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Actualité
13.09.2018
Au mois de mai 2019 aura lieu le renouvellement des élus au Parlement européen. Entre la montée des populismes et l’éclatement des partis traditionnels, une recomposition profonde des forces politiques est à envisager. « Une grande ligne de fracture va apparaître, nationalisme européen contre intérêt général européen » : Sylvain Kahn, professeur à Sciences Po, répond à nos questions sur les enjeux à venir.
Session de vote au Parlement européen – Crédits : Parlement européen
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Toute l’Europe : Trois groupes politiques eurosceptiques ou antieuropéens réunissent à l’heure actuelle 151 sièges au Parlement européen, soit environ 20% de l’hémicycle. Leur progression lors des élections européennes 2019 est annoncée. Quelles en seraient les conséquences ?
Sylvain Kahn : On peut effectivement imaginer que les groupes eurosceptiques, souverainistes, populistes, ou d’extrême droite – en sachant que certains partis cochent les quatre cases, mais pas tous – deviennent majoritaires. On peut aussi considérer le cas où ils pèsent suffisamment pour exercer une minorité de blocage, sans être majoritaires.
Dans le premier cas, ils se retrouveraient à diriger les principales commissions parlementaires, qui sont essentielles au processus législatif européen. Les députés ou forces politiques qui ont l’habitude du fonctionnement européen et de l’intérêt général européen n’auraient alors plus la main. Dans ces conditions, il y aurait deux possibilités. Soit nous assistons à une espèce de « stand-by », les groupes qui dirigent les commissions parlementaires ne font pas leur travail et n’investissent pas la matière européenne. Ce serait selon moi l’issue la plus probable, au moins dans un premier temps. De facto, la Commission et le Conseil exerceraient le pouvoir et le Parlement européen deviendrait l’arête défectueuse du triangle institutionnel. Le travail serait évidemment ralenti. L’autre option étant que les groupes décident de s’investir dans le travail parlementaire. La conséquence serait l’apparition de batailles politiques assez serrées, avec des députés eurosceptiques essayant de promouvoir des textes de lois, des projets de directives. Mais il ne faut pas imaginer que la législation change du jour au lendemain : ceux qui sont en faveur de l’État de droit et de l’intérêt général européen disposent d’outils pour livrer bataille. On irait vers des bras de fer au motif que ce qui est proposé n’est pas conforme aux traités.
Maintenant, étudions l’autre hypothèse, la plus probable. Les partis eurosceptiques montent à 30 ou 40% du Parlement, mais n’ont pas la majorité. Leur capacité à investir les commissions parlementaires est donc plus faible, limitant leur pouvoir d’action. Ils ne disposeraient tout au plus que d’un pouvoir de nuisance.
Les groupes qui font traditionnellement fonctionner le Parlement européen dans le sens d’un approfondissement de la législation européenne – en l’occurrence le Parti populaire européen (PPE), les socialistes et démocrates (S&D), les démocrates et libéraux (ADLE) et les Verts – seront soit majoritaires à eux quatre, soit à peu près du même poids que les groupes souverainistes. Et ils auront un intérêt objectif très fort à s’entendre pour se répartir entre eux les postes en commission.
Sylvain Kahn est professeur agrégé au sein du département d’histoire de l’Institut d’études politiques de Paris. Depuis 2001, il y enseigne les questions européennes. Il est l’auteur de « Histoire de la construction de l’Europe depuis 1945« , publié aux éditions Puf en janvier 2018.
Peut-on dire que les élections vont se jouer sur une opposition « eurosceptiques » contre « pro-Européens » ?
Si le principe du Spitzenkandidat est reconduit, avec une tête de liste pour chaque groupe, la réponse est oui. À chaque fois que le Spitzenkandidat devra faire campagne au nom de toute la famille politique européenne à laquelle il appartient, une grande ligne de clivage apparaîtra entre ceux qui prônent un nationalisme européen et ceux qui prônent un intérêt général européen dépassant les nationalismes.
Si un débat est organisé entre les têtes de listes, il sera intéressant de savoir si les quatre partis pro-européens sont prêts à faire une « alliance de gouvernement » dans le cas où les populistes gagnent un tiers du Parlement européen. Dans tous les cas, il faut s’attendre à une convergence sur les grandes valeurs : si les forces nationalistes menacent de détricoter la Charte des droits fondamentaux de l’UE, il y aura sûrement une alliance des « humanistes » européens.
Peut-on s’attendre à un schéma où les partis traditionnellement au pouvoir – le PPE et les S&D dans le cas européen – s’effondrent, comme cela s’est passé en France et dans d’autres pays ?
Il faudrait regarder la situation pays par pays. Ce qu’il se passe au Parlement européen est une addition de résultats nationaux. Or si on regarde les élections européennes depuis 25 ans, il y a des fluctuations nationales. Ainsi qu’une sorte d’inertie : les fluctuations peuvent être contraires d’un pays à l’autre, et dans une certaine mesure, le poids des familles politiques s’équilibre.
Cela étant dit, si l’on regarde la tendance, il y a une hausse des partis eurosceptiques. Ils pesaient 10%, maintenant 20% et on peut imaginer qu’ils pèsent 30% en 2019 : ces 10 points supplémentaires, il faut qu’ils les prennent ailleurs. Dans l’état actuel des choses, le groupe qui est le plus menacé d’affaissement est celui des socialistes et démocrates. C’est la famille politique traditionnelle qui est la plus en difficulté, dans presque tous les pays.
En revanche, on peut s’attendre à un maintien – voire une petite augmentation – de la gauche radicale : en Grèce ou en Espagne par exemple, il y a eu un transfert de la gauche socialiste vers la gauche radicale.
Emmanuel Macron n’a pas encore précisé si son parti, La République en Marche (LREM) va adhérer à un groupe européen existant. Le groupe centriste de l’ADLE pourrait-il se retrouver au centre du jeu dans le cas d’un ralliement ?
Cela suppose d’abord que LREM sorte en tête des élections européennes en France. C’est le scénario le plus probable. On peut également s’attendre à un effet de polarisation, à l’image de ce à quoi nous avons assisté lors de l’élection présidentielle de 2017. À partir des éléments dont on dispose aujourd’hui, LREM va probablement continuer d’être considéré comme le parti choisi de manière préférentielle par les électeurs attachés à la construction européenne. D’autant que la liste Les Républicains, telle que va la mener Laurent Wauquiez va certainement faire une campagne qui va tendre à l’euroscepticisme. De cette manière, une large part des électeurs de centre-droit – tendance Alain Lamassoure, Valérie Pécresse ou Alain Juppé – pourront être tentés de se rabattre sur LREM. Et un certain nombre d’électeurs socialistes très européens feront probablement de même pour peser dans les forces pro-européennes. Notons au passage que si LREM sort en tête, ce ne sera pas tant que les électeurs auront plébiscité Emmanuel Macron, mais qu’ils se seront dit qu’il représente le mieux les aspirations européennes. Quoiqu’il en soit, ce n’est qu’en terminant premier qu’Emmanuel Macron pourra peser au Parlement européen.
Deuxièmement, il faudra voir si l’ADLE confirme ses 70 sièges ou s’il s’effondre. S’il conserve son poids d’environ 10%, LREM devra probablement intégrer l’ADLE. Mais il est clair que le but d’Emmanuel Macron est de créer un groupe autour de lui et de son parti. Si l’ADLE fait un score médiocre, à ce moment-là le rapport de force s’inverse et c’est LREM qui est en position de force pour rallier à elle des éléments de l’ADLE ou des autres groupes.
D’une manière générale, je pense que LREM sera en position de composer un groupe autour d’elle si elle sort des élections en tête et que les autres forces s’érodent. Dans le cas contraire, il lui sera plus difficile d’apparaître attractive pour les partis déjà implantés.
Peut-on imaginer que le PPE subisse des fuites vers le centre et l’extrême droite ?
Dans une logique de fonctionnement parlementaire démocratique, vous avez d’autant plus d’influence sur la législation et les institutions que votre groupe parlementaire est fort. On observe que depuis 2009, le PPE fait le grand écart idéologique entre les chrétiens-démocrates héritiers de Robert Schuman et Konrad Adenauer, Forza Italia de Silvio Berlusconi et le Fidesz de Viktor Orban. Il n’a pourtant jamais éclaté. Le PPE est devenu une immense famille idéologique très plastique, dont les membres ont bien compris qu’ils pèseraient davantage en restant tous ensemble au sein du groupe numéro un. Et il n’y a pas de raison que cela change.
Pour que ces pratiques politiques cessent, il faudrait que les uns ou les autres considèrent qu’ils ont beaucoup plus à gagner en faisant autrement. Or être dans le groupe majoritaire, cela permet de diriger les commissions parlementaires, d’avoir des postes de vice-présidence, de rédiger des rapports parlementaires… Si le PPE demeure le premier groupe parlementaire en 2019, même s’il s’érode, je ne vois pas pourquoi certains partis cèderaient aux sirènes des partis populistes ou de l’ADLE et de LREM.
Qu’en est-il du rapprochement récent entre Matteo Salvini et Viktor Orban contre l’immigration ?
S’agissant du rapport à l’autre, de la xénophobie et de la politique migratoire, ces deux gouvernements ont une politique d’extrême droite. Ils ont en commun le rejet des migrants, mais en regardant de plus près, ils ne sont pas d’accord en termes de politique publique. Les Italiens voudraient répartir les migrants arrivés chez eux dans les autres États membres, ce à quoi Viktor Orban est absolument opposé.
Sur quelques sujets, et en particulier le rapport des Européens au reste du monde et la politique migratoire, les idées d’extrême droite ont déjà colonisé les partis de gouvernement. La coalition au pouvoir au Danemark s’inscrit exactement dans la même doctrine, de même qu’en Autriche. Tactiquement, les partis qui promeuvent ce type de doctrine sont bien plus forts en étant répartis dans les différents groupes du Parlement européen, plutôt qu’en étant tous concentrés dans une même famille. Depuis 10 ans, Viktor Orban n’a jamais envisagé de quitter le PPE. Et on peut dire que cela fonctionne : ses idées ont fini par infuser un certain nombre de délégations nationales. Il y a des convergences très fortes entre la droite et l’extrême droite sur ces points-là.
Je ne crois donc pas à une recomposition : tant que le PPE reste numériquement le premier groupe, personne n’a intérêt à ce qu’il éclate, même si c’est pour des raisons différentes. Même des démocrates-chrétiens n’y ont pas intérêt : ils ont une capacité d’influence sur Viktor Orban plus importante s’il reste dans le PPE.