Immigration : un potentiel plutôt qu’une crise ?

Marie Guitton

Alors que les dirigeants européens échouent depuis des mois à trouver une réponse commune et pérenne à l’arrivée de migrants dans l’UE, les partis nationalistes prospèrent sur ce débat passionné. Pourtant, selon les derniers chiffres, la « crise » migratoire est passée. Et les pays d’arrivée et de dépôt des demandes d’asile ne sont pas toujours ceux que l’on croit. Un avis rendu le 12 décembre par le Comité économique et social européen montre combien l’Europe paierait cher une fermeture irraisonnée de ses frontières.

A l’ordre du jour du Conseil européen réunit le 14 décembre 2018 : la politique migratoire de l’UE – Crédits : European Council

Dans le sillage des Printemps arabes et du déclenchement de la guerre en Syrie, les entrées illégales dans l’Union européenne ont atteint un pic en octobre 2015. Mais depuis l’accord controversé passé avec la Turquie, au début de l’année suivante, les afflux de migrants diminuent aux portes du Vieux continent. « Le gros de la crise est passée », souffle une source européenne. « Le nombre d’arrivées irrégulières est retombé aux niveaux d’avant la crise », confirme la Commission européenne.

Des arrivées illégales en baisse

Ce volume, qui représente le nombre de personnes dont les empreintes digitales ont été enregistrées à la frontière, n’inclut pas le « chiffre noir » des étrangers entrés clandestinement sur le territoire. Mais la baisse est évidente : 116 000 arrivées illégales ont été comptabilisées entre janvier et la fin du mois d’octobre 2018, soit une diminution de 30% par rapport à la même période de l’année précédente.

Par ailleurs, c’est la péninsule ibérique qui est désormais la zone privilégiée d’arrivée, avec 49% du total. Sur cette route de la Méditerranée occidentale, le trafic a augmenté de 126% sur les 10 premiers mois de l’année par rapport à la même période en 2017. En Méditerranée orientale (la plus empruntée en 2015), « les arrivées sont aujourd’hui inférieures de 90% au record atteint en 2015 », indique la Commission. Tandis que « la route de la Méditerranée centrale (l’Italie a été le point d’entrée principal en 2014 et en 2017), a connu une baisse significative depuis le printemps 2017, avec environ 23 000 personnes qui l’ont empruntée cette année » (soit 20% du total).

Nombre de passages irréguliers aux frontières de l’UE (2014-2018) – source : communication de la Commission « Gérer la migration sous tous ses aspects », 4 décembre 2018

Les arrivées légales augmentent Parallèlement, le nombre de personnes arrivant par les canaux légaux augmente. Il s’agit principalement d’une migration liée à l’emploi et au besoin de main d’œuvre (en Allemagne, par exemple). Depuis 2015, deux programmes européens de « réinstallation » ont également permis à 44 000 personnes vulnérables se trouvant dans des Etats tiers de trouver refuge en Europe. « Nous avons évacué plus de 2 000 réfugiés de Libye en vue de leur réinstallation », indique notamment Federica Mogherini, la haute-représentante de l’UE pour les Affaires étrangères. 34 000 autres doivent encore bénéficier de ces programmes d’ici à fin 2019.

La diminution du nombre d’arrivées s’accompagne logiquement d’une baisse des demandes d’asile depuis 2015, dont le volume est lui aussi redescendu au niveau d’avant-crise. Environ 558 000 demandes ont ainsi été reçues entre le 1er janvier et le 25 novembre 2018, avec un taux moyen d’acceptation situé entre 20 et 25% en fonction des pays d’accueil et des nationalités des demandeurs. En 2017, l’asile a été accordé à 538 000 demandeurs, ce qui représentait déjà une baisse de 25% par rapport à 2016.

« Les arriérés de revendications depuis le pic de la crise continuent de mettre une pression considérable sur les systèmes d’asile des Etats membres de l’UE et de l’espace Schengen », reconnaît tout de même la Commission. Mais alors que l’Italie, la Grèce et l’Espagne n’enregistrent « que » 30% des demandes, c’est la France et l’Allemagne qui battent des records en 2018, avec respectivement 116 000 et 130 000 dossiers reçus, soit 44% du total.

Autre remarque négative de la Commission : « l’efficacité des mesures de retour continue à baisser, avec un taux de retour moyen de 40% au cours des trois dernières années », et de très fortes disparités d’un Etat membre à l’autre.

L’impossible « solidarité » ?

Ce sont sur ces deux derniers points – le traitement de l’asile et celui des retours – que les discussions européennes continuent d’achopper, transformant la crise migratoire en une crise politique.

Des accords de principe ont été trouvés entre les Vingt-Huit pour améliorer la gestion des flux secondaires. Afin de stabiliser les demandeurs d’asile et éviter qu’ils n’« exercent une pression disproportionnée sur les pays qui constituent une destination prisée », des directives prévoient notamment d’harmoniser les conditions d’accueil et de leur permettre d’accéder plus rapidement au marché du travail. Une nouvelle règle devrait aussi contraindre ceux qui déménagent à reprendre à zéro la procédure d’obtention du statut de résident de longue durée.

Mais les chefs d’Etat et de gouvernement réunis à Bruxelles les 13 et 14 décembre piétinent toujours sur la mise en place d’un système pérenne de gestion des arrivées aux frontières de l’UE. Malgré des concessions de Paris et Berlin sur la réforme du régime d’asile de l’UE (règlement de Dublin), le groupe de Višegrad et l’Italie ne lèvent pas leur opposition à une répartition contraignante ou seulement « solidaire » des demandeurs d’asile en cas d’afflux inhabituel.

Réforme de la politique migratoire européenne : où en est-on ?

Le débat échoue aussi sur la proposition de la Commission européenne de doter Frontex d’un corps permanent de 10 000 hommes. Alors que l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes ne fait que coordonner des opérations conjointes actuellement, l’objectif serait d’offrir aux Etats membres faisant face à un afflux de réfugiés inhabituel « un soutien opérationnel total de l’UE ». Mais « ces gardes-côtes, formés par les Etats membres, seraient donc dotés de compétences ‘badgées européennes’ en matière de contrôles et d’instruction des retours. C’est là que ça coince », souffle une source européenne.

Changer le « récit » sur les migrations

Dans ce contexte, le Comité économique et social européen (CESE) invite les dirigeants à dépassionner le débat. « Il faut changer le récit sur la migration, qui est toujours reliée à des problèmes », exhorte l’Espagnol José Antonio Moreno Días, du groupe des travailleurs. Avec le Tchèque Pavel Trantina, du groupe activités diverses, il est le co-rapporteur d’un avis d’initiative adopté le 12 décembre sur « les coûts de la non-immigration et de la non-intégration » des étrangers dans l’UE.

Au-delà de « l’enrichissement culturel », le CESE considère en effet que « l’immigration a une influence positive sur la croissance de la population et de la main d’œuvre ». Si elle s’arrêtait, « les marchés de l’emploi seraient probablement soumis à une pression insupportable, des industries entières feraient faillite, la production générale chuterait et le secteur de la construction ne réussirait plus à satisfaire tout le monde », écrivent les rapporteurs.

Le Comité s’appuie notamment sur un rapport de la Commission européenne publié en mai 2018 qui conclut que la population en âge de travailler (15-64 ans) va passer de 333 millions dans l’UE en 2016 à 292 millions en 2070, soit une baisse de 41 millions. De fait, le modèle social de certains pays d’Europe, et notamment les systèmes de retraite et de santé, pourraient en « pâtir », tandis que « le dépeuplement de certaines zones se poursuivrait à un rythme soutenu », avertit le CESE.

Au lieu de se perdre dans des discours xénophobes et des débats centrés sur les contrôles et les retours, l’organe consultatif requiert donc une « nouvelle approche » et un « rééquilibrage de l’agenda politique ». Plusieurs membres du CESE se sont dit « honteux » de leurs gouvernements nationaux, soulignant « l’erreur » de ceux qui n’ont pas signé le pacte de Marrakech.

Qu’est-ce que le « pacte de Marrakech » sur les migrations ?

« Promouvoir des voies sûres et légales » d’immigration, savoir reconnaître les compétences des migrants, favoriser l’apprentissage rapide de la langue, abolir les discriminations, lutter contre les peurs… voilà plutôt ce qui permettra, selon le Comité, de « réaliser tout le potentiel que recèle l’immigration ».

A l’aube des élections européennes, le CESE appelle à une grande « transformation » de l’Europe

La Commission appelle à rétablir un fonctionnement normal de Schengen En marge du Conseil européen des 13 et 14 décembre, et malgré l’embourbement des dossiers asile et retours, la Commission européenne a aussi appelé les Etats membres à revenir à un fonctionnement normal de l’espace Schengen, en « levant les contrôles temporaires » réinstaurés à certaines frontières intérieures (par exemple par la France au nom de la menace terroriste). Les derniers chiffres officiels font en effet état de 1,9 million de personnes qui travaillent dans un autre pays de l’UE que celui dans lequel ils vivent. Selon les estimations, 3,5 millions de personnes passeraient les frontières de l’espace Schengen chaque jour.

Lire aussi : Schengen : la carte des contrôles aux frontières nationales

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