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Actualité
11.03.2019
Jean-Claude Juncker, 64 ans, n’est pas candidat à un deuxième mandat de président de la Commission européenne. Il quittera donc ses fonctions en novembre prochain, mettant un terme à une riche carrière politique européenne. Probablement pas sans un pincement au cœur car si le Luxembourgeois semble fatigué, il le dit lui-même : l’Europe aura été « la grande affaire de sa vie« .
Jean-Claude Juncker – Crédits : Parlement européen / Flickr
Déjà, lors de l’annonce de son intention de ne pas briguer un second mandat à la tête de la Commission, début février 2017, Jean-Claude Juncker paraissait exténué, las, voire en retrait vis-à-vis d’une Europe dont il se sentirait de plus en plus déconnecté. « Être président de la Commission, ça n’est pas être Premier ministre du Luxembourg. Je dois travailler quatorze, quinze heures par jour et ça, je n’y étais pas habitué« , aurait-il lui-même confessé, d’après Le Canard enchaîné.
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Alcoolisme et affaire Selmayr
La fragilité apparente du président de la Commission n’a, semble-t-il, fait que s’amplifier depuis 2017, largement alimentée par des rumeurs d’alcoolisme portant atteinte à sa crédibilité. L’intéressé dément vigoureusement. « J’ai un problème d’équilibre avec ma jambe gauche qui m’oblige à m’agripper à la rampe lorsque je suis dans un escalier. Un ministre néerlandais, que j’avais attrapé par le bras après un déjeuner, a raconté que j’étais ivre. Ce problème remonte à un grave accident de voiture. En 1989, j’ai passé trois semaines dans le coma, puis six mois dans une chaise roulante« , raconte-t-il un jour, sans réellement parvenir à convaincre.
Quoi qu’il en soit, l’omniprésence croissante de son bras droit Martin Selmayr vient confirmer le caractère quasi-crépusculaire de sa fin de mandat. Pour les médias, Jean-Claude Juncker a développé une véritable « dépendance » à son directeur de cabinet qui, en sous-main, déciderait de tout. En guise de récompense, le chef de l’exécutif européen est même allé, en mars 2018, jusqu’à promouvoir M. Selmayr au poste de secrétaire général de la Commission européenne, la plus haute fonction administrative de l’institution. Une nomination extrêmement mal reçue à Bruxelles, manifestement contraire aux procédures en vigueur et assimilée à un passage en force de la part de M. Juncker et de son adjoint. A tel point que cette affaire pourrait bien constituer le symbole de la fin de règne de ce dirigeant historique de l’Union européenne et ternir son bilan.
Crédits : Friends of Europe / Flickr
Survivant de Maastricht
Avant de devenir une figure marquante de la politique européenne, Jean-Claude Juncker a d’abord dédié 18 ans de sa vie au poste de Premier ministre du Luxembourg (1995-2013). Dès 1989, il est également ministre des Finances, ce qui fait de lui l’un des artisans de la monnaie unique, validée avec le traité de Maastricht. Il sera d’ailleurs logiquement choisi pour présider l’Eurogroupe, le conseil des ministres des Finances européens, de 2005 à 2013. Car si la carrière nationale de Jean-Claude Juncker est remarquablement longue, c’est bien l’Europe qui aura été « la grande affaire » de sa vie, comme il l’a lui-même déclaré lors de son discours sur l’état de l’Union en septembre dernier.
En janvier, avec son ironie habituelle, il note également, à l’occasion d’une cérémonie pour les 20 ans de la monnaie unique, que l’euro et lui sont « les seuls survivants du traité de Maastricht« . Avant d’ajouter, non sans fierté : « nous pouvons constater – avec satisfaction, avec presque du bonheur – que l’œuvre que nous avons entreprise il y a 20 ans fut couronnée de succès. Rappelez-vous que nombreux furent ceux qui, lorsque nous avons lancé le processus nous conduisant vers la monnaie unique, nous prenaient pour des fous« . Il n’est par conséquent pas étonnant que Jean-Claude Juncker ait déployé autant d’énergie à l’été 2015, aux côtés notamment de François Hollande, pour permettre à la Grèce de rester arrimée à la zone euro.
Pas de doute à avoir donc : Jean-Claude Juncker est un « vrai Européen ». Polyglotte, fin connaisseur des relations franco-allemandes, fervent défenseur de l’euro, il considère l’UE comme une aventure incroyable et, de la même façon que Jacques Delors, comme un idéal de paix et de prospérité. Peut-être doit-on d’ailleurs y voir le « problème » de M. Juncker. Il serait issu d’un ancien monde, animé par l’envie d’aller vers toujours plus d’intégration européenne, mais qui peinerait à nouer des liens avec les dirigeants d’une génération ne se revendiquant pas nécessairement de l’héritage du traité de Rome (1957).
Commission de la dernière chance
En 2014, Jean-Claude Juncker était plutôt porteur d’espoir en vue d’une relance du projet européen, éreinté par la crise économique et financière. Chrétien-démocrate, membre du Parti populaire européen (PPE, droite), il a été le premier président de la Commission à être élu selon le principe des Spitzenkandidaten. En temps que tête d’affiche du parti politique arrivé en tête des élections européennes, il a bénéficié d’une légitimité politique inédite.
Forte personnalité à l’humour déroutant, il dépoussière par son franc-parler l’institution bruxelloise, immobilisée par les deux mandats de son prédécesseur José Manuel Barroso. Successivement, M. Juncker embrasse le crâne chauve de Charles Michel, Premier ministre belge, apostrophe Viktor Orban et le taxe publiquement de « dictateur« , ou signe une lettre officielle destinée à Xavier Bettel, son successeur à la tête du Luxembourg, d’un petit cœur.
De gauche à droite : Donald Tusk (président du Conseil européen), Viktor Orbán (Premier ministre hongrois), Róbert Fico (Premier ministre slovaque) et Jean-Claude Juncker au sommet européen de Bratislava le 16 septembre 2016 – Crédits : Rastislav Polak / Flickr
Son leadership ne peut toutefois se résumer à ces facéties. Jean-Claude Juncker entend en effet diriger une Commission véritablement politique, qu’il qualifie lui-même « de la dernière chance« . Quitte à s’éloigner du corpus idéologique classique de sa famille politique conservatrice : il se positionne par exemple en faveur du mariage homosexuel ou du droit à l’avortement. Le grand plan d’investissement qui porte son nom et qui a, à ce jour, permis de lever 375 milliards d’euros, était également davantage réclamé par la gauche que la droite.
Quitte également à bousculer l’ordre établi au niveau européen. Encore dans son dernier discours sur l’état de l’Union, M. Juncker a ainsi défendu la vision d’une Europe « forte et unie, ouverte mais pas offerte« , qui serait dotée d’une défense commune et d’une diplomatie plus cohérente et homogène. Et qui sur le plan migratoire ne serait pas « une forteresse tournant le dos au monde qui souffre« . Des mots tout sauf anodins à l’heure où les Européens sont plus divisés que jamais s’agissant de la gestion des flux migratoires. Pour mémoire, en 2015, sa proposition de répartition des migrants selon des quotas s’était fracassée sur ces divisions.
A l’épreuve des Etats membres
Plus généralement, permettre l’unité des Européens, si difficile à réaliser depuis plusieurs années, aura été l’objectif principal de Jean-Claude Juncker. Son succès n’a été que très relatif. Car outre les questions migratoires, les divisions ont été patentes dans nombre d’autres domaines, aux premiers rangs desquels les droits sociaux et la fiscalité.
Au début de son mandat, M. Juncker promettait de faire de l’Europe un « triple A social« . Cinq ans plus tard, force est de constater que le compte n’y est pas. De haute lutte, les règles encadrant le détachement des travailleurs ont bien été revues. Mais l’harmonisation des droits sociaux n’est pour autant pas une réalité. Le Socle des droits sociaux, élaboré par la Commission et approuvé par les dirigeants à l’automne 2017, n’est pas un engagement juridiquement contraignant. Quant au congé parental, sa durée a été amplifiée en janvier dernier, mais sans qu’un niveau élevé de rémunération n’ait été instauré en raison des divergences entre les Etats membres.
Les questions fiscales également auront accompagné Jean-Claude Juncker tout au long de son mandat. Hasard de l’histoire, le scandale LuxLeaks, qui a révélé au grand jour les pratiques fiscales agressives du Luxembourg mises en place notamment lors de son long passage à la tête du pays, a éclaté quelques semaines seulement après son arrivée à Bruxelles. L’affaire va bouleverser son entrée en fonctions et l’oblige à agir sur un terrain peu favorable. M. Juncker en fera un élément central de son action, en renforçant considérablement l’échange d’informations entre administrations fiscales, en mettant un terme à l’opacité de nombreuses pratiques de dumping fiscal ou encore en établissant une liste des paradis fiscaux. Autant d’avancées également permises par l’implication de Pierre Moscovici, commissaire à la Fiscalité. Toutefois, le serpent de mer de l’harmonisation de l’impôt sur les sociétés, vue comme le moyen ultime de mettre un terme au dumping fiscal en Europe n’aura pas abouti, même concernant les seules multinationales du numérique. Pas plus que l’abolition de la règle de l’unanimité en matière de fiscalité, à propos de laquelle les écologistes jugent sévèrement le président de la Commission.
Ainsi au-delà de ses défaillances et échecs personnels, Jean-Claude Juncker se sera fréquemment heurté à une classe politique européenne peu encline à coopérer et aller de l’avant en matière d’intégration. Reste à savoir maintenant si la gauche, qui ne portera probablement pas un regard trop négatif sur son bilan, et la droite, dont il s’est objectivement éloigné au fil des années, ne regretteront pas Jean-Claude Juncker. Personnage singulier, conservateur modéré, vétéran d’une classe politique largement disparue, il fait partie des hommes et des femmes pour qui l’Europe est une évidence. Une qualité finalement rare et précieuse à l’heure où le projet européen est contesté.
En atteste l’action décisive de Jean-Claude Juncker dans le cadre du Brexit. Serrant les rangs avec Donald Tusk, le président du Conseil européen, et avec les dirigeants des Etats membres, Jean-Claude Juncker a immédiatement réagi au vote des Britanniques en nommant Michel Barnier comme négociateur en chef et en fixant des lignes rouges qui n’ont jamais varié : préservation du marché unique européen, maintien de la paix en Irlande, ou encore sauvegarde des droits des citoyens européens établis au Royaume-Uni. Le rôle du Luxembourgeois dans la préservation de l’UE au moment même où l’un de ses peuples votaient pour s’en détourner ne peut être minimisé. L’Europe de l’après-29 mars 2019 lui doit donc déjà beaucoup.
Article dirigé par Toute l’Europe et réalisé avec des élèves de Sciences Po dans le cadre d’un projet collectif