Investissement ESG, la fin du bullshit ?

Publié le 29 août 2022

Crédit Image : Will Eisner, adapté par Anne Frisch
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Anne Frisch

Anne Frisch

Professor & Entrepreneur / Green Finance / Business Games & Simulations /

10 articles 

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Un peu d’histoire

C’est en 2015 que 196 pays, et l’Union Européenne, signent l’Accord de Paris sur le Climat[1], avec l’engagement de limiter le réchauffement climatique à 1,5° par rapport à l’époque préindustrielle. Même si la méthode pour y arriver est peu précise, l’engagement est fort et la finance n’y est pas oubliée. Dans son article 2c[2], l’Accord de Paris stipule qu’il faut « mettre les flux financiers en cohérence avec une trajectoire de réduction des gaz à effet de serre (GES) et la résilience au changement climatique ». En clair la finance doit s’engager dans les efforts d’atténuation du changement climatique, et d’adaptation des infrastructures et modes de vie.

L’atténuation (mitigation, en anglais) ça veut dire qu’il faut utiliser moins d’énergies fossiles. L’adaptation signifie quant à elle qu’il faut protéger les populations et les écosystèmes d’un changement climatique qui est déjà là. Ce sont les deux grands axes de l’action climatique.

Cet accord donne une forte impulsion au monde de la finance. Les investisseurs institutionnels se mettent alors à orienter leurs flux vers les thématiques du climat et de la durabilité. Il ne s’agit plus de pratiquer à la marge l’investissement responsable, ou quelques exclusions. Cette nouvelle stratégie d’investissement se développe à toute vitesse, on l’appelle l’investissement ESG, pour Environnement, Social et Gouvernance, 3 facteurs différents, groupés sous la même bannière.

On observe alors en quelques années une véritable flambée des investissements ESG, qui atteignent 35 000 milliards de dollars en 2020, ce qui représente plus d’un tiers des actifs financiers mondiaux (Assets under management). Dans certains pays comme le Canada, la part des investissements ESG dépasse 60% [3]. Un chiffre considérable, qui interroge. On peut se demander si l’économie réelle, qui est le sous-jacent de ces actifs financiers, s’est transformée à ce point, en aussi peu de temps.

Foin des sceptiques, même Larry Fink, le très médiatique patron de BlackRock, mastodonte de la gestion d’actifs, s’y met en 2018. Dans sa lettre annuelle aux CEOs, il prône l’ère d’un capitalisme responsable[4]. Exit le libéralisme de Milton Friedmann et la priorité donnée aux actionnaires, ce qui compte maintenant c’est la prospérité et la sécurité des citoyens. Les entreprises doivent prendre en considération l’ensemble de leurs parties prenantes, dans une approche qui intègre le social et l’environnemental, et que John Elkington a appelée « Triple Bottom Line » pour People, Profit, Planet.

Absence de standards internationaux ESG et jungle des labels

Sauf qu’il y a un gros problème. Il n’existe aucun référentiel normé et accepté par tous, qui définit ce qui est véritablement ESG. Alors chacun va y mettre ses propres préférences et priorités. Pour certains ce sera surtout l’environnement, mais pas nécessairement le climat, peut-être seulement la réduction des déchets et de la consommation d’eau. Pour d’autres cela sera plutôt le social, par exemple à travers la sécurité et la formation. Enfin en matière de gouvernance, un axe qui s’était déjà renforcé depuis une dizaine d’années, on veillera par exemple à la nomination d’administrateurs indépendants et à la transparence de la rémunération des dirigeants.

On voit bien que les ingrédients de la « mayonnaise ESG » sont très variables, avec des proportions fluctuantes de E, de S et de G. Une mayonnaise qui aura des arômes différents selon les priorités de l’entreprise. Sera-t-elle savoureuse ? Comme le dit si justement Aswath Damodaran, éminent Professeur de finance à Stern qui a une position très critique vis-à vis de l’ESG, « goodness is in the eyes of the beholders. » [5]

Pourtant on voit fleurir les labels verts, ESG, responsables, durables, et les agences de notation se lancent dans l’extra-financier. Sans états d’âme, tout ce petit monde évalue des objets pas du tout comparables, avec des données de qualité hétérogène.

Pour ne citer que les émissions de CO2, l’information des entreprises s’arrête souvent aux scopes 1 et 2, sans prendre en compte le scope 3[6], comme certains aéroports qui déclarent être neutres en carbone parce que la flotte aéroportuaire est électrique, mais oublient de prendre en compte le trafic aérien. Un bel exemple de greenwashing. Parfois même les entreprises ne donnent aucune information sur leurs émissions physiques (tonnes de CO2), se contentant seulement de mentionner, dans une approche qualitative, les actions initiées pour décarboner leur activité, ou la gouvernance mise en place pour piloter une trajectoire qui vise le Net Zéro[7] en 2050.

Les agences de notation, elles, veulent couvrir un maximum de sociétés pour vendre de l’information extra-financière aux gérants d’actifs. C’est leur business. Alors plutôt que de perdre du temps à faire des évaluations approfondies et à discuter avec le management, elles envoient aux entreprises des questionnaires touffus à remplir chaque année. Ce que j’appelle l’ESG « tick the box ». Sous ce foisonnement de formulaires et d’indicateurs, on retombe dans un sérieux problème de manque de transparence des marchés financiers, comme en 2008 avec la crise des subprimes.

La normalisation à l’horizon ?

Cela ne peut pas durer. Les parties prenantes mettent la pression. Les ONG, les jeunes activistes comme Greta Thunberg, les futurs employés, les consommateurs, s’énervent sur les réseaux sociaux et dans la sphère de l’écologie politique.

Alors les Etats et les régulateurs réalisent enfin qu’ils ne peuvent pas déléguer aux marchés financiers la transformation durable de l’économie et des entreprises. Ils doivent s’impliquer, jouer leur rôle régalien.

Et donc la règlementation se met en place, en particulier au niveau européen avec la nouvelle taxonomie qui classifie désormais les activités selon leur durabilité. Selon cette taxonomie la durabilité ne s’arrête pas au climat, elle intègre aussi la protection de l’eau et des océans, la transition vers une économie circulaire, la prévention de la pollution et la protection de la biodiversité et des écosystèmes. Soit au total 6 objectifs environnementaux[8].

Pour être alignée avec la taxonomie européenne une activité doit remplir les conditions suivantes :

  1. avoir une contribution significative à l’un des 6 objectifs environnementaux
  2. ne causer aucun préjudice aux 5 autres objectifs (« Do not harm«  principle)
  3. respecter des standards sociaux minimaux (principes de l’OCDE, ONU et OIT, charte internationale de droits humains)
  4. se conformer aux standards techniques des décrets d’application publiés via l’acte délégué. 

Pour une fois ce n’est pas une directive qui va mettre des années à être transcrite en droit local par chaque pays, mais un règlement qui vient d’entrer en vigueur. Ce sur quoi aucun gouvernement national européen n’aurait réussi à légiférer – car ils sont tous prisonniers d’une « tragédie des horizons »[9], la contradiction entre leur horizon politique à 3-5 ans, et le temps du changement climatique qui est supérieur à 10 ans – l’Europe l’a fait.

Et donc à partir de 2023 les entreprises de plus de 500 salariés vont devoir déclarer la part de leur activité qui est durable au sens de la taxonomie européenne, qu’on appelle maintenant les « green ratios ». Leur performance sera désormais appréciée en fonction de ces ratios verts. Soulignons que l’obligation s’applique non seulement à leur chiffre d’affaires, mais aussi à leurs investissements, car ce sont bien les investissements industriels qui sont les véritables vecteurs d’une transformation à long terme. Ce qui veut dire, par exemple, que les grandes sociétés pétrolières vont devoir rendre des comptes très précis sur la part de leurs investissements dans les énergies renouvelables. On pourra enfin savoir si celles qui font des campagnes de communication sur leur transformation, traduisent ces belles paroles en actes.

La taxonomie européenne sera complétée d’une refonte de la directive sur la communication extra-financière, qui s’appelle désormais CSRD et s’appliquera à toutes les entreprises de plus de 250 personnes (soit 50.000 en Europe). Quant aux banques et institutions financières, elles devront en application de la SFRD publier leur « green asset ratio », c’est-à-dire la part de leurs prêts destinés à financer des activités durables.

C’est un nouveau paradigme, presque une révolution copernicienne qui met la durabilité au centre, et non plus à la périphérie. A moins que ces ratios verts ne soient que des indicateurs supplémentaires, qu’on ajoutera aux indicateurs traditionnels de la performance financière ? Noyé dans trop d’information, arrivera-t-on quand même à identifier les entreprises les plus durables ?

Quoi qu’il en soit, ces lois vont s’appliquer dans toute l’Union Européenne, ainsi qu’aux filiales hors Europe d’entreprises européennes : leur influence sera donc mondiale, comme l’a été en son temps celle du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) américain dont le caractère extraterritorial a fait trembler des grandes entreprises de tous les continents.

Ce nouveau dispositif législatif va aussi orienter les financements, qu’ils soient publics ou privés, en dette ou capital, vers les activités durables. L’ambition est bien de transformer l’économie européenne dans le cadre du Green Deal[10] et d’atteindre la neutralité carbone au niveau européen en 2050 pour limiter le réchauffement climatique.

Greenwashing, l’étau se resserre

Le greenwashing, qui a fleuri dans un contexte qui manquait de standards et de normes, commence à faire l’objet d’actions en justice, et même de condamnations.

En voici quelques exemples notables dans le secteur de l’énergie :

  • ENI, société pétrolière italienne, a été condamnée en 2020 à payer une amende de 5 millions d’Euros pour publicité mensongère sur son Diesel vert,[11]
  • Total Energies a été assigné en 2022 par 3 ONG (Greenpeace, Amis de la Terre, Notre affaire à tous) pour allégations environnementales fausses, autrement dit, contradiction entre la campagne de communication et la réalité des actions.[12]

Des assignations de ce type contre des comportements que l’on peut qualifier de pratiques commerciales trompeuses, il y en aura de plus en plus. Et elles peuvent déboucher sur des sanctions pénales.

Conseils aux entreprises

Dans ce contexte qui se clarifie, et se durcit, les entreprises doivent se mobiliser dès à présent pour :

1/ Bien comprendre les nouvelles lois et règlementations qui entrent en vigueur, et même entretenir un dialogue constant avec les différents régulateurs pour anticiper leurs recommandations.

2/ Apprendre à calculer leurs « ratios verts » et avoir une méthodologie robuste pour justifier leur performance ESG, en appliquant des standards reconnus mondialement.

3/ Communiquer de façon responsable et intègre, en veillant à se tenir loin du greenwashing.

4/ Vu l’ampleur des chantiers à mener, il s’agit aussi de former les collaborateurs aux nouvelles compétences nécessaires (techniques, juridiques …), afin qu’ils comprennent l’enjeu, et partagent l’ambition de rendre l’entreprise plus durable. Cela nécessite un plan de formation très large qui va des membres du conseil d’administration jusqu’aux opérationnels sur le terrain.

Enfin, et non des moindres, les entreprises doivent transformer leurs stratégies et leurs modèles opérationnels pour devenir plus durables, sans quoi elles risquent à la fois de ne plus pouvoir se financer, et de ne plus attirer les talents dont elles ont besoin.

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Anne Frisch – 29/08/2022

[1] https://unfccc.int/fr/processus-et-reunions/l-accord-de-paris/l-accord-de-paris

[2] Texte en français de l’accord de Paris https://unfccc.int/sites/default/files/french_paris_agreement.pdf

[3] Rapport 2020 http://www.gsi-alliance.org/

[4] En anglais : https://www.blackrock.com/corporate/investor-relations/2018-larry-fink-ceo-letter,  

En français : http://www.sefior.fr/wp-content/uploads/2018/06/Lettre_de_Larry_Fink_aux_dirigeants_des_grandes_entreprises_2018_FR.pdf

[5] https://aswathdamodaran.blogspot.com/2021/09/the-esg-movement-goodness-gravy-train.html

[6] Scope 3 : émissions indirectes en amont et aval de la chaine de valeur https://bilans-ges.ademe.fr/fr/accueil/contenu/index/page/categorie/siGras/0

[7] Défini par les Nations Unies comme la réduction des émissions « à un niveau aussi proche que possible de zéro, les émissions restantes présentes dans l’atmosphère étant réabsorbées, par les océans et les forêts par exemple » https://www.un.org/fr/climatechange/net-zero-coalition

[8] https://finance.ec.europa.eu/sustainable-finance/tools-and-standards/eu-taxonomy-sustainable-activities_en

[9] Expression forgée par Marc Carney, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, dans un discours à la Lloyd’s en 2015 https://www.bankofengland.co.uk/-/media/boe/files/speech/2015/breaking-the-tragedy-of-the-horizon-climate-change-and-financial-stability.pdf?la=en&hash=7C67E785651862457D99511147C7424FF5EA0C1A

[10] https://ec.europa.eu/info/strategy/priorities-2019-2024/european-green-deal_fr

[11] Ce biodiesel est fabriqué avec de l’huile de palme, une culture qui contribue à la déforestation https://www.europeaninterest.eu/article/eni-fined-e5m-deceiving-consumers-green-diesel-italian-watchdog-rules/

[12] https://www.carbone4.com/article-total-neutralitehttps://www.business-humanrights.org/fr/derni%C3%A8res-actualit%C3%A9s/totalenergies-assign%C3%A9e-en-justice-pour-pratiques-commerciales-trompeuses/Signaler ceci

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