horreur des tranchées sont tour à tour étudiés par les enfants en cours d’histoire et de français, parallèlement à des cérémonies régulières organisées sur les lieux des emblématiques batailles de Verdun ou de la Marne. Dès 1921, fleurir la tombe du soldat inconnu est devenu une habitude sous l’Arc de triomphe. Le 11 novembre a, lui, été consacré jour férié l’année suivante.

Mais cette mémoire bien vivante n’est pas uniforme pour autant. « La mémoire des régions occupées pendant la Première Guerre mondiale est encore à vif un siècle après, aussi bien du fait de la dureté de l’occupation allemande que de l’incompréhension qu’elles subirent de la part du reste du pays pendant et après la guerre », souligne par exemple l’historienne Annette Becker, citée par l’AFP. « Sans parler du cas de l’Alsace et de la Moselle qui étaient allemandes durant la guerre… »

Ces dernières années, deux visions se sont aussi opposées du côté des historiens français, qui se sont interrogés sur le consentement des Poilus à servir de chair à canon pour « l’honneur de leur patrie ».

Si la France a voulu faire de ces quatre années de commémoration l’assise d’une « histoire européenne partagée », indispensable pour la « construction d’un avenir commun » en Europe [Eduscol], elle ne pourra donc pas gommer la diversité des analyses et des intérêts portés au sujet dans chaque pays et chaque région.

Fierté au Mali, « honte » au Maghreb
Le président français a inauguré début novembre 2018 à Reims, avec le président malien, un monument à la mémoire des 200 000 soldats africains ayant combattu aux côtés de la France pendant la Première Guerre mondiale. Dans son discours, Ibrahim Boubacar Keïta a fait un parallèle positif entre cet engagement et celui plus récent de la France contre le terrorisme au Sahel. Mais à l’inverse, « depuis les indépendances, les Etats du Maghreb vivent leur participation au conflit comme une honte, une aliénation coloniale », souligne Pierre Vermeren, professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne, interrogé par Paris Match.

Outre-Manche, deux histoires

Les affrontements n’ont pas eu lieu sur son sol, mais la Grande-Bretagne entretient fortement, comme la France, la mémoire de la Première Guerre mondiale. Dès 1920, on s’y est recueilli sur la dépouille d’un soldat inconnu reposant à l’abbaye de Westminster.

Des milliers de (faux) coquelicots ont paré Londres en novembre 2014 (photo de Ben Scicluna, Flickr)Aujourd’hui, la « Great War », étudiée à l’école, est encore commémorée chaque année lors du Remembrance Sunday, le dimanche le plus proche du 11 novembre (photo ci-contre prise en 2014 (Ben Scicluna, Flickr)).

1 350 « petits » cimetières auraient été construits par les Britanniques près des lieux de combats, selon le journaliste Pierre-Marie Giraud, spécialiste de la défense, qui dénombrait également 33 000 monuments aux morts en Angleterre en 2014.

Mais le souvenir n’est pas le même sur l’île voisine : en Irlande, la fin de la Première Guerre mondiale marque en effet la reprise de l’insurrection nationaliste, qui avait déjà tenté de s’affirmer pendant le conflit, en s’opposant à la conscription imposée par la Grande-Bretagne. Son indépendance sera finalement reconnue après deux ans de guérilla en 1921, et la mémoire des soldats irlandais morts dans l’uniforme britannique longtemps occultée.

Les dominions s’affirment
A l’inverse, d’autres anciens dominions de l’Empire britannique, comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada, ont bien entretenu le souvenir de leur engagement sur la scène internationale, annonciateur de leur future stature.

En Allemagne, un souvenir effacé par la Seconde Guerre mondiale 

Les soldats allemands dans les FlandresOutre-Rhin, la Première Guerre mondiale est quasiment inexistante des cérémonies et des manuels d’histoire, le traumatisme de 1939-1945 ayant très largement pris le dessus dans la mémoire collective.

Il faut dire que si l’Empire allemand en est l’un des principaux belligérants, la Première Guerre mondiale ne se déroule pas sur son sol (photo ci-contre dans les Flandres), et la plupart de ses morts sont enterrés ailleurs (près d’un million en France). L’Allemagne n’a donc aujourd’hui ni soldat inconnu, ni jour férié pour commémorer ce conflit, présenté comme l’une des dernières manifestations de l’impérialisme européen du 19e siècle. « Pour les jeunes allemands, 14-18 est aussi lointain que Napoléon », indique l’historien Gerd Krumeich à L’Express.

Pourtant, les 2 millions de morts allemands, l’effondrement du mark, l’humiliation de la défaite et la frustration née du traité de Versailles sont souvent présentés comme le terreau d’une colère que ravivera Hitler, qui a combattu en 14-18, pour imposer le nazisme quelques années plus tard. Si l’on ne parle évidemment pas de « Grande Guerre » en Allemagne, des historiens la qualifient ainsi régulièrement de « Catastrophe originelle du 20e siècle » (Urkatastrophe des 20. Jahrhunderts). « Mais même ce sujet, on n’y touche pas de peur de se faire accuser de vouloir rejeter la responsabilité sur la France… », souffle Gerd Krumeich.

La Première Guerre mondiale, « c’était le début de la fin des divisions entre l’Allemagne et l’Europe », a bien souligné Angela Merkel en 2014, se prêtant au jeu des cérémonies pour promouvoir l’intégration européenne. Mais pour la chancelière, le 75e anniversaire du début de la Seconde Guerre mondiale et le 25e de la chute du Mur de Berlin étaient alors bien plus importants.

En Autriche également, malgré l’existence d’un soldat inconnu, l’histoire de la Première Guerre mondiale est peu commémorée. Elle avait pourtant signé la chute de l’Empire austro-hongrois en emportant près de 2 millions de ses soldats et civils, dont l’archiduc François Ferdinand lui-même… Aujourd’hui, le pays se rappelle avec une plus grande douleur la Seconde Guerre mondiale et son annexion par l’Allemagne nazie.

En Russie, l’amnésie puis la réappropriation

L’engagement de la Russie en 1914 fut décisif pour la victoire de la Triple Entente. Malgré les appels du pied de l’Allemagne, le tsar Nicolas II avait refusé de lâcher les Alliés, payant un lourd tribut de 2,5 millions de vies humaines.

Pourtant, « tout au long des 70 années de l’époque soviétique, les origines et les enjeux de la Première Guerre mondiale ont été opportunément cachés sous le tapis par un pouvoir déterminé à exalter la révolution bolchévique », écrit la Rossiyskaya Gazeta dans un cahier spécial publié en 2014 et traduit en français. Présentée par Lénine comme un conflit « insensé », illustration de l’essoufflement de l’impérialisme « bourgeois », « la Première Guerre mondiale n’avait pas d’utilité dans le discours idéologique soviétique », résume-t-il. Longtemps, ce conflit fut donc refoulé par le régime, qui préférait se remémorer la Révolution de 1917 et la victoire de la Seconde Guerre mondiale en 1945 qualifiée, elle, de « Grande Guerre patriotique ».

Aujourd’hui encore, la Russie n’a pas de dépouille de soldat inconnu tombé dans les tranchées de 1914-1918 sur laquelle se recueillir. Mais soucieux d’insuffler un nouvel élan patriotique dans son pays, Vladimir Poutine a décidé de raviver cette mémoire à l’occasion du centenaire. En 2013, le 1er août (date de la déclaration de guerre de l’Allemagne à la Russie en 1914) est devenu une journée dédiée à la mémoire des soldats tués. L’année suivante, un monument aux héros de la Première Guerre mondiale a été inauguré à Moscou.

Aux Etats-Unis, pas un « big deal »
A des milliers de kilomètres des champs de bataille qu’ils n’ont rejoints qu’en 1917, les Etats-Unis ne font pour leur part pas grand cas du premier conflit mondial dans leurs livres d’histoire, déjà bien remplis par la Guerre de Sécession (1861-1865), la Seconde Guerre mondiale, le Vietnam ou plus récemment l’Afghanistan.
Mais la rupture de leur isolationnisme en 1917 a marqué, aux yeux des économistes, l’affirmation de la superpuissance américaine, qui se dessinait déjà depuis la fin du 19e siècle. Les Etats-Unis deviennent le premier bailleur de fonds mondial, devant le « Vieux continent », une ancienne puissance ruinée aussi bien humainement que financièrement…

Le paradoxe polonais

Paradoxalement, la Pologne commémore peu la Première Guerre mondiale, qui l’a pourtant vue renaître de ses cendres.

Depuis la fin du 18e siècle, le pays n’apparait en effet plus sur la carte de l’Europe. En 1914, la Pologne est découpée entre la Prusse, l’Autriche et la Russie. « Les Polonais se sont donc battus dans des armées opposées », rappelle l’historien irlandais John Horne à l’AFP.

Mais si « la Pologne indépendante sort directement de la Grande Guerre », avec l’effondrement des Empires centraux et de la Russie, « le nouvel Etat va s’affirmer par ses propres guerres victorieuses pour établir ses frontières contre la Lituanie et l’Ukraine en 1919, puis contre la Russie en 1920 », explique-t-il.

La « fête nationale de l’indépendance » polonaise est donc bien établie au 11 novembre, mais « le ‘soldat inconnu’ à Varsovie ne vient pas de la Première Guerre mondiale où 400 000 Polonais sont tombés, mais de la bataille de Lvov lors du conflit avec l’Ukraine. La Grande Guerre, conflit pré-national pour la Pologne, reste une guerre oubliée de ce pays ».

La mémoire de ce conflit n’est pas très vive non plus en Lituanie, en République tchèque et en Slovaquie (ex-Tchécoslovaquie) qui sont pourtant, comme la Pologne, devenues indépendantes au sortir de la guerre.

Quant à la Finlande, malgré son indépendance proclamée le 6 décembre 1917 sur les décombres de l’Empire russe, la reconnaissance du rôle de la Première Guerre mondiale dans l’émancipation du pays n’a été que tardive et c’est surtout  » le souvenir de la Seconde Guerre mondiale qui [a servi] de mémoire unificatrice« , soutient l’historien finlandais Harri Veivo.

Italie, Belgique, Balkans… Des mémoires à écrire ?

Dans plusieurs pays, l’histoire « nationale » liée à Première guerre mondiale semble peu évidente à écrire. Que dire en Croatie, par exemple, qui faisait alors partie intégrante de l’Empire austro-hongrois ? En Italie, qui a changé de camp au début de la guerre, L’Express parlait en 2014 de « mémoire régionalisée ». Le souvenir du conflit n’est en effet logiquement par le même dans la région autonome du Trentin, qui faisait partie de l’Empire austro-hongrois, que dans le reste du pays.

La Belgique, elle, qui s’était pourtant déclarée neutre au début de la guerre, fut occupée par l’Empire allemand jusqu’en 1918 et connut sur son sol les affrontements les plus meurtriers avec la France. Un siècle plus tard, le gouvernement belge, les communautés flamande, francophone et germanophone s’en rappellent chacune à leur façon.

Quant à la Hongrie, elle serait « toujours hantée par la défaite de 1918 à l’origine de ses frontières rétrécies d’aujourd’hui », selon l’historien irlandais John Horne. Le traité de Trianon, qui l’avait privée des deux tiers de son territoire en 1920, est toujours controversé aujourd’hui. Après le silence de l’ère communiste, la tentative de réappropriation de cette histoire se heurterait donc à la difficulté de concilier les sentiments « nationalistes » et « européistes » des Hongrois.

Deux termes applicables à l’équation qui se joue dans les Balkans. Si la Serbie craignait avant le début des commémorations qu’elles « mènent à nouveau à faire peser la responsabilité (de la Première Guerre mondiale) sur les Serbes » [Euractiv], les célébrations ont tout de même été utilisées pour rappeler l’ancrage européen du pays candidat à l’UE. Idem en Bosnie, où ont débuté les commémorations il y a quatre ans, avec un évènement baptisé « Sarajevo, cœur de l’Europe ».

Entre la Turquie et l’Arménie, une guerre du souvenir

Peinture de Ludwig Koch représentant les troupes ottomanes et ses alliées des Empires centraux ePeinture de Ludwig Koch représentant les troupes ottomanes et ses alliées des Empires centraux et de la Bulgarie en 1916n 1916Malgré le démantèlement de l’Empire ottoman  (représenté sur cette peinture de Ludwig Koch avec les autres Empires centraux) et ses 3,5 millions de pertes civiles et militaires, les Turcs entretiennent, de leur côté, plutôt la flamme de la victoire de Mustafa Kemal Atatürk, en 1915 à Gallipoli (près de Constantinople), sur les Alliés.
Après l’armistice officiel, la Turquie moderne naît en 1923 de ce qu’aura pu reconquérir Atatürk de l’ancien Empire ottoman, notamment en chassant les occupants grecs.

En revanche, Ankara fait depuis toujours la sourde oreille aux appels des Arméniens à reconnaître le génocide perpétré à partir de 1915 contre leurs ancêtres. Car pour l’Arménie, la Première Guerre mondiale est avant tout synonyme de près d’1,5 million de victimes déportées et massacrées. Une « Grande catastrophe » bien éloignée de l’idée de victoire…

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