Déséquilibres institutionnels – L’Union européenne à l’épreuve du style von der Leyen

Grain de sel

Ursula von der Leyen est-elle en train de présidentialiser la Commission européenne au point de bousculer l’équilibre institutionnel de l’Union ? La question peut sembler provocatrice, mais elle revient avec insistance à Bruxelles.

En six ans, la présidente a concentré le pouvoir au sein de son cabinet, marginalisé le collège des commissaires, pris la main sur des dossiers traditionnellement réservés aux États membres, tout en acceptant – et parfois en accompagnant – une recomposition politique où la droite traditionnelle n’hésite plus à s’allier avec l’extrême droite au Parlement européen. Dans le même temps, des instruments censés garantir la transparence démocratique – comme la publicité du vote – sont mis à rude épreuve par le recours croissant au bulletin secret sur des textes d’importance majeure.

Les critiques sont dures : Commission « trop centralisée et sclérosée », contournement du Parlement sur certains grands dossiers (défense, migrations), reculs discrets mais réels du Pacte vert. La motion de censure débattue à l’été 2025, même si elle n’avait aucune chance d’aboutir, a joué un rôle de révélateur : où s’arrête l’exécutif européen, où commence le contrôle démocratique ?

Dans ce paysage, un moment mérite une attention particulière : le discours sur l’état de l’Union 2025, prononcé le 10 septembre à Strasbourg. Ce SOTEU, le premier de son second mandat, a été largement présenté comme un discours de « rassemblement » autour de la défense de la démocratie, de l’État de droit et du rôle du Parlement, avec un accent fort sur la protection de la démocratie européenne, la lutte contre la désinformation et un « European democracy shield ». On peut y voir, au moins dans le récit, une tentative de rapprochement avec le Parlement : réaffirmer solennellement que c’est devant lui que la présidente rend des comptes, que c’est avec lui que se discute l’agenda législatif, comme le rappelle aussi la lettre d’intention adressée à Roberta Metsola et à la présidence du Conseil.

Mais ce geste rhétorique suffit-il à contredire la thèse d’une dérive présidentialiste ? Ou faut-il y voir, au contraire, un habillage discursif venant légitimer un style de pouvoir très vertical, peu réversible dans les pratiques ?

C’est à partir de ce paradoxe que ce billet propose un « grain de sel » pour aider à y voir plus clair : la Commission est-elle encore un collège au service du projet européen, ou l’instrument d’une « présidente » qui concentre les pouvoirs, s’appuie sur une nouvelle majorité de droite dure et ne lâche du terrain au Parlement que dans les moments les plus symboliques – discours, cérémonies, mises en scène – plutôt que dans la conduite réelle des politiques ?

1. Un contexte de crises idéal pour concentrer le pouvoir

Avant de parler de dérive, il faut regarder le contexte. La mandature von der Leyen n’a pas été un long fleuve tranquille : pandémie, guerre en Ukraine, tensions avec la Chine, crise énergétique, montée des extrêmes droites, retour de Donald Trump à la Maison Blanche, recomposition des alliances géopolitiques. Autant d’éléments qui ont servi d’arguments – sincères ou opportunistes – pour renforcer la verticalité du pouvoir à Bruxelles.

1.1 Une Union en état d’urgence permanente

Arrivée en 2019 presque par accident, élue avec seulement neuf voix d’avance au Parlement, Ursula von der Leyen se retrouve, quelques mois plus tard, face à la pandémie de Covid-19. L’épisode est fondateur.

La santé n’est pas une compétence de l’UE ? Qu’à cela ne tienne : la Commission organise l’achat commun de vaccins, négocie directement avec les laboratoires, concentre l’expertise juridique, budgétaire et diplomatique. L’UE vaccine vite et massivement, et c’est la Commission – donc sa présidente – qui rafle le crédit politique.

Succès politique, mais au prix d’une méthode très personnelle, symbolisée plus tard par le « Pfizergate » : les fameux SMS échangés entre Ursula von der Leyen et le PDG de Pfizer, que la Commission refuse de rendre publics malgré les demandes de l’ombudsman européen et du Parlement. La crise valide l’idée qu’on peut centraliser fortement le pouvoir « pour la bonne cause », quitte à traiter la question démocratique a posteriori, comme un problème de communication plus que comme un enjeu institutionnel.

La même logique se retrouve dans d’autres crises. Sur l’Ukraine, la présidente se pose en cheffe de file du soutien à Kiev, incarne l’UE sur la scène internationale, martèle un discours très atlantiste. Sur la Chine, elle adopte une ligne dure, alignée sur Washington, au risque de tendre davantage les relations UE–Pékin. Sur le conflit israélo-palestinien, sa visite très remarquée à Jérusalem en octobre 2023 et son soutien appuyé au gouvernement Netanyahou apparaissent en décalage avec la position plus nuancée du Haut Représentant Josep Borrell.

À chaque fois, le même schéma se répète : la présidente s’autoproclame visage de « la Commission géopolitique », brouille les rôles avec le Conseil européen et le Haut Représentant, sature l’espace médiatique et concentre la décision. La crise devient le carburant d’une personnalisation du pouvoir à Bruxelles.

1.2 Une Union fragilisée de l’intérieur : économie, climat, migrations… et recomposition politique

Sur le plan interne, le décor est tout aussi instable : désindustrialisation, concurrence américaine (Inflation Reduction Act), transition numérique et écologique, tensions migratoires, montée des extrêmes droites, révolte d’une partie du monde agricole et du monde économique contre les normes climatiques.

L’Inflation Reduction Act américain place l’industrie européenne sous pression, alors que l’UE, limitée par ses règles budgétaires, peine à proposer une riposte à la hauteur. Le Pacte vert se traduit, pour beaucoup d’acteurs, par une accumulation de normes sans investissements massifs en face ; une partie de l’opinion a le sentiment de subir l’écologie plus qu’elle ne la choisit.

Dans ce contexte, la coalition politique classique (PPE – S&D – centristes) se fissure. L’extrême droite progresse dans plusieurs États membres et au Parlement européen. Le PPE de Manfred Weber durcit le ton, rompt progressivement avec certains compromis historiques, et Ursula von der Leyen, elle-même issue de cette famille, est prise dans cette recomposition.

C’est là qu’intervient un tournant majeur : l’alliance, d’abord ponctuelle puis de plus en plus assumée, entre la droite et l’extrême droite au Parlement européen.

Un épisode est particulièrement révélateur : le vote de juillet 2025 sur une réduction drastique des obligations de reporting environnemental des entreprises. Incapable de trouver un compromis avec les socialistes, les libéraux et les Verts, le PPE se tourne vers les groupes d’extrême droite pour faire adopter des amendements qui allègent considérablement les obligations de transparence extra-financière. C’est une première à ce niveau sur un texte aussi structurant : on ne parle plus d’une simple résolution symbolique, mais d’un recul très concret sur la régulation environnementale des entreprises.

Dans les couloirs du Parlement, les figures de l’extrême droite savourent la scène et répètent que « le PPE a besoin de nous », expliquant que les conservateurs appelaient « tous les jours » pour s’assurer de leur soutien. Des élus comme Carlo Fidanza, des Frères d’Italie (groupe ECR), prédisent explicitement que ce schéma se reproduira pour les prochaines étapes de la « simplification » réglementaire, consolidant une alliance de droite dure au cœur des votes sur la dérégulation.

Du côté socialiste, la colère est palpable. Cela fait plus d’un an que le groupe S&D dénonce les ouvertures du PPE à l’extrême droite : d’abord sur des votes symboliques (par exemple, pour qualifier ou non Nicolás Maduro de dictateur), puis sur des textes lourds comme la dérégulation environnementale. Les socialistes ont plusieurs fois menacé de retirer leur soutien à la Commission, voire de déposer des motions de censure ; ils ont souvent reculé après de modestes concessions budgétaires ou sociales. Mais l’épisode de 2025 marque un seuil : jusqu’où soutenir une présidence de Commission qui survit désormais grâce à des votes co-signés par l’extrême droite ?

Pour la droite dure, au contraire, ce n’est « qu’un début ». Des députés PPE reconnaissent qu’« il y a certaines choses qui ne peuvent pas être faites avec les socialistes, mais qui doivent tout de même être faites ». On voit se consolider, à travers ces votes, ce que certains appellent ironiquement une « majorité Venezuela » : une coalition de circonstance, fluctuante mais réelle, rassemblant PPE, conservateurs durs (ECR) et une partie de l’extrême droite pour détricoter le Pacte vert ou alléger les contraintes pesant sur les entreprises.

En toile de fond, on a donc des crises qui légitiment une présidence forte, une recomposition politique où la droite traditionnelle se rapproche de l’extrême droite, et une présidente de la Commission qui tente de garder sa majorité en s’adaptant à ce nouveau paysage. Le terrain est prêt pour une présidentialisation de fait de la Commission : plus de concentration du pouvoir, moins de collégialité, plus de tensions avec le Parlement, et des alliances parlementaires moins lisibles pour les citoyens.

2. Des déséquilibres institutionnels : Commission centralisée, Parlement marginalisé

Les traités avaient pourtant cherché à clarifier les choses : la Commission propose et exécute, le Parlement co-légifère et contrôle, le Conseil fixe les grandes orientations politiques, le Haut Représentant coordonne la politique extérieure.

Sous Ursula von der Leyen, cette mécanique s’est déformée. Le pouvoir s’est concentré autour d’un noyau réduit, au détriment de la collégialité, et la relation avec le Parlement s’est durcie, tant dans la procédure que dans les symboles.

2.1 Un cabinet présidentiel hyper-puissant

Là où Jean-Claude Juncker s’appuyait sur ses vice-présidents dans une logique de délégation, Ursula von der Leyen gouverne principalement via son cabinet, emmené par Björn Seibert. Ce binôme verrouille l’agenda, filtre les dossiers, tranche les arbitrages.

Concrètement, les commissaires sont gérés un par un, « en direct », sans véritable discussion collégiale ; les vice-présidents exécutifs s’étiolent ; les figures les plus fortes, comme Frans Timmermans sur le Green Deal, finissent par partir « de guerre lasse ». L’image d’une Commission transformée en « secrétariat de la présidence » revient souvent : la créativité collective est étouffée au profit d’un pilotage politique et communicationnel très centralisé.

L’efficacité n’est même pas garantie : vouloir tout contrôler allonge parfois les circuits de décision, favorise l’arbitrage tardif et décourage les initiatives de terrain au sein des directions générales.

2.2 Un Parlement court-circuité : trilogues, procédures d’urgence… et votes à bulletin secret

Sur le plan institutionnel, c’est surtout la relation avec le Parlement européen qui cristallise le malaise.

Un premier épisode marque les esprits : la directive « anti-greenwashing ». Alors que Parlement et Conseil sont en trilogue pour finaliser un texte encadrant les allégations environnementales des entreprises, la Commission retire subitement sa proposition au nom de la « simplification » réglementaire. La décision, politiquement alignée sur les critiques du PPE, tombe comme un couperet pour les négociateurs parlementaires.

Pour beaucoup de députés, c’est un abus de pouvoir : si la Commission peut retirer à tout moment un projet de directive en phase finale de trilogue, que reste-t-il de la co-législation ?

Le même malaise se retrouve avec le plan de défense SAFE, 150 milliards d’euros de prêts pour soutenir l’industrie de l’armement et les achats conjoints. Pour aller vite, la Commission choisit une base juridique d’urgence (article 122 TFUE) permettant de contourner une codécision classique avec le Parlement. Le Conseil approuve rapidement, le Parlement découvre un paquet ficelé où sa marge est minimale. Les députés saisissent la Cour de justice, formellement contre le Conseil – seule institution attaquable dans ce cas – mais l’intention politique est claire : dénoncer un contournement orchestré par la Commission.

Dans ce contexte, un autre débat, plus technique en apparence, prend une dimension politique : le recours croissant aux votes à bulletin secret sur des dossiers à enjeux élevés.

À l’origine, le vote secret a une justification démocratique : protéger la liberté de conscience des députés sur des sujets sensibles (éthique, questions de société), les soustraire aux pressions de leur groupe ou de leur gouvernement. Mais l’usage récent s’en éloigne.

Le recours au bulletin secret a ainsi été demandé lors du vote sur l’objectif de réduction de 90 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2040, un texte structurant pour la trajectoire climatique de l’UE. Des groupes pro-européens – socialistes, Verts, Renew, et même une partie du PPE – dénoncent ce qu’ils considèrent comme une dérive : le vote secret devient une arme pour masquer des alliances gênantes, notamment entre PPE et extrême droite, et échapper à la reddition de comptes devant les électeurs.

Iratxe García Pérez, présidente du groupe S&D, résume bien le problème en séance : si certains ont besoin du secret, n’est-ce pas qu’ils ont honte de leurs décisions ? Elle insiste sur l’incompatibilité entre transparence démocratique et recours systématique au secret sur des textes majeurs. Les chefs de groupe envisagent désormais de saisir la Conférence des présidents pour discuter d’une éventuelle réforme du règlement intérieur afin de mieux encadrer ces pratiques.

Le symbole est lourd : au moment même où la Commission est accusée de verticaliser le pouvoir, le Parlement s’enferme partiellement dans des procédures qui rendent moins lisible l’origine politique des compromis. Cela nourrit le soupçon : lorsque le PPE s’allie avec l’extrême droite pour détricoter des pans du Pacte vert, mieux vaut pour certains élus que leurs électeurs ne puissent pas vérifier trop facilement comment ils ont voté.

2.3 Des frontières institutionnelles brouillées

À cela s’ajoute la volonté d’Ursula von der Leyen d’incarner la « Commission géopolitique » en première ligne, y compris sur le terrain de la politique étrangère et de la défense, qui relève pourtant principalement du Conseil et du Haut Représentant.

La nomination d’un « commissaire à la Défense » intervient alors que les compétences restent massivement nationales. Les prises de position médiatisées de la présidente, parfois en concurrence avec celles du président du Conseil européen ou du Haut Représentant, brouillent les rôles. L’épisode du Sofagate en Turquie, où Ursula von der Leyen se retrouve sans siège pendant que Charles Michel occupe le fauteuil officiel, illustre à la fois ce brouillage et les tensions qu’il engendre.

Aux yeux des partenaires extérieurs, ce flou rend parfois l’UE illisible : qui parle au nom de l’Europe ? le président du Conseil européen, la présidente de la Commission, le Haut Représentant ?

Ce brouillage, combiné à la concentration du pouvoir au sein de la Commission, alimente la perception d’une Union gouvernée à la fois par trop de têtes et par trop peu de contre-pouvoirs. Le SOTEU 2025, en rappelant solennellement le rôle du Parlement dans la définition de l’agenda de l’Union, tente de réinscrire ce leadership dans une logique plus parlementaire ; mais la question demeure : ce geste est-il le signe d’un rééquilibrage, ou un ajustement de discours qui laisse intactes les pratiques présidentielles ?

3. Une gouvernance en zigzag : du Pacte vert à la « majorité Venezuela »

L’autre paradoxe de la présidence von der Leyen, c’est que cette centralisation du pouvoir ne s’accompagne pas d’une ligne politique stable. La Commission donne souvent l’impression de naviguer à vue, au gré des rapports de force entre PPE, sociaux-démocrates, libéraux et, désormais, extrême droite.

3.1 Le Pacte vert, de moteur politique à variable d’ajustement

Lancé en 2019 avec de grandes ambitions, le Green Deal devait être le marqueur du premier mandat von der Leyen. Sous l’impulsion de Frans Timmermans, une série de textes climatiques et environnementaux structurants sont proposés : neutralité carbone, réglementation des produits, lutte contre le greenwashing, protection de la biodiversité, etc.

Puis le contexte politique change : colère agricole, mobilisation antiréglementaire d’une partie du patronat, fatigue climatique dans certaines opinions publiques, progression des forces conservatrices et d’extrême droite. Des États membres réclament l’assouplissement de certaines normes, comme celles relatives aux émissions des véhicules, que la Commission finit par accepter partiellement.

La présidente change alors de pied. Le maître-mot devient la « simplification » et la réduction de la « charge réglementaire » pesant sur les entreprises. La directive anti-greenwashing est retirée en trilogue ; d’autres textes sont édulcorés, reportés ou remis en question.

Le tournant est scellé lorsque le PPE s’allie ouvertement à l’extrême droite pour affaiblir les obligations de reporting environnemental des entreprises. Il ne s’agit plus seulement d’ajustements techniques : c’est un signal politique fort d’un basculement vers une majorité de droite dure, où la survie de l’exécutif dépend d’une coalition qui se construit contre une partie du Pacte vert.

Pour des étudiants qui regardent l’UE comme un laboratoire de régulation verte, le message est brutal : sans majorité politique stable engagée sur le long terme, même les textes les plus emblématiques peuvent être détricotés, parfois dans une relative opacité procédurale (votes secrets, accords de dernière minute en trilogue).

3.2 Des plans « Potemkine » et une frilosité budgétaire

Sur le plan économique, la Commission von der Leyen multiplie les grands plans aux noms évocateurs – RePowerEU, Global Gateway, ReArm Europe, Clean Industrial Deal, SAFE – mais leur contenu financier réel reste souvent limité : repackaging de fonds existants, prêts plutôt que subventions, décalage évident avec l’ambition affichée.

Le contraste est frappant avec l’épisode NextGenerationEU, ce plan de relance de 750 milliards d’euros fondé sur une dette commune, perçu comme un moment quasi « hamiltonien ». Beaucoup espéraient voir cette rupture prolongée, au moins en partie, pour la transition écologique, la défense ou la réindustrialisation. Or Ursula von der Leyen n’a jamais véritablement cherché à transformer l’essai.

Elle a refusé l’idée de nouveaux emprunts communs de grande ampleur, notamment sous la pression des États dits « frugaux » et, plus récemment, d’une Allemagne préoccupée par ses propres contraintes internes. Elle n’a pas non plus engagé de bataille décisive pour de nouvelles ressources propres permettant de rembourser la dette commune sans amputer le budget existant. Résultat : le budget de l’Union risque de se trouver mécaniquement réduit à partir de 2028, au moment même où l’on attend de l’UE qu’elle investisse massivement dans la transition énergétique, le numérique et la défense.

En termes de gouvernance, cela révèle une constante : la présidente revendique un style très volontariste, n’hésite pas à centraliser le pouvoir politique et à se montrer en première ligne, mais reste extrêmement prudente dès qu’il s’agit de doter l’Union de moyens financiers à la hauteur de ses ambitions proclamées.

3.3 Un leadership sans cap lisible – et un SOTEU comme tentative de recomposition ?

Au final, une question simple se pose : quel est le cap d’Ursula von der Leyen ? Est-elle la présidente du Green Deal, construisant des compromis avec les socialistes et les Verts ? Ou la présidente d’une coalition de droite dure, prête à affaiblir ce Pacte vert pour s’assurer le soutien du PPE, d’une partie des conservateurs et de l’extrême droite ? Est-elle la promotrice d’une Union plus intégrée, avec un budget renforcé, ou la garante d’un statu quo budgétaire où les États gardent l’essentiel des leviers et la Commission soigne la mise en scène ?

Le SOTEU 2025 peut être lu comme une tentative de réponse à ces contradictions. Le discours insiste sur l’unité européenne, la protection de la démocratie, la lutte contre la désinformation, et réaffirme avec emphase la centralité du Parlement comme lieu du débat démocratique européen. Certains y voient une main tendue aux forces pro-européennes, une volonté de reconstruire une forme de grande coalition démocratique face aux menaces extérieures – Trump, Poutine – et intérieures – progression des extrêmes, crise de confiance citoyenne.

Mais cette rhétorique de rapprochement avec le Parlement suffit-elle à dissiper les critiques de présidentialisation ? Si la lettre et le discours mettent le Parlement au centre, mais que, dans les faits, les grandes lignes budgétaires restent verrouillées par les États, que les textes climatiques sont renégociés à la baisse sous la pression des droites, et que l’exécutif continue d’utiliser les procédures d’urgence ou de retrait unilatéral des propositions, peut-on vraiment parler de « parlementarisation » du système ?

Pour les pro-européens, cette gouvernance en zigzag donne l’impression d’une Union qui n’assume pas ses propres ambitions : des objectifs élevés, des moyens limités, des reculs rapides dès que le coût politique augmente. Pour les eurosceptiques, elle alimente le récit d’un exécutif bruxellois qui se protège lui-même, ajuste sa communication, mais échappe en grande partie à la sanction démocratique.

4. Retour sur la première mandature : les racines de la présidentialisation

Pour comprendre le présent, il faut revenir au moment où tout a commencé : la nomination d’Ursula von der Leyen en 2019.

4.1 Une présidente sans base politique solide

En 2019, Ursula von der Leyen n’est pas Spitzenkandidat. Elle n’a pas mené campagne à l’échelle européenne. Elle est choisie par le Conseil européen comme candidate de compromis, après l’échec des têtes de liste. Son élection au Parlement ne tient qu’à neuf voix.

Dès le départ, sa légitimité parlementaire est fragile ; sa coalition est hétéroclite (PPE, socialistes, Renew, parfois Verts) ; et elle doit prouver qu’elle peut « incarner » l’Europe malgré cette base bancale. D’où une forte dépendance à la communication personnelle : discours sur l’état de l’Union très scénarisés, omniprésence médiatique, incarnation du Green Deal comme marqueur de son premier mandat.

4.2 La crise Covid comme moment fondateur de la centralisation

La pandémie agit comme un catalyseur. Face au chaos initial (frontières fermées, concurrence pour les masques), le succès relatif de l’achat commun de vaccins change la donne. La présidente peut en substance affirmer : « Oui, j’ai concentré le pouvoir, j’ai négocié personnellement avec les laboratoires, mais cela a permis de vacciner les Européens. »

Ce « ça marche donc c’est légitime » devient un argument implicite pour valider un style beaucoup plus vertical. Le Pfizergate et les débats sur la transparence viennent après coup, quand le récit public est déjà solidement installé.

Parallèlement, à l’intérieur de la Commission, les commissaires les plus indépendants ou les plus visibles sont rappelés à l’ordre, marginalisés, voire poussés vers la sortie lorsqu’ils dérapent politiquement ou médiatiquement. Le message interne est clair : un seul centre de gravité, la présidente et son cabinet.

4.3 La « Commission géopolitique » comme prétexte et horizon

Enfin, la notion de « Commission géopolitique » donne un habillage théorique à cette présidentialisation. Dans un monde instable, il faudrait un visage, une voix, un leadership européen centralisé. Et qui mieux que la présidente de la Commission pour l’incarner ?

Sur le papier, la formule séduit. Dans la pratique, elle masque mal les tensions qu’elle crée : avec le Conseil européen, jaloux de ses prérogatives ; avec le Haut Représentant, relégué au second plan ; avec le Parlement, qui voit les grandes orientations géopolitiques définies hors de son champ de codécision.

La première mandature a ainsi servi de laboratoire : ce qui était au départ une adaptation pragmatique aux crises s’est transformé en mode de gouvernance durable, que la seconde mandature va pousser plus loin encore – tout en tentant, par des gestes comme le SOTEU 2025, de se réinscrire dans une narration plus « parlementaire ».

5. Conséquences : un pouvoir qui sort des rails communautaires

Dernier élément du puzzle : que produit concrètement cette présidentialisation, combinée à la recomposition politique autour d’une droite dure, sur le fonctionnement de l’UE ?

Une impression assez inquiétante se dégage : plus le pouvoir se concentre à Bruxelles, plus les décisions stratégiques se prennent… en dehors du cadre communautaire ordinaire, ou à sa marge.

5.1 Défense : l’Europe agit, mais pas vraiment par l’UE

Sur la défense, Ursula von der Leyen a voulu marquer l’histoire : commissaire à la Défense, plan SAFE, grands discours sur l’autonomie stratégique, puis annonce d’un vaste plan de réarmement européen.

Mais sans réforme des traités ni véritable budget européen, les décisions les plus importantes se prennent ailleurs : au sein de l’OTAN, dans des coalitions de pays volontaires pour l’Ukraine, via des accords bilatéraux ou multilatéraux entre États (par exemple sur la défense aérienne).

En cherchant à s’imposer dans un domaine quasi exclusivement intergouvernemental, la Commission a crispé certains États membres, sans parvenir à imposer un véritable cadre de défense communautaire. Le Parlement, lui, court derrière pour préserver ses prérogatives, comme le montre le recours contentieux autour de SAFE.

5.2 Migrations : accords extérieurs, contournement intérieur

Sur les migrations, un même décalage apparaît. Incapable de faire aboutir une réforme consensuelle et ambitieuse du système d’asile, l’UE se tourne vers des solutions externes : accords avec la Turquie, la Libye, puis la Tunisie, l’Égypte, et d’autres pays de transit.

Ursula von der Leyen choisit de s’afficher en première ligne dans ces deals, notamment aux côtés de Giorgia Meloni. Ces accords, financés par des fonds européens, sont négociés dans des conditions de transparence limitées, souvent sans implication réelle du Parlement ni débat public structuré. Ils posent pourtant des questions majeures de respect du droit international des réfugiés, de conditionnalité des aides, de soutien à des régimes autoritaires.

Sur le plan institutionnel, l’impression est là encore celle d’une Commission qui agit comme un exécutif quasi-étatique, passant au-dessus ou à côté des circuits classiques de codécision lorsqu’ils sont jugés trop lents ou trop conflictuels – tout en revenant devant le Parlement pour les grands discours de légitimation, comme le SOTEU.

5.3 Climat : fragmentation et retour des réflexes nationaux

Enfin, les reculs successifs sur le Pacte vert et les alliances PPE–extrême droite au Parlement ont une conséquence directe : ils encouragent un retour des réflexes nationaux en matière climatique.

Si la trajectoire européenne apparaît négociable en permanence, si les grandes orientations sont remises en cause à chaque recomposition politique, les États sont tentés de chercher des exemptions, de ralentir la mise en œuvre, de mettre en avant leurs contraintes internes plutôt que le cadre commun.

La Commission, affaiblie politiquement et en quête de nouvelles majorités, a plus de mal à se poser en garante d’un intérêt général européen stable. Dans ce contexte, même un discours comme le SOTEU 2025, qui réaffirme la centralité de la lutte contre le changement climatique tout en insistant sur l’adaptation et la « qualité de vie », est lu avec scepticisme par ceux qui constatent, au Parlement, les concessions répétées sur la réglementation environnementale.

Conclusion – Une Europe plus forte ou une démocratie européenne plus fragile ?

En quelques années, Ursula von der Leyen aura profondément transformé la façon dont la Commission européenne exerce le pouvoir : plus verticale, plus personnalisée, plus dépendante d’alliances politiques mouvantes – y compris avec l’extrême droite –, moins attentive à la collégialité interne et à la transparence vis-à-vis du Parlement et des citoyens.

Pour certains, cette évolution était inévitable : face aux crises, il fallait une Commission réactive, capable de prendre des décisions rapides et de parler d’une seule voix. Sur ce terrain, on peut lui reconnaître un vrai talent de « cheffe de guerre » communicationnelle.

Mais pour qui s’intéresse aux équilibres institutionnels et au droit de l’Union, le bilan est plus nuancé – voire préoccupant. La présidentialisation de la Commission fragilise le rôle du Parlement comme co-législateur et contrôleur, brouille les frontières entre compétences communautaires et nationales, alimente la tentation de l’opacité (votes secrets, procédures d’urgence, négociations discrètes). Et cela au moment même où la droite classique noue des alliances de circonstance avec l’extrême droite, au risque de déplacer durablement le centre de gravité politique de l’UE.

Le SOTEU 2025 introduit une tension supplémentaire : d’un côté, il met en scène un exécutif qui affirme vouloir travailler « avec » le Parlement, défendre la démocratie, protéger l’espace public européen contre la désinformation et les ingérences ; de l’autre, il s’inscrit dans un continuum où la pratique quotidienne reste marquée par la centralisation, les arrangements de couloir et l’instabilité des majorités.

Ainsi l’enjeu est clair : ce n’est pas seulement une question de personne, mais un débat sur le modèle de gouvernance de l’Union. Veut-on une UE dirigée comme un exécutif national centralisé, avec une présidente forte, un Parlement moins audible, des compromis technocratiques et parfois opaques ? Ou défend-on une Union où la puissance d’action reste arrimée à des règles du jeu démocratiques exigeantes : transparence du vote, respect des équilibres institutionnels, coalitions majoritaires lisibles ?

En d’autres termes, comment lire le « moment von der Leyen » : comme une parenthèse liée à l’accumulation de crises, ou comme un précédent qui normalise un mode de gouvernement présidentialiste à l’européenne ?

Les prochaines élections européennes, les débats sur la réforme des procédures parlementaires (notamment le bulletin secret) et les négociations budgétaires post-2028 seront des tests importants. La question n’est pas seulement « Ursula von der Leyen : rester ou partir ? », mais bien : quel type de pouvoir européen sommes-nous prêts à légitimer – et à contrôler.

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