Jeunesse : les nouvelles générations d’Européens seront-elles à la hauteur ?

Dès lors, la question mérite d’être posée : la jeunesse actuelle sera-t-elle capable de nourrir et renouveler le projet européen de demain, de lui donner une nouvelle direction, politique, économique, culturelle, de ne pas le considérer comme un acquis tellement naturel qu’elle en oubliera de le défendre ?

Cette jeunesse à laquelle on reproche tour à tour son activisme quand elle défile dans les rues, son manque de maturité quand elle s’exprime trop bruyamment, sa passivité quand elle ne va pas voter. Cette jeunesse qui a été touchée de plein fouet par la crise liée au Covid-19 et à laquelle on ne cesse de réclamer de nouveaux sacrifices.

La génération montante est prête à s’engager pour les causes qui lui sont chères : l’environnement, l’équité, l’État de droit. Elle devra aussi être constructive, trouver la volonté de consolider l’Union européenne et d’assurer la relève dans un monde en pleine mutation. Le plan de relance pour l’Europe s’appelle NextGenerationEU et c’est d’abord à elle qu’il s’adresse.

Une jeunesse confrontée à d’innombrables défis

L’Union européenne a ces dernières années connu une succession de crises, financière, économique, migratoire, sanitaire. Encore traumatisée par le rejet en 2005 du traité constitutionnel, elle ne cesse de subir des poussées populistes, nationalistes, europhobes, et a pris conscience avec le Brexit qu’elle était mortelle. Conçue pour la gestion et le temps long, elle est constamment obligée de réagir dans l’urgence, pour affronter des questions aussi cruciales que la sécurité, l’identité, la solidarité, les frontières[2] . Son champ de compétences ne cesse de s’élargir, mais sa légitimité est sans cesse questionnée.

C’est dans ce champ de mines que grandit la nouvelle génération, confrontée tout à la fois aux stigmates d’une pandémie qui a exigé d’elle un effort de solidarité sans précédent ; à un risque de récession économique qui l’expose davantage à la précarité et à l’exclusion ; au vieillissement démographique qui fragilise le modèle social européen, fierté du continent.

Dans l’ouvrage collectif Une jeunesse sacrifiée[3] , les auteurs rappellent que les jeunes sont depuis la crise des années 1970 les plus exposés à la pauvreté et au chômage ; en juin 2022, 13,6% des moins de 25 ans étaient sans emploi dans l’UE contre 6 % de toute la population active. Les baby-boomers, qui ont traversé les Trente Glorieuses et cru lors de l’effondrement de l’Union soviétique à la fin de l’Histoire, laissent à leurs descendants une lourde dette, à la fois financière et environnementale.

La jeunesse balance entre universalisme et identité, abstention et investissement de l’espace public. Loin d’être homogène, elle se divise en deux grands blocs : une partie, éduquée, ouverte au monde, profite pleinement de ce vaste espace de libre circulation qu’est le grand marché et se sent pour l’essentiel naturellement européenne ; l’autre, peu qualifiée, peu mobile, souffre d’un sentiment toujours plus fort de déclassement, d’impuissance et d’abandon.

Une jeunesse mise à l’honneur en 2022

Bizarrement, il n’existe pas de politique européenne de la jeunesse en tant que telle. Outre les actions menées dans d’autres secteurs – éducation, formation, social, santé, culture, droits et protection –, l’Union européenne n’a qu’un rôle de soutien qui s’appuie sur deux articles du TFUE : l’article 165 (développement des échanges, participation à la vie démocratique en Europe) et l’article 166 (formation professionnelle).

Cette timidité juridique n’empêche pas diverses avancées. La nouvelle stratégie de l’Union européenne 2021-2027 en faveur de la jeunesse propose ainsi d’encourager la participation de cette dernière à la vie civique et démocratique, ainsi que la solidarité et la compréhension interculturelle.

Popularisé par le film L’Auberge espagnoleErasmus+, devenu en 2014 Erasmus+, reste l’un des programmes européens les plus populaires. Sa vocation première reste de faciliter la mobilité universitaire au sein de l’Union européenne, mais il s’est aussi élargi à de nouveaux domaines comme la formation professionnelle, l’apprentissage ou l’entrepreneuriat.

Depuis sa création en 1987, plus de dix millions de personnes en ont bénéficié, et l’objectif est de doubler ce chiffre d’ici à 2027. L’impact en termes d’intégration, d’ouverture aux autres, de sentiment d’appartenance à l’Union, est réel : 90 % des étudiants Erasmus ont amélioré leur capacité à travailler et collaborer avec des personnes de cultures différentes et ont le sentiment d’avoir une identité européenne[4].

Le programme favorise aussi les relations amoureuses : une étude menée en 2014 montrait que 33 % des anciens étudiants Erasmus avaient un partenaire d’une autre nationalité (contre 13% pour ceux qui n’étaient pas partis à l’étranger pendant leur cursus) et que 27 % avaient rencontré leur conjoint au cours de leur séjour. Au point que l’on estime à un million le nombre de « bébés Erasmus »

Autre initiative phare, le Corps européen de solidarité permet aux jeunes de 18 à 30 ans (35 ans pour l’aide humanitaire) de se porter volontaires ou de travailler pendant quelques mois dans le cadre de projets organisés dans leur pays ou à l’étranger (lutte contre l’exclusion, accueil de réfugiés, santé etc.).
La Garantie pour la jeunesse, adoptée en avril 2013 et renforcée en 2020, permet aux intéressés de se voir proposer un emploi de qualité, de reprendre leurs études ou de suivre une formation complémentaire dans les quatre mois qui suivent le début de leur période de chômage ou leur sortie de l’enseignement.

La crise de Covid-19 a encore marqué une nouvelle étape. Le plan de relance NextGenerationEU prévoit des actions en matière d’éducation, de formation, d’emploi. Et l’Europe a, dans un geste très symbolique, proclamé 2022 Année européenne de la jeunesse ; une façon de mettre à l’honneur cette génération qui a particulièrement souffert de la pandémie et de souligner le rôle central qui est le sien dans la construction d’un meilleur avenir.

La Commission a en outre proposé de lancer une nouvelle initiative en direction des 18-30 ans les plus défavorisés, notamment ceux qui ne poursuivent pas d’études et ne travaillent pas. Ce programme ALMA (Aim, Learn, Master, Achieve – Orientation, Apprentissage, Maîtrise, Réussite) leur proposera une expérience professionnelle de deux à six mois dans un autre Etat membre, assortie d’un accompagnement et de conseils personnalisés.

Une jeunesse moins concernée par les grandes politiques communes

Jacques Delors avait, quelques semaines après le référendum britannique de juin 2016 sur le Brexit, lancé cette mise en garde[5] : « il est primordial de placer notre planète et ses populations, plutôt que les valeurs boursières et une croissance économique purement nominale, à la base de notre vision de l’Europe ». De fait, celle-ci s’est progressivement éloignée de ses grands idéaux fondateurs, qui mettaient l’Homme au cœur de son projet, pour se lancer dans un mouvement de libéralisation à tout crin autour de ses grands piliers : la politique de concurrence, la politique commerciale, le marché unique et ses quatre libertés.

Mais ces politiques semblent moins mobiliser les nouvelles générations d’Européens, davantage préoccupées de justice sociale, soucieuses de construire le futur sur de nouvelles bases. Oui à la mobilité, à condition qu’elle soit verte et inclusive. Oui à une concurrence « libre et non faussée », à condition qu’elle serve les intérêts des citoyens et non des seuls consommateurs.

Oui à la mondialisation, mais à une mondialisation maîtrisée, à un juste échange garant de réciprocité accompagné de clauses sociales et environnementales[6]. Quant à la politique agricole commune, garante de la souveraineté alimentaire de l’Europe, elle suscite souvent peu d’intérêt chez les jeunes qui préfèrent l’aborder à l’aune de son impact écologique.

Avec l’évolution des équilibres géopolitiques, l’apparition de nouvelles menaces et les évolutions internes à l’Union, les enjeux évoluent. La rencontre des jeunes Européens (EYE), organisée en octobre 2021 dans le cadre de la Conférence sur l’avenir de l’Europe qui s’est achevée en mai 2022, a ainsi permis d’identifier des idées concrètes pour notamment renforcer la politique étrangère commune, mieux soutenir les demandeurs d’asile, instaurer un passeport européen unique normalisé ou faciliter le recyclage.

Une jeunesse soucieuse de nouvelles priorités

C’est sans aucun doute la question environnementale qui mobilise le plus les moins de 30 ans, entre marches pour le climat, activisme et comportements individuels écoresponsables, mais c’est aussi celle qui suscite le plus de pessimisme et d’inquiétude pour l’avenir[7] . Cette génération aura donc à cœur d’amplifier encore la politique menée par l’Union européenne qui est à l’avant-garde dans la lutte contre le réchauffement climatique et entend bien le rester malgré la guerre en Ukraine : la réduction des émissions de gaz à effet de serre pourrait atteindre 57% d’ici à 2030 grâce aux mesures récemment adoptées dans le cadre du Green Deal.

À tel point que ce Pacte vert européen pourrait, selon Laurence Tubiana, économiste et diplomate, agir comme vecteur d’un « nouveau contrat social »[8]. L’Europe confirme ici sa valeur ajoutée, tant l’échelon continental est, en la matière, un gage incomparable d’avancée.

Autre préoccupation majeure, la défense de l’État de droit et plus large- ment de la justice, des libertés, de l’équité et de la solidarité. Ici encore, le projet européen représente un atout essentiel : les États membres sont réunis au sein d’une « Union de droit » et sont tenus de respecter les engagements juridiques auxquels ils ont souscrit[9] . Il s’agit aussi d’un argument autour duquel peut se structurer l’opposition pro-européenne dans des pays qui ne respectent pas l’indépendance de la justice ou des médias. Nul doute que ce combat sera poursuivi.

Il en sera de même pour la santé, l’éducation, la réduction des inégalités socio-économiques, l’égalité hommes-femmes, la défense des droits des minorités ou la lutte contre le racisme. « Les protestations nouvelles pour le racisme, l’environnement ou le féminisme se diffusent particulièrement chez les jeunes. Cela témoigne d’une conscience de génération qui crée un décalage de valeurs avec les générations plus âgées », rappellent Cécile Van de Velde et Sarah Pickard[10].

En matière de start-up, d’innovation, de nouvelles technologies, la société bénéficie d’opportunités qui n’existaient pas il y a vingt ou trente ans[11]. La transition numérique restera donc au cœur des attentes et des préoccupations, ce qui supposera de résoudre les contradictions entre grands principes – indépendance, protection des données, réduction des émissions de CO2 – et sombres réalités – pollution numérique, pouvoir des géants du secteur, menaces sur la protection de la vie privée et les valeurs démocratiques.
Un sujet, cher à la France, pourrait rester délicat à gérer au niveau européen, celui de la défense et de l’autonomie stratégique et, plus généralement, de la capacité à s’affirmer dans un monde multipolaire marqué par la montée en puissance de la Chine, le recentrage des Etats-Unis vers le Pacifique et les ambitions territoriales de la Russie. Il en va pour l’Union de sa capacité à décider de son destin et à tirer les leçons, pour sa sécurité et sa souveraineté, de la guerre en Ukraine.

Une jeunesse avide de nouvelles formes de participation

Une double tendance se dessine au sein de la jeunesse : d’un côté, une défiance envers la politique traditionnelle, de l’autre, « un mouvement de réappropriation et d’élargissement de la notion même de politique [12] » qui s’exprime de diverses manières – vote pour des partis antisystèmes, abstention volontaire, radicalisation militante, mouvements de protestation, engagements associatifs.

Le vote redevient même un outil de mobilisation dans certaines circonstances, comme l’a montré la forte hausse de la participation des jeunes lors des élections européennes de 2019[13]. « La génération Erasmus a le devoir de défendre l’Europe à l’heure actuelle. Il est désormais temps qu’elle fasse pour l’Europe ce que l’Europe a fait pour elle » ; cet appel lancé en juin 2021 par le vice- président de la Commission, Margaritis Schinas, sera-t-il entendu ?

Il faudra pour cela dessiner une nouvelle vision, positive, de l’Europe. Une Europe capable à la fois de valoriser ses immenses acquis et de pro- mouvoir une nouvelle forme d’action, moins idéologique et débarrassée de ses sempiternels clivages entre fédéralistes et souverainistes, communautaristes et intergouvernementaux. Une Europe qui n’aurait pas peur des débats, des conflits, des querelles et ne se satisferait pas d’un système qui, à force de chercher le consensus, en devient aseptisé et désincarné. Une Europe riche de sa culture, tout à la fois diverse et facteur d’unité.

C’est à cette condition que pourra s’étoffer cet espace public européen qui se dessine au fil des avancées, des crises et des grands sujets de préoccupation communs, et qui pourrait demain s’appuyer sur de nouveaux outils : des listes transnationales pour les élections au Parlement de Strasbourg, un processus renforcé et amélioré du Spitzenkandidat pour le choix du président ou de la présidente de la Commission, un droit d’initiative pour le Parlement européen.

Les importantes migrations de l’Est vers l’Ouest et, plus généralement, les mobilités à l’intérieur du continent contribuent aussi à forger une nouvelle géographie mentale : près de 18 millions d’Européens résidaient en 2019 dans un autre État membre – dont 13 millions en âge de travailler (20-64 ans), en grande partie roumains, polonais ou bulgares [14].

En s’engageant, en prenant des risques, en sortant de sa zone de confort, la jeunesse actuelle, délestée des combats d’arrière-garde, pourra apporter un nouveau souffle au projet européen. Dans Lettre à la génération qui va tout changé[15] , Raphaël Glucksmann montre comment les nouvelles formes de mobilisation citoyenne (Instagram et autres réseaux sociaux, influenceurs, tracts, groupes, mobilisation) ont obligé les politiques à se saisir de la tragédie des Ouïghours et certaines marques à revoir leur modèle de production.

Gare cependant à ne pas s’arrêter en chemin. « Toute mobilisation citoyenne reste incomplète et fragile si elle ne se traduit pas en avancée législative », avertit l’eurodéputé qui invite les jeunes à voter, à élire, à se faire élire. Bref, à investir la politique, y compris européenne, pour bousculer un continent vieillissant.

Pour sa présidence du Conseil de l’Union, au premier semestre 2022, la France avait choisi d’agir autour de trois mots clés : appartenance, relance, puissance. Ce triptyque pourra aussi servir de ligne directrice pour le futur, afin tout à la fois de trouver des raisons et des moyens de vivre ensemble et de renforcer la souveraineté européenne. Il faudra pour cela façonner un récit commun et trouver des leaders pour l’incarner. Robert Schuman le disait dans les années 50 : « l’Europe a besoin d’une âme, d’un idéal et d’une volonté politique au service de cet idéal. »

La nouvelle génération d’Européens a sans aucun doute une grande âme. Elle a un idéal, celui d’avancer vers une société plus juste et plus écologique. Il lui faudra aussi faire preuve de courage, d’audace et de volonté politique pour mettre cet idéal au service du collectif sans sombrer dans le piège de l’individualisme et du repli sur soi. Et réussir ce pari improbable : revenir aux sources du projet européen, humaniste, universaliste, pacifiste, tout en lui donnant un nouveau visage et une véritable capacité d’agir dans un monde instable et divisé.

Le projet européen a été imaginé et modelé par plusieurs générations. Celle des Pères fondateurs qui, autour de Schuman, Monnet, Adenauer ou De Gasperi, décidèrent au lendemain d’un conflit meurtrier de bâtir un projet inédit de paix et de réconciliation. Celle de Mitterrand et Kohl dont les mains entrelacées à Verdun symbolisent à jamais la réconciliation franco-allemande.

Celle au pouvoir actuellement qui, née après la Deuxième Guerre mondiale, incarne un besoin de renouveau mais s’inscrit encore dans cette mémoire. La génération qui arrive, née après la chute du mur de Berlin, est tout autre : pour elle, la paix était une évidence, jusqu’à ce que l’invasion de l’Ukraine par la Russie signe brutalement le retour de la guerre sur le continent[1].

Les nouvelles générations d’Européens seront-elles à la hauteur de la nécessaire relève ? – Question d’europe N°648 – Fondation Robert Schuman (robert-schuman.eu)