Énergie : comment la Chine achète l’Europe

La Chine est-elle en train de construire l’Europe de l’énergie ? Cette question provocatrice sur les investissements de l’empire du Milieu dans le secteur est revenue au premier plan ces derniers mois.

En mai, l’annonce de l’Offre publique d’achat (OPA) du groupe China Three Gorges (CTG) sur Electricité du Portugal (EDP) a fait soudainement prendre conscience qu’une entreprise chinoise pouvait mettre la main sur un important électricien européen. La prise de contrôle de l’« EDF portugais » n’a pas encore eu lieu et plusieurs obstacles importants subsistent. Mais cette opération de 9 milliards d’euros a rencontré un écho favorable à Lisbonne.

Quelques semaines plus tard, en juillet, un autre groupe chinois, State Grid, annonce son intention d’entrer au capital de l’un des réseaux haute tension en Allemagne, 50Hertz. Très rapidement, le gouvernement d’Angela Merkel s’y oppose et mobilise la banque publique d’investissement pour bloquer ce projet.

 

Ces deux exemples illustrent l’appétit insatiable de la Chine pour l’énergie européenne. Depuis 2011, environ 34,5 milliards de dollars (29,4 milliards d’euros) ont été investis dans des entreprises du secteur, selon les données compilées par l’agence Bloomberg. A tel point que l’énergie est la deuxième industrie dans lequel les capitaux chinois ont le plus afflué ces dix dernières années en Europe – derrière la chimie.

Multiplication des prises de participation

A la manœuvre, State Grid Corporation of China (SGCC), la deuxième plus grosse entreprise du monde, 1 million de salariés et 348 milliards de dollars de revenus en 2017. En multipliant les prises de participation, SGCC construit un réseau de transport d’électricité autour de la Méditerranée. Depuis 2012, le groupe a pris des positions significatives dans les réseaux portugais, italien et grec – ce qui lui permet notamment de siéger dans les conseils d’administration de ces entreprises.

Des investissements qui se chiffrent à chaque fois en centaines de millions d’euros, au moment où les pays du sud de l’Europe connaissaient d’importantes difficultés économiques. « Quand nous investissons à l’étranger, nous ne faisons pas de la charité », expliquait sans ambages un dirigeant du groupe en 2014. Et pour cause : il s’agit d’actifs stratégiques, souvent rentables. « Les Chinois ont compris que les réseaux, ça rapporte, il s’agit de revenus régulés, et donc très stables », décrypte l’économiste Jacques Percebois, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l’énergie à Montpellier.

SGCC ne s’intéresse d’ailleurs pas uniquement au sud de l’Europe. Outre l’Allemagne, il a tenté en 2016 de prendre une participation minoritaire dans un réseau de distribution d’électricité en Belgique, pour un montant évalué à 830 millions d’euros. L’opération a finalement échoué.

En dix ans, les groupes chinois ont par ailleurs investi 8,6 milliards de dollars dans les énergies renouvelables sur le Vieux Continent. « La Chine veut devenir un leader mondial des nouvelles énergies, et domine déjà dans des domaines comme les panneaux solaires ou les batteries », explique Simon Nicholas, auteur d’une étude publiée mi-août par l’Institut américain sur l’économie de l’énergie (IEEFA).

M. Nicholas a recensé les investissements significatifs dans neuf pays européens. Le groupe CTG a pris la quasi-totalité d’un gigantesque parc éolien allemand en 2016, pour 1,55 milliard d’euros. Une autre entreprise d’Etat chinoise, China Energy Investment Corp., a acquis 75 % de trois grands parcs éoliens en Grèce fin 2017, un deal à plus de 3 milliards d’euros.

Des fonds parfois particulièrement appréciés

Le nord de l’Europe n’est pas oublié, avec des rachats de PME ou d’actifs spécialisés dans l’éolien – à l’image d’une usine du groupe danois Vestas condamnée à la fermeture et reprise par Titan Wind Energy en 2012. « Cette région est leader de l’éolien en mer. Ces investissements vont permettre aux firmes chinoises de gagner de l’expérience », note M. Nicholas.

Un autre secteur intéresse particulièrement Pékin : le nucléaire. C’est grâce au financement apporté par la China General Nuclear Power Corporation (CGN) qu’EDF a pu boucler le tour de table du réacteur EPR d’Hinkley Point, au Royaume-Uni. L’entrée de CGN – à hauteur de 33 % – dans le projet en 2016 avait en partie retardé le feu vert de la première ministre Theresa May. En finançant Hinkley Point, CGN ne cache pas son ambition de s’installer durablement sur le marché du nucléaire britannique et notamment d’y construire un réacteur 100 % chinois. Selon la presse britannique, le groupe serait d’ailleurs en lice pour acquérir une part minoritaire dans certaines centrales.

En France, au moment de la restructuration d’Areva en 2017, China National Nuclear Corporation avait espéré entrer au capital du français. Mais sa direction exigeait une présence au conseil d’administration – une demande qui a fait échouer l’opération.

Faut-il pour autant s’inquiéter de cet activisme ? « La vision du “péril jaune”, de la “menace chinoise” est bien trop simpliste, il ne faut pas être paranoïaque », prévient David Bénazéraf, chef de projet Chine à l’Agence internationale de l’énergie. « Les motivations de Pékin sont multiples », note le chercheur, qui rappelle que les groupes du pays investissent avec l’accord des entreprises et des gouvernements concernés.

De fait, en Grèce ou au Portugal, ces fonds ont été particulièrement appréciés après une crise où la solidarité européenne n’a pas toujours été au rendez-vous. Ils ont parfois permis de sauver des entreprises européennes en difficulté… et donc de protéger des emplois. « Les portes seront toujours ouvertes pour State Grid », expliquait ainsi le premier ministre grec, Alexis Tsipras, en 2017. Au Portugal, son homologue socialiste Antonio Costa n’a émis aucune réserve contre l’OPA de CTG sur l’électricien portugais EDP. « Le gouvernement n’a rien contre. Laissons le marché fonctionner », expliquait-il en mai.

Absence totale de réciprocité

Ailleurs, en Europe centrale et orientale, la démarche chinoise est aussi bien reçue : Pékin a d’ailleurs mis en place un groupe permanent pour coordonner ses investissements avec seize pays de la région, dont onze membres de l’Union européenne (UE). En tête de pont : la Hongrie de Viktor Orban, qui se démène pour attirer les capitaux chinois.

Les ambitions de l’empire du Milieu suscitent toutefois de plus en plus d’interrogations au sein de l’UE. « Il y a une ambiguïté : quand les groupes chinois investissent, ils apportent du capital, ce qui est plutôt positif, c’est le signal que nous sommes attractifs. Mais le volontarisme affiché par les Chinois rend la question sensible », estime Sarah Guillou, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).

D’abord, ces entreprises sont toutes publiques ou parapubliques. Et donc soupçonnées de porter le projet politique de Pékin. « Les objectifs de ces groupes ne sont peut-être pas toujours guidés uniquement par des buts commerciaux, mais sont plutôt le reflet des intérêts nationaux chinois », euphémise la chercheuse Génia Kostka dans la revue Energy Policy.

Surtout, l’absence totale de réciprocité exaspère les Européens : la Chine limite fortement l’accès à des pans entiers de son économie, et notamment les infrastructures jugées stratégiques. En Europe, les réseaux énergétiques sont pourtant considérés comme tels mais ils ne sont pas suffisamment protégés, s’alarme un dirigeant du secteur.

« Il faut bien comprendre que c’est l’opérateur du réseau de transport qui définit les règles du jeu, c’est crucial, explique-t-il. Or c’est précisément là-dessus que se concentrent les plus grosses opérations. Ensuite, les Chinois n’achètent que du matériel chinois, donc l’impact sur l’économie locale peut être destructeur ».

Faiblesses européennes

« C’est aussi le désengagement des Etats des infrastructures qui ouvre la porte aux capitaux chinois », note M. Percebois.

La stratégie chinoise révèle au grand jour les faiblesses européennes : l’incapacité d’avoir une politique énergétique commune, les difficultés financières des électriciens historiques, la mise en place d’une concurrence sans garde-fous…

« Si on voulait mettre des règles pour empêcher ces prises de participation, explique Sarah Guillou, il faudrait avoir en échange un fonds souverain européen qui puisse réaliser ces investissements qui sont souvent nécessaires ». Vu les divisions européennes sur le sujet, la réponse risque de tarder à prendre forme.

Un article publié par Le Monde.