[ad_1]
Actualité
28.03.2019
Malgré sa liste noire des paradis fiscaux, actualisée en mars, l’Union européenne est souvent accusée de mener une politique inefficace en ce domaine, voire de faire le jeu de ces territoires « non coopératifs ». Plusieurs ONG pointent notamment l’absence de certains Etats membres dans sa liste. Alors l’UE ne fait-elle rien contre les paradis fiscaux ? Toute l’Europe se penche sur la question.
« Attention : paradis fiscal » – Crédits : Gwengoat / iStock
LuxLeaks, SwissLeaks, Panama Papers, Paradise Papers… Depuis plusieurs années, les scandales d’évasion fiscale ne cessent de s’enchaîner.
Fin 2014, les LuxLeaks avaient notamment révélé des centaines d’accords fiscaux particulièrement avantageux, conclus entre l’administration luxembourgeoise et des multinationales, telles qu’Amazon, Apple ou Ikea. Le scandale avait ricoché sur Jean-Claude Juncker, le nouveau président de la Commission européenne, personnellement impliqué en tant que Premier ministre du Grand-Duché de 1995 à 2013.
De quoi pousser l’exécutif européen à réagir l’année suivante ? Quoi qu’il en soit, en juin 2015, Bruxelles a proposé une liste paneuropéenne des paradis fiscaux. L’initiative a abouti à l’adoption, par le Conseil des ministres des Finances de l’UE en décembre 2017, d’une liste noire. Celle-ci a été actualisée à plusieurs reprises, la dernière fois le 12 mars 2019.
Problème : seuls 15 territoires y sont inscrits à l’heure actuelle, dont aucun Etat membre de l’UE. Ce que plusieurs observateurs ne manquent pas de dénoncer.
Paradis fiscaux : la liste noire de l’Union européenne
Dans un rapport publié le 9 mars, l’ONG Oxfam estime ainsi que « si l’UE appliquait ses propres critères aux États membres, cinq d’entre eux devraient figurer sur cette liste noire » : les Pays-Bas, l’Irlande, le Luxembourg, Chypre et Malte. De même, Oxfam considère que sa liste noire des paradis fiscaux pourrait être bien plus longue.
Alors, l’UE laisse-t-elle ces territoires prospérer ?
L’UE compte des paradis fiscaux parmi ses Etats membres ? PLUTÔT VRAI
Si l’on se base sur l’acception large de l’expression, alors oui, l’Union européenne compte des « paradis fiscaux » en son sein. Mais ces derniers ont beau occuper l’actualité, aucune définition précise et arrêtée au niveau international n’en a été donnée à ce jour. Dès lors, l’utilisation des termes « paradis fiscaux » ne fait pas consensus. Le Fonds monétaire international (FMI) et l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), évitent par exemple d’employer l’expression, considérée comme péjorative.
Dans un article paru dans la revue Politique étrangère en 2013, Vincent Piolet, docteur en géopolitique de Paris VIII, retenait tout de même 4 critères principaux pour les définir : « une fiscalité faible, une grande opacité, une législation peu contraignante et l’absence ou la faible coopération judicaire« , auxquels « il faut ajouter la stabilité politique de l’Etat« .
Les chercheurs du FMI mentionnent, de leur côté, l’expression de « centres financiers offshores » dans un article de 2007. Ces derniers sont définis comme des « pays ou juridictions qui fournissent des services financiers à des non-résidents à une échelle sans commune mesure avec la taille et le financement de leurs économies nationales« . Or, selon une étude parue dans le magazine Finances & Développement du FMI, l’Irlande, les Pays-Bas et le Luxembourg figuraient, en 2018, parmi les premiers d’entre eux…
Prenons l’exemple des Pays-Bas. Le pays a été largement qualifié par la presse de « paradis fiscal au cœur de l’Europe« , lorsque le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) a révélé le scandale des Paradise Papers en novembre 2017. Citée dans cette enquête plurimédia, la porte-parole du Comité catholique contre la faim et pour le développement (l’ONG CCFD – Terre solidaire) expliquait ainsi que « les Pays-Bas proposent des taux d’imposition très bas sur certaines activités« . Le pays facilite « l’existence de ‘sociétés boîtes aux lettres’ qui n’ont en fait pas d’activité réelle. Parfois, ils ont négocié avec des entreprises multinationales des taux d’imposition tout à fait ridicules, validés ensuite dans des accords fiscaux« .
Ce faisant, les Pays-Bas « favorisent l’accueil sur leur territoire d’entreprises qui n’y ont pas forcément d’activité réelle, mais qui échappent à l’impôt dans d’autres pays où ils ont une véritable activité« .
La pression internationale a poussé le gouvernement néerlandais à annoncer, en novembre 2018, son intention de durcir les critères de mise en place d’accords fiscaux avec les multinationales. Notamment afin de s’assurer que les profits déclarés correspondent à une activité réelle sur leur territoire. Mais ces déclarations n’ont pas encore été mises en œuvre. Et le gouvernement de Mark Rutte prévoit de maintenir l’anonymat des sociétés bénéficiant de tels accords.
Taux d’imposition faible, opacité, législation accommodante… les Pays-Bas cochent ainsi plusieurs cases du « paradis fiscal » tel que défini par Vincent Piolet. De même, selon l’étude du FMI citée plus haut, il s’agit toujours en 2018 d’un « centre financier offshore » qui attire des capitaux qui ne correspondent pas à son activité économique réelle.
Si l’on conserve ces mêmes critères de définition, l’Irlande, le Luxembourg, Malte et Chypre pourraient également être qualifiés de paradis fiscaux, d’après Oxfam. Mais quand commence l’opacité ? A partir de quel seuil une fiscalité n’est-elle plus jugée « faible » ? Qu’est-ce qu’une législation « accommodante » ? Il faut garder à l’esprit que l’expression « paradis fiscal » est à géométrie variable, puisqu’aucun critère arrêté ne la caractérise. Qualifier tel ou tel pays ou territoire de paradis fiscal est donc avant tout un acte politique.
L’UE fait peu contre les paradis fiscaux ? PLUTÔT VRAI
Si « l’évasion fiscale […] s’organise depuis l’Union européenne« , tel que l’affirmait début janvier Manon Aubry, ancienne porte-parole d’Oxfam et tête de liste de La France insoumise pour les élections européennes, il convient néanmoins de souligner que l’UE a obtenu certaines avancées, encore modérées cependant, contre les paradis fiscaux depuis plusieurs années.
Depuis le 12 mars 2019, contrairement à ce que présageait Oxfam, sa liste noire inclut par exemple les Bermudes, un territoire d’outre-mer du Royaume-Uni dans les Caraïbes, vers lequel Google a transféré 23 milliards de dollars en 2017.
La liste noire de l’UE est également accompagnée de sanctions depuis mars 2018, bien que celles-ci soient jugées assez peu dissuasives par plusieurs observateurs. Les crédits provenant de certains instruments financiers européens (Fonds européen pour le développement durable, Fonds européen pour les investissements stratégiques et mandat de prêt extérieur) ne peuvent plus transiter par des entités se trouvant dans les territoires présents sur cette liste.
Enfin, ajoute un fonctionnaire européen, « ce qui compte, ce n’est pas tant que 15 pays soient sur la liste noire, c’est surtout d’en avoir 60, qu’on avait estimé comme des partenaires critiques au regard du risque d’évasion fiscale, qui ont finalement mené des réformes significatives en matière de transparence« , en acceptant notamment « d’échanger de manière systématique les informations qu’on leur demandait d’obtenir« . En effet, depuis 2014, 104 pays (selon un document daté d’octobre 2018) se sont engagés à échanger automatiquement des données bancaires (réglementation AEOI) entre eux pour lutter contre la fraude fiscale dans le cadre de l’OCDE. Il n’existe en revanche, à notre connaissance, aucun document recensant les actions effectivement prises par les paradis fiscaux pour ne plus figurer sur la liste de l’UE.
Bruxelles ne reste donc pas les bras croisés. Mais va-t-elle assez loin ? Au-delà de ses propres Etats membres qui n’y figurent pas, plusieurs observateurs (comme l’ONG Attac en France) dénoncent l’absence d’autres paradis fiscaux majeurs sur sa liste noire. Tels que les Etats-Unis, dont l’Etat du Delaware offre aux entreprises une fiscalité particulièrement faible et qui permet, comme aux Pays-Bas, de créer des sociétés fictives (ce qui y explique la présence des sièges sociaux de nombre d’entreprises américaines). De même que la Suisse, qui n’apparaît que sur la liste grise des pays sous « surveillance » de l’UE.
Par ailleurs, bien que les résultats obtenus à l’OCDE en matière d’échange automatique de données bancaires aient vraisemblablement contribué à exclure certains territoires de la liste noire des paradis fiscaux de l’UE, l’OCDE ne recense à l’heure actuelle que les pays s’étant « engagés » à participer à ces échanges, mais pas les échanges effectivement réalisés.
De plus, de nombreux territoires à fiscalité accommodante permettent très facilement d’ouvrir un compte en dissimulant son identité réelle, ce qui nuance encore une fois l’efficacité d’un tel critère.
Ainsi, les critères à respecter pour ne pas figurer sur la liste noire des paradis fiscaux de l’UE peuvent se révéler trompeurs. Les respecter ne signifie pas automatiquement qu’un territoire ne peut être qualifié de paradis fiscal. Outre les autres faiblesses du processus lancé par Bruxelles mentionnées plus haut, cela explique pourquoi les avancées de l’UE sont encore modestes.
La faiblesse de l’action contre les paradis fiscaux est imputable à l’UE ? PLUTÔT FAUX
Etant donné que les questions fiscales requièrent l’unanimité des Etats membres au sein des institutions européennes, accuser l’Europe de mauvaise volonté est simplificateur. Dans le fond, ne sont-ce pas certains Etats membres qui ralentissent le processus entrepris par l’Union contre les pratiques dommageables ?
La Commission européenne a, pour surmonter ces blocages, suggéré en janvier 2019 de supprimer la règle de l’unanimité en matière fiscale, pour avancer plus vite.
« Plus de 20 pays européens sur 28 veulent une taxe sur les géants du numérique au niveau européen. Mais la proposition est toujours bloquée à cause de l’unanimité« , fustigeait par exemple, au début de l’année, le commissaire européen à l’Economie Pierre Moscovici. Or cette « taxe GAFA » européenne aurait aussi été un moyen d’action de l’UE contre l’utilisation des paradis fiscaux, y compris en son sein. En effet, les géants du numérique, qui réalisent des bénéfices sur l’ensemble de l’UE grâce leur activité dématérialisée, veillent à s’établir physiquement dans les pays qui ont le plus faible taux d’imposition en Europe (Irlande, Pays-Bas, Luxembourg). Ce qui crée une concurrence fiscale déloyale entre Etats membres et cause, pour beaucoup, un énorme manque à gagner.
La Commission européenne avait alors proposé, le 21 mars 2018, de taxer à 3%, dans chaque Etat membre, le chiffre d’affaires réalisé par les géants du numérique via un certain nombre de leurs activités. Mais c’est bien l’opposition de certains pays eux-mêmes, dont l’Irlande et le Luxembourg, mais également des pays nordiques (Suède, Danemark, Finlande), qui a eu raison de l’initiative.
De la même manière, le projet d’assiette commune consolidée de l’impôt sur les sociétés (ACCIS), qui aboutirait à une plus grande harmonisation fiscale de l’UE et limiterait fortement les pratiques fiscales dommageables au sein de l’Union, notamment l’évasion fiscale des entreprises, souffre des mêmes réticences et blocages des Etats membres.
Le projet d’assiette commune consolidée de l’impôt sur les sociétés (ACCIS)
A ce propos, le Parlement européen s’est très récemment illustré dans la dénonciation des paradis fiscaux au niveau européen. En adoptant le rapport Tax 3 en séance plénière le 26 mars, il nomme sept Etats membres qui facilitent « une planification fiscale agressive« , à savoir le Luxembourg, l’Irlande, les Pays-Bas, Chypre, Malte, la Hongrie et la Belgique. Le rapport souligne ainsi que « les hauts niveaux d’IDE (flux entrants et sortants) en pourcentage du PIB dans [ces] sept États membres […] ne s’expliquent que très partiellement par les activités économiques réelles poursuivies sur le territoire de ces États« . Et il préconise par conséquent, même si le texte n’est pas contraignant, que soit mise en place l’ACCIS afin que les entreprises payent des impôts là où elles réalisent effectivement leurs bénéfices (et non là où elles les rapatrient) et ainsi de mettre un frein aux pratiques fiscales des Etats épinglés.
Si plusieurs initiatives européennes sont donc bloquées à l’heure actuelle, la Commission se sert d’un autre levier pour assurer une certaine justice fiscale en Europe : la concurrence, sous la férule de la commissaire dédiée à ce domaine, Margrethe Vestager. En 2016, la société Apple a, par exemple, été condamnée par l’exécutif européen à s’acquitter de 13 milliards d’euros d’impôts impayés à l’Irlande entre 1991 et 2007. Grâce à des accords signés avec le fisc irlandais, qui lui procuraient des avantages « anticoncurrentiels » selon la Commission européenne, la multinationale américaine payait moins de 1% d’impôt sur ses filiales irlandaises, où elle rapatriait pourtant une grande partie de ses bénéfices.
La Commission européenne se montre donc souvent proactive en matière fiscale, mais certains Etats membres bloquent ses initiatives.
La liste noire des paradis fiscaux de l’UE est, d’ailleurs, un autre symptôme des profondes divergences européennes. Celle-ci ne peut être actualisée qu’à l’unanimité par les Etats, lors du Conseil des ministres des Finances. Les pays comportant des territoires pouvant être qualifiés de paradis fiscaux peuvent être tentés de bloquer le processus, comme l’a fait le Royaume-Uni en 2019 au sujet d’Antigua-et-Barbuda.
Plus généralement, selon Vincent Piolet, définir un paradis fiscal est un acte géopolitique. Les Etats membres souhaitent souvent éviter de s’en prendre à des juridictions trop puissantes, comme les Etats-Unis, lorsqu’ils établissent ces listes au sein de l’UE ou d’organisations internationales. A l’OCDE, une liste établie en 2000 est ainsi passée de 35 à 5 territoires en moins de quatre ans… Selon Jean de Maillard, magistrat spécialiste de la criminalité financière, ses critères auraient été établis d’une manière permettant de les contourner très facilement.
Qui plus est, les Etats sont prompts à s’attaquer à certains paradis fiscaux mais pas à d’autres, qui injectent d’importants flux de capitaux dans leur économie. Selon les économistes Christian Chavagneux et Ronen Palan dans leur ouvrage Les Paradis fiscaux (éd. La Découverte, 2017), la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) aurait calculé que 30% des investissements directs à l’étranger dans le monde proviendraient de paradis fiscaux !
Ainsi, d’après Vincent Piolet, chaque grande puissance a un ou des paradis fiscaux auxquels elle est étroitement liée, en raison de leur proximité géographique ou de leur histoire coloniale : « Monaco et Andorre pour la France, le Liechtenstein pour l’Allemagne, Monaco et Saint-Marin pour l’Italie, les Antilles néerlandaises et Saint-Marin pour les Pays-Bas« , cite ainsi l’universitaire.
Celui-ci mentionne à ce titre les travaux de Nicholas Shaxson, journaliste d’investigation britannique membre du Tax Justice Network, un réseau international d’experts en pointe dans la dénonciation de l’évasion et de l’optimisation fiscales. Dans son livre Les Paradis fiscaux ; enquête sur les ravages de la finance néolibérale (André Versaille éditeur, 2012), ce dernier rapportait que les banques de la City de Londres avaient reçu au seul deuxième semestre de 2009 pas moins de 330 milliards de dollars des dépendances de la Couronne (Île de Man et bailliages de Jersey et de Guernesey), considérées par beaucoup comme des paradis fiscaux notoires, mais qui ne figurent pourtant ni sur la liste noire de l’UE, ni même sur la grise.
En fin de compte, la lutte contre les paradis fiscaux relève donc avant tout de la volonté politique des Etats, qui ont le dernier mot dans les instances internationales.