« L’Europe ne survivra pas si elle n’évolue pas » – Interview d’Oetjen

GDS : DeJan-Christoph Oetjen, Député européen, (Renew, DE), vice-président du PE détaille les enjeux des élections européennes, entre droitisation du Parlement, défense européenne et libre-échange. Des points de débat pour cette dernière ligne droite et une certitude : les enjeux de cette élection sont immenses !

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Lors de son discours de la Sorbonne le 25 avril, Emmanuel Macron a déclaré que l’Europe était « mortelle ». Partagez-vous cette inquiétude existentielle ?

Oui, l’Europe est mortelle. Le rappeler est important, surtout à une époque où ses valeurs sont attaquées. Elles le sont depuis l’extérieur, si l’on pense à la guerre en Ukraine, aux défis que posent les ingérences de la Russie et les actions menées par des puissances étrangères pour essayer d’influencer nos élections démocratiques. Elles le sont également de l’intérieur : on le voit au sein de l’hémicycle du Parlement européen et dans certains États membres, avec des gouvernements qui essaient de s’opposer ou de nuire aux fondements de l’Union européenne. Ces tentatives peuvent réussir si l’on n’est pas suffisamment fort en face. Imaginez une Union européenne où l’on n’arriverait plus à avancer, où l’on n’arriverait plus à définir de nouveaux projets, alors même qu’on ne peut pas se contenter du statu quo. Il existe des domaines qu’il faudrait peut-être approfondir, comme la défense, et des domaines où il faudrait peut-être prévoir plus de flexibilité nationale, comme l’agriculture. Si on ne se remet pas en cause, si on n’arrive pas à se fixer un cap, on ira dans le mur. L’Europe ne survivra pas si elle n’évolue pas.

Les prochaines élections européennes seront dans ce contexte particulièrement importantes. Or elles pourraient se traduire par une nette poussée de l’extrême droite …

L’extrême droite progresse en effet, non pas partout, mais en France notamment, ainsi que dans des pays qui comme le Portugal étaient jusqu’à présent plutôt épargnés par ce phénomène. En Italie, elle s’est déplacée d’un parti à un autre, par un système de vases communicants : Giorgia Meloni a le vent en poupe, mais elle prend les voix de la Ligue (Lega). Cette évolution est très clairement inquiétante. Plus il y aura d’extrémistes au Parlement, plus il sera compliqué de construire ou de trouver des compromis pour faire avancer la cause européenne.

Même si la majorité reste proeuropéenne, doit-on s’attendre à une droitisation du prochain Parlement ?

La droite pro-européenne est parfois tentée d’imiter l’extrême droite parce qu’elle pense ainsi pouvoir regagner son électorat. L’exemple français a pourtant bien démontré que cela ne marchait pas. Les proeuropéens sont en outre majoritaires dans la plus grande partie des États membres : il faut maintenant qu’ils aillent voter. L’abstention est un énorme problème, parce qu’elle permet, en partie, aux extrémistes de gagner plus de sièges. Je n’accepte pas que l’on prenne pour acquis que l’extrême droite va se renforcer lors des prochaines élections. Regardez l’Allemagne. Quand les gens ont eu vent de la conférence de l’AfD (Alternative für Deutschland) sur la « remigration », ce plan visant à expulser tous les étrangers et les citoyens allemands d’origine étrangère, il y a eu des manifestations massives dans les rues, une prise de conscience s’est opérée dans la population. Par voie de conséquence, l’extrême droite diminue dans les sondages. Il faut se battre, parce que si on renonce, on a déjà perdu. Tous les démocrates sont évidemment solidaires avec notre collègue Matthias Ecke, qui a été attaqué à Dresde. Cela démontre que les acquis démocratiques sont sous pression. En tant que démocrates, nous nous soutenons mutuellement face aux attaques des extrémistes.

Le groupe Renew, auquel appartient votre parti, le FDP (Freie Demokratische Partei), pourrait perdre sa troisième place dans l’hémicycle. Faut-il entre autres incriminer les divisions de la famille libérale européenne ?

Je ne suis pas d’accord avec ce story telling selon lequel Renew serait divisé. Tous les groupes politiques le sont, et Renew ne l’est pas plus que les autres. Les socialistes sont divisés sur les questions agricoles, les chrétiens-démocrates sur les questions économiques, pas un seul groupe au Parlement européen n’est d’accord sur tout. Et c’est normal, parce que les députés européens proviennent de différents pays, de différentes cultures, de situations nationales diverses. Renew est présent dans 24 pays sur 27, il arrive donc qu’il y ait en son sein des clivages sur certaines questions, qu’une partie des députés ne votent pas comme le reste du groupe. Mais ce dernier est très uni sur les fondamentaux qui ont procédé à sa création, à savoir une approche très humaniste de la politique et une approche selon laquelle l’Europe devrait être compétitive et forte économiquement.

Quelle est la spécificité du FDP au sein de Renew ?

En tant qu’élus libéraux, nous avons une position particulière ; alors que dans certains pays il existe un parti libéral social et un parti libéral de droite, le FDP unit les deux. Nous sommes en général plus à droite que nos collègues français sur les questions économiques et plus à gauche qu’eux sur les questions de société. Nous accordons une très haute valeur à la liberté et ce dans un sens à la fois économique et sociétal. Nous sommes, par exemple, pour le mariage homosexuel et pour l’adoption par les couples homosexuels, nous sommes pour la libéralisation du cannabis, nous avons des positions plutôt libérales sur l’immigration. A ce sujet, nous sommes favorables à une immigration économique pour combler les pénuries de main d’œuvre. Nous avons également une responsabilité humanitaire à l’égard de ceux qui sont poursuivis dans leur pays et qui fuient la guerre. Mais nous devons renvoyer ceux qui ne respectent pas les règles de nos pays, qui n’ont pas le droit de rester ou qui ne veulent pas s’intégrer, ainsi que les criminels.

Vous êtes de nouveau candidat aux élections européennes. Quelles sont vos priorités pour la prochaine mandature ?

La première est de faire avancer l’Europe sur les questions de défense. C’est bien évidemment lié à la guerre en Ukraine, parce que cette guerre nous a démontré que nous restions en partie dépendants de l’aide des Etats-Unis. Or nous ne savons pas ce qui se passera lors des prochaines élections américaines. Je pense, et c’est le programme du FDP, que l’Europe doit être plus souveraine en matière de capacités militaires. Cela veut dire plus d’investissements dans ce domaine, plus de coopération entre les États membres, y compris dans l’entraînement des troupes et la formation des soldats aux drones et autres nouvelles technologies. Le premier objectif serait de pouvoir rapidement déployer des troupes sur le terrain ; mais il faudrait selon moi aller plus loin, se fixer comme but à long terme de créer une armée européenne. Celle-ci devrait alors être dotée d’un commandement commun placé sous le contrôle du Parlement européen : une telle perspective serait probablement inenvisageable pour les Français, mais elle est partagée par les partis politiques allemands qui veulent une armée européenne. L’Allemagne a une Histoire compliquée, et l’une des leçons qu’elle en a retiré, c’est qu’il ne faut pas placer tout le pouvoir entre les mains d’une seule personne qui déciderait de tout.

Emmanuel Macron est partisan d’une préférence européenne pour les achats militaires en Europe et défend l’idée d’un emprunt européen pour la défense. Que pensez-vous de ces idées, loin de faire l’unanimité outre-Rhin ?

La question d’un emprunt européen reste compliquée pour les Allemands, parce que pour nous l’Union européenne ne devrait pas s’endetter. Cela étant dit, l’idée d’un emprunt européen pour la défense doit être débattue, car il nous faut des investissements et donc de l’argent. Quant à une préférence européenne pour les achats militaires, on pourrait y souscrire, mais pas immédiatement, parce que dans l’immédiat le plus important n’est pas d’acheter européen mais d’aider les Ukrainiens. Si par exemple on doit se procurer de l’armement ou des munitions et qu’il n’y en a pas dans l’Union, alors achetons-les ailleurs. Mais à long terme, si l’on peut disposer d’une capacité de production suffisante en Europe et peut-être même soutenir des champions européens, allons-y. Je ne crois pas cependant que l’on devrait abolir toute compétition dans le secteur de l’armement. Sans la concurrence avec Boeing, Airbus ne serait pas aussi bon. Je dirais aussi que la « préférence européenne » ne doit pas se traduire à la fin par « achetons français » ou « achetons allemand ». Il y a derrière tout cela une stratégie industrielle qui ne doit pas être guidée par des intérêts nationaux mais être européenne. Il faut accélérer, trouver un chemin commun. Les États membres ont cependant des sensibilités différentes sur le sujet : quatre d’entre eux ne sont pas membres de l’OTAN et la neutralité est inscrite dans la Constitution irlandaise. Pour aller de l’avant plus vite en matière de défense, il faudrait donc voir si l’on ne peut pas, comme sur l’euro ou sur Schengen, approfondir la coopération avec un nombre de pays certes important, mais pas à 27.

Et le franco-allemand ?

On ne peut pas faire sans. L’Europe n’avancera que si la France et l’Allemagne se mettent d’accord et montrent un chemin.

L’Europe est-elle à la hauteur des besoins, des risques, des enjeux posés par la guerre en Ukraine ?

L’Europe a réagi rapidement, et bien. Mais elle ne doit pas relâcher ses efforts, il lui faut continuer. Il y a des besoins stratégiques, militaires, comme les missiles Patriot ou Taurus, où l’on doit faire plus et répondre aux demandes des Ukrainiens. A la fin, ces derniers défendent notre Union européenne, notre liberté. Je ne crois pas du tout à la théorie selon laquelle, si Poutine l’emportait en Ukraine, il s’arrêterait là. Non, ce ne serait pas fini, il continuerait, y compris dans des pays de l’Union. Nos collègues des pays baltes ont peur, une peur profonde. Poutine est incontrôlable, donc je n’exclus rien. C’est pour cela que l’Ukraine doit absolument gagner cette guerre.

Outre la défense, vous évoquiez d’autres priorités pour la future mandature …

Le deuxième volet, c’est celui de la compétitivité. Là-dessus il faut être très clair, ce n’était pas une priorité de la mandature d’Ursula von der Leyen. Nous devons changer notre fusil d’épaule sur cette question, nous attaquer en priorité à la bureaucratie européenne, aux exigences excessives en matière de documentation ou de reporting. Nous aurons besoin de propositions de la Commission européenne après le départ de Madame von der Leyen.

A vous entendre, Madame von der Leyen pourrait ne pas être reconduite à la tête de la Commission ?

Regardez le discours de la Sorbonne, Emmanuel Macron veut changer le récit de l’Europe. Quand il a voulu changer le récit de son gouvernement, qu’a-t-il fait ? Il a changé de Premier ministre ! Vous avez la réponse. Le PPE gardera la présidence de la Commission. Mais je serais content d’avoir quelqu’un d’autre pour ce poste. Madame von der Leyen est très forte lorsqu’il s’agit de représenter l’Union européenne sur la scène mondiale ; mais son premier travail est de faire avancer le droit européen, et elle n’a pas mis l’accent sur les bonnes priorités. Certes, elle a parlé davantage de défense au moment de la guerre en Ukraine, ce qui est bien. Mais elle n’a pas su changer de cap sur les questions de compétitivité, et elle a laissé Frans Timmermans[1]  continuer à faire comme si de rien n’était. Or les entreprises des pays tiers, en particulier les multinationales, n’investissent pas suffisamment en Europe, parce que les règles y sont trop strictes. On risque donc à long terme de perdre des emplois, notamment dans l’industrie, de perdre des revenus, et donc la possibilité d’investir dans le social, dans l’éducation, etc. Donc le manque d’investissements étrangers en Europe est un vrai problème. Un grand défi de la prochaine mandature, ce sera d’appliquer les règles que l’on a adoptées. Il faudra par exemple voir si la mise en œuvre du Pacte vert est conforme aux attentes ou s’il faut en réévaluer les règles. A propos par exemple de la fin du moteur thermique en 2035, regardons si les prédictions se réalisent, et demandons-nous ce qu’il faudra faire si ce n’est pas le cas. Devra-t-on distribuer plus d’aides, investir davantage dans la recherche, imposer des contraintes aux États membres ? Les bornes de recharge des voitures électriques sont construites principalement dans trois pays : les Pays-Bas, l’Allemagne et la France. Que font les autres ? Que faut-il faire pour que cela fonctionne ailleurs ? On a un vrai défi de clivage Est/Ouest sur cette question.

Ne faut-il pas repenser la politique commerciale commune pour l’adapter aux nouvelles contraintes géopolitiques ?

Le succès économique européen est basé sur le commerce. Dès lors, la bonne réponse ne peut pas être d’avoir moins de commerce. Il faut au contraire nouer des accords commerciaux avec nos partenaires stratégiques démocratiques à travers le monde. Si l’on n’arrive pas à le faire avec les Etats-Unis, le Canada ou l’Australie, ce sera un échec. Il est impératif d’avancer là-dessus.  

Il ne s’agit pas forcément de moins commercer, mais de le faire autrement, en insistant sur les clauses miroir, la réciprocité, des conditions de fabrication équitables…

Il faut améliorer les règles et les conditions de production en matière de droit du travail, d’écologie, de lutte contre le dérèglement climatique. Mais une clause miroir c’est quoi, demander aux pays tiers d’appliquer parfaitement les mêmes règles que celles de l’Union européenne ? C’est un peu naïf de penser que ce serait possible. On peut déjà avancer beaucoup avec la certification des conditions de production. Il faut aussi lutter contre la concurrence déloyale, par exemple celle des voitures électriques chinoises qui bénéficient de fortes subventions. Mais la Chine est le plus gros marché du monde, il est important pour nos entreprises de pouvoir y exporter. Je ne dirais pas que tout est simple et facile en matière commerciale ; il faut donc essayer de résoudre les problèmes en s’appuyant sur l’OMC et sur les règles internationales auxquelles on a souscrit. Un autre élément pèse sur la compétitivité européenne : le prix trop élevé de l’énergie. En tant que libéral allemand, je rejoins Emmanuel Macron sur la question du nucléaire. Il ne s’agit pas de parler des anciennes centrales qu’on a fermées, mais d’une nouvelle manière de produire de l’électricité, grâce à des centrales plus petites, bénéficiant de technologies dans lesquelles les Européens sont à la pointe. La peur du nucléaire est une chose profondément ancrée dans la société allemande et il n’y a pas d’appétit actuellement pour investir dans ce domaine. D’autres pays décident de miser dessus. C’est leur droit et c’est, à côté des renouvelables, une option que l’on ne doit pas négliger en Europe parce que c’est une énergie neutre en carbone. Même s’il ne faut pas ignorer les problèmes de déchets.

Et votre troisième grande priorité ?

Le troisième volet, c’est la défense de l’État de droit contre ceux qui veulent nuire à la cause européenne. Il faut dire la vérité : les partis d’extrême droite ne veulent pas servir la population européenne, ils ne veulent pas servir la cause européenne, ils veulent servir leur propre cause ou celle de certains États tiers. Ils représentent en cela un vrai danger, au sein même de notre continent. On ne doit pas fermer les yeux sur cette question, il est très important que l’Union européenne garantisse les droits fondamentaux des citoyens européens, peu importe si c’est avec ou contre leurs gouvernements. Nous avons obtenu une grande victoire sous cette mandature avec l’adoption du mécanisme de conditionnalité qui permet de bloquer des fonds européens pour les États qui ne respectent pas les droits fondamentaux et les principes de base de la démocratie. Les pays qui enfreignent l’État de droit dans l’Union sont la Hongrie de Viktor Orban et la Slovaquie de Robert Fico. Je dirais qu’en Grèce tout n’est pas rose non plus, avec des députés qui ont été espionnés par leur propre gouvernement, avec une liberté de presse qui diminue : la situation n’est pas encore comparable à celle de la Hongrie, mais il faut être vigilant.

L’Europe pourrait s’élargir dans les prochaines années à de nouveaux pays. Y est-elle prête ?

On ne pourra pas procéder à de nouveaux élargissements sans faire au préalable les réformes institutionnelles nécessaires. L’Union européenne ne pourra pas accueillir en l’état d’autres pays alors qu’elle ne fonctionne déjà plus très bien avec 27 États membres. Il faudra notamment se débarrasser du vote à l’unanimité. Il faudra aussi un Parlement européen plus fort, qui puisse mieux contrôler la Commission grâce à une possibilité d’enquêter et de convoquer les Commissaires. On peut s’inspirer de nombreux autres Parlements nationaux qui disposent vis-à-vis de leurs gouvernements de droits plus importants que les nôtres.

Peut-on dire comme le pensent certains que l’on a promis trop vite à l’Ukraine qu’elle allait adhérer à l’Union européenne ?

Non, parce que c’était la bonne décision d’octroyer à l’Ukraine le statut de pays candidat. Cela nous permet de mieux l’aider. Mais son adhésion à l’Union européenne prendra beaucoup d’années, voire des décennies.

Entretien réalisé par Isabelle Marchais

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