Agriculture : la variable d’ajustement des accords commerciaux ?

SUV contre limousines ? Les vaches, pas les voitures ! Et si l’agriculture, en particulier l’élevage, était la variable d’ajustement des négociations commerciales internationales menées – discrètement – par l’Union européenne ? Que penser de l’argument, souvent entendu sur les barrages agricoles ?

I – L’agriculture dans les négociations commerciales

A – Les étapes historiques

1- L’histoire économique

Cette alternative – agriculture contre industrie – remonte à loin. Elle est au cœur de la démonstration de Ricardo qui, en 1817, décrit les avantages de la spécialisation au fondement du commerce international. S’il va de soi qu’un pays a intérêt à produire des biens pour lesquels il est plus compétitif que les autres, Ricardo montre que même si le pays A est moins performant que le pays B, chacun a intérêt à se spécialiser dans ce qu’il produit plus facilement (pays B) ou le moins difficilement (pays A). L’échange qui en découle sera bénéfique aux deux. Ricardo illustre sa théorie des avantages comparatifs avec le drap et le vin : le Portugal est meilleur dans les deux productions mais le désavantage de l’Angleterre est moindre dans le cas du drap et doit donc se spécialiser dans cette direction. Vin contre drap. Est-on si loin de l’échange voitures contre bétail ?

2 – La Politique agricole commune percutée par les négociations commerciales multilatérales

L’ouverture de l’Union européenne au commerce international est inscrite dans les traités. Le GATT (1947) concernait aussi l’agriculture, mais en pratique ce secteur était exclu du champ des négociations. Derrière l’argument de l’impératif alimentaire, les Etats-Unis et l’Europe souhaitaient surtout ne rien changer aux soutiens massifs dédiés à l’agriculture. Mais la pression des pays émergents eut raison de cette résistance. Une fois le marché intérieur pratiquement achevé, le temps vint de pousser l’Union européenne dans le grand bain du commerce international. Quoi qu’il en coûte. Cette immersion s’est produite au début des années 90. C’était l’époque des grandes négociations multilatérales ; l’agriculture européenne et son organisation, la politique agricole commune (PAC) furent des cibles toutes désignées. La PAC était alors une caricature de protectionnisme avec des droits de douane ajustables (les prélèvements agricoles) et des subventions aux exportations (les restitutions). Les deux dispositifs furent démantelés lors des accords de Blair House (1992) et de Marrakech (1994), en parallèle avec la grande réforme de la PAC de 1992. Le passage des soutiens par les prix aux soutiens directs aux revenus est la conséquence directe de l’insertion de l’agriculture dans le commerce international.

3 -Le temps des négociations bilatérales

Le temps des négociations multilatérales est passé. Les négociations bilatérales ont pris le relais. Un accord commercial offre un cadre privilégié aux échanges, diminue les droits de douane, augmente les contingents d’importation, allège les procédures, organise les équivalences, règlemente les investissements, ouvre les marchés publics. En l’absence d’accord, les droits de douane sont fixés de façon unilatérale par chaque partie. L’Union européenne s’est engagée délibérément dans la conclusion d’accords bilatéraux. En 2020, elle disposait d’un réseau de 40 accords commerciaux couvrant 72 pays. Depuis huit ans, les négociations ont abouti avec le Canada (accord économique et commercial global AECG/CETA), la Nouvelle-Zélande, Singapour, le Vietnam, le Kenya, le Mexique, le Chili. D’autres sont en cours avec l’Indonésie, l’Inde et le Mercosur (Brésil, Uruguay, Paraguay et Argentine). Dans tous les cas, l’agriculture est une composante de l’accord.

B – L’agriculture, un sujet parmi d’autres dans la négociation commerciale

1 – La procédure de négociation

La politique commerciale relève de la compétence exclusive de l’Union. La négociation est menée par la Commission mais elle est autorisée par le Conseil (ministres) qui lui donne des directives de négociation. L’accord est signé par la Commission après une décision du Conseil. Il prend effet après une « décision de conclusion de l’accord » (équivalente à la ratification en droit national) adoptée par le Conseil après approbation du Parlement européen. Mais il peut aussi être appliqué de façon transitoire…sur décision du Conseil. Sauf exception, les décisions du Conseil sont prises à la majorité qualifiée. Une grande opacité entoure la négociation. Les directives de négociation ne sont pas publiques. Sauf exception (cas des accords mixtes [1]), les parlements nationaux n’interviennent pas dans la procédure[2]. 

Pourquoi ne pas rendre publiques les directives de négociation ? La raison officielle est de ne pas communiquer à la partie adverse les lignes de défense et les points d’intérêt. Cela continue tout au long de la négociation. La Commission ne veut pas être embarrassée par les divergences entre Etats membres. Les Etats sont mis dans la boucle par le comité de politique commerciale qui se réunit chaque semaine. La France, en particulier, a suffisamment de mal à déterminer une position unique pour ne pas se sentir gênée par les récriminations supplémentaires émanant de filières ou de secteurs particuliers. Au total, les négociations se font dans une grande discrétion. Mais le résultat à l’arrivée est un sentiment de dépossession. Une dépossession par la technocratie. Cela ne peut que provoquer un rejet.

2 – Les intérêts divergents des Etats

La Commission négocie pour l’Union européenne, mais doit composer avec les positions divergentes des Etats membres. La négociation met en jeu intérêts offensifs et défensifs, propres à chaque pays. L’agriculture est dans le champ des négociations au même titre que le reste. Les pays formatés pour l’exportation (Allemagne, Suède, Pays-Bas), comme les grandes entreprises susceptibles d’accéder aux marchés publics (distribution d’eau, assainissement, transports) sont intéressés par les accords commerciaux. A l’inverse, quelques pays cherchent à protéger des secteurs ou certaines spécificités comme les appellations d’origine protégée, mises à mal par des habitudes commerciales à l’étranger. La France et l’Italie ont souvent des intérêts similaires sur ce point. C’est ainsi que la négociation commerciale a pu être présentée comme « un arbitrage entre Mercedes et Saint Nectaire ». L’agriculture apparaît souvent comme une « monnaie d’échange » dans une négociation aux enjeux divers.

3 – Le temps long de la négociation

Il faut en général de cinq à dix ans (et même vingt ans dans le cas du Mercosur) pour mener une négociation, compte tenu du détail et de la précision des dispositions dans les domaines sensibles (voir ci-après). Sans garantie de succès. Les négociations commerciales avec les Etats-Unis et l’Australie ont été interrompues avant la conclusion d’un accord. L’accord peut aussi être appliqué à titre transitoire mais n’entrer dans le droit européen qu’après décision du Conseil. Les Etats peuvent alors s’y opposer. Néanmoins, la position d’Etat isolé, pour des motifs considérés comme mineurs par les autres, est toujours difficile à tenir sur la durée. Le Parlement européen peut aussi refuser de donner son approbation comme ce fut le cas pour un projet sur les contrefaçons en 2012, mais il s’agissait d’un accord à portée limitée. L’opposition peut également venir des parlements nationaux en cas d’accord mixte (mêlant dispositions du commerce européen et dispositions relevant des Etats). Ce fut le cas pour l’accord CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement) avant de trouver un compromis, en scindant l’accord commercial en deux. La Cour de justice a confirmé (avis 1/17 du 30 avril 2019) la qualification d’accord mixte.

II – L’agriculture, un sujet pas tout à fait comme les autres

A – Les spécificités de la négociation agricole

1 – Le cadre de la négociation

Les parties commencent par fixer des limites – les préférences collectives-, les sujets qui seront exclus de la négociation. Ainsi, en matière agricole, il n’est jamais question d’importer des poulets au chlore ou du bœuf aux hormones. Deux sujets hors champ. Les parties définissent également les produits sensibles qui vont mériter une attention toute particulière. En Europe, l’élevage, en particulier bovin, fait partie de ces produits.

2 – La question agricole est souvent à l’origine de différends entre les parties

Toute négociation présente des moments de tension, mais aucun secteur ne paraît aussi conflictuel que l’agriculture. Les concessions sont bilatérales. Les sujets les plus discutés sont la protection des appellations d’origine protégée et l’ouverture des marchés. L’Union européenne défend le principe d’appellation protégée mais il arrive souvent qu’à l’étranger, les noms soient devenus des noms génériques. En Amérique, le comté ou le munster par exemple sont de simples méthodes de fabrication. En 2023, la négociation avec l’Australie a buté notamment sur le prosecco et la feta, utilisés par les producteurs locaux. L’accord prévu avec le Mercosur reconnaît 350 AOP/IGP.  L’accès au marché du partenaire est crucial. En 2023, l’Australie a demandé à bénéficier des mêmes contingents d’exportation sans droit que le Canada sur les productions bovines.

3 – Des divergences profondes entre filières

Les risques induits par la compétition internationale sont très différenciés selon les secteurs. L’ouverture d’un marché extérieur peut être une opportunité pour certaines filières : les fromages et le vin par exemple sont presque toujours gagnants à la libéralisation des échanges. Même au sein d’une même filière, les intérêts sont loin d’être uniformes. Le secteur de l’élevage bovin peut être menacé par les importations alors que la filière porcine, dominée par l’Allemagne et l’Espagne, est bien placée pour développer ses exportations. De même, l’industrie agroalimentaire – souvent des multinationales – est intéressée par les importations de matières premières bon marché, y compris de la viande, qui leur permet de réduire leurs coûts dans l’élaboration de plats préparés. La négociation commerciale met en relief toute la diversité des agricultures et des acteurs du secteur.

B – L’arme classique des barrières tarifaires

1 – Le couple droits de douane-contingents

La levée des obstacles aux échanges est un sujet bien identifié qui ne pose pas de problème de méthode (contrairement aux obstacles non-tarifaires, plus difficiles à appréhender et à régler). La mesure la plus élémentaire pour protéger un marché intérieur est de fixer des barrières à l’importation. Soit sous forme de droits de douane fixes (somme X par tonne) et/ou proportionnels (en pourcentage de la valeur), soit en limitant les volumes (contingents d’importation). Ces deux leviers sont très utilisés dans le domaine agricole. Le niveau des droits de douane peut être élevé, supérieur à 30, voire 50 %. Une pratique dite des « pics tarifaires » courante en Europe : tel est le cas pour les produits laitiers, le sucre et la viande. Avant l’accord dit CETA, le Canada appliquait aussi des droits de 10 à 25% sur les produits agricoles et jusqu’à 227 % sur le fromage. A ce niveau, la suppression des droits de douane est un enjeu très important tant pour l’exportateur que pour la filière concernée.  
L’effet des droits de douane est atténué par la pratique associée des contingents. Les contingents permettent d’importer une certaine quantité – contingent ou quota – sans droits de douane ou à droits réduits. Au-delà des quantités préfixées, les droits normaux s’appliquent. La pratique est fréquente. Ouvrir un contingent d’importation à droits de douane nuls ou réduits est un geste courant dans les relations commerciales, un geste d’ouverture dans le cadre d’accords préférentiels[3] ou d’apaisement dans une situation conflictuelle.
La négociation descend à un niveau de détail très poussé. L’accord UE-Canada, par exemple, prévoit une exonération totale des droits de douane (sucre), une exonération partielle dans la limite d’un contingent (viande porcine et bovine), mais les droits sont maintenus sur la volaille. Les droits et contingents sont fixés par type de produit (viande fraîche, viande congelée, etc.), varient selon les morceaux (morceau entier, carcasse, viande désossée, graisse, etc.). Le démantèlement tarifaire peut être immédiat ou échelonné sur plusieurs années. Ces détails illustrent la complexité de la négociation bilatérale.

2 – L’utilisation parfois très politique de l’arme tarifaire

Sans accord bilatéral, la fixation des droits de douane relève d’une décision unilatérale. Avec parfois un arrière-plan politique marqué. Les droits de douane peuvent être majorés en guise de rétorsion. Les Etats-Unis sont familiers du fait. Dans plusieurs conflits l’opposant à l’Europe, l’administration américaine a choisi de relever les droits sur certains produits agricoles. Ce fut le cas, lors du contentieux sur le bœuf aux hormones (2009), sur les soutiens publics Boeing/Airbus, sur l’aluminium et, dernièrement, sur le projet de la taxation des GAFA. Dans ces différents cas, quelques produits ont connu des hausses massives des droits de douane (vins, fromages). Une mention spéciale pour le roquefort, frappé d’une taxe de 100 % à l’entrée des Etats-Unis depuis le contentieux bœuf aux hormones et menacé d’une taxe de 300 % lors du contentieux GAFA ! 
A l’inverse, les droits de douane peuvent être supprimés en soutien d’un pays. C’est le cas depuis 2022 en lien avec la guerre en Ukraine : en mai 2022, l’Union européenne a suspendu les droits de douane sur la volaille ukrainienne pour soutenir l’économie du pays. L’accord commercial a été renouvelé en juin 2023 pour un an. Ces importations ne sont pas soumises à des quotas. L’impact commercial é été immédiat, les importations de volaille passant de 10.00 à 25.000 tonnes par mois. Cette mesure a alors quitté le champ économique pour devenir un sujet de débat politique tant auprès de la filière que dans les assemblées parlementaires. 

C – La filière bovine, maillon faible de la négociation commerciale

La filière élevage bovins est classée parmi les « filières sensibles ». Plusieurs raisons expliquent cette fragilité. La viande bovine est un secteur encore très protégé par des droits de douane élevés (à 55 % en cumulant droits fixes et proportionnels). Un marché européen protégé alors que la viande bovine est la viande la plus exportée au monde (10 % de la production mondiale). Certains pays s’en sont fait une spécialité comme la Nouvelle-Zélande, qui exporte 89 % de sa production, et plusieurs pays d’Amérique latine, liés par un accord commercial spécifique.

Les accords commerciaux se traduisent par l’adoption de contingents d’importation[4]. Aucun, pris individuellement, ne risque de perturber gravement un marché intérieur. Néanmoins, cette mesure pose deux problèmes. 

Le premier est celui de l’accumulation des contingents. Ces derniers sont toujours très faibles à l’échelle européenne. Sur la viande bovine par exemple, jusqu’à l’accord prévu avec le Mercosur, aucun ne dépassait 50.000 tonnes (sur un marché européen de 6 millions de tec). Le quota avec le Canada représente moins de 0,6 % de la consommation européenne. Mais les contingents, même limités, se cumulent. Cette accumulation ne peut être négligée. 
Le deuxième est lié à l’ouverture à des pays parfois très performants. Si le différentiel de compétitivité des élevages canadiens par rapport aux européens a été estimé à près de 10 %, l’avantage peut monter à 40 % quand il s’agit des élevages américains, voire 100 % dans le cas du Brésil (économie d’échelle et nourriture à l’herbe). Ce double mouvement, en volume et en prix, ne peut que conduire à l’émergence d’une concurrence étrangère extra-européenne. Une percée même modeste sur un marché déclinant tant en production (avec une décapitalisation du cheptel) qu’en consommation (diminution de la consommation individuelle de 1 kg en quatre ans) représente un enjeu réel pour la filière bovine européenne et, notamment française. 

III – Essai de bilan des accords commerciaux

A – Bilan provisoire de l’application du CETA

Dans la plupart des accords, le débat public se focalise sur l’élevage. L’application du CETA en fait un bon exemple.

1- Une forte croissance des échanges 

98 % des barrières tarifaires ont été levées. Le commerce UE-Canada s’est beaucoup développé depuis 2017, date de la mise en œuvre de l’accord commercial : + 50 % des échanges en cinq ans, une progression deux fois plus importante de ce qu’avait prévu la Commission. Il y a manifestement un « effet CETA ». 

Commerce UE-Canada 2013-2022 (millions €)

Source : Commission, DG Trade European Union

Des résultats très contrastés selon les secteurs. Même si le secteur industriel est le premier bénéficiaire, le secteur agricole est très soutenu par les accords de libéralisation des échanges. 

Au-delà du CETA, la Commission a chiffré l’impact des dix derniers accords commerciaux conclus par l’Union européenne ou en cours de négociation. Elle estime ainsi que « la valeur des exportations agroalimentaires de l’UE serait entre 3,1 et 4,4 milliards € plus élevée en 2032 qu’en l’absence de ces dix accords commerciaux, tandis que la valeur des importations serait entre 3,1 et 4,1 milliards € plus élevée. Cela entraînerait une hausse équilibrée des exportations et des importations, ainsi qu’une légère augmentation de la balance commerciale globale de l’Union ». Les résultats dépendent de chaque filière. Il est difficile de dresser un bilan global tant le bilan est contrasté selon les produits. Par exemple, si l’accord CETA a multiplié par 3,5 le potentiel d’exportation de bœuf canadien sans droits de douane, il a permis de tripler les exportations de porc européen vers le Canada en quatre ans. L’Europe exporte 100 fois plus de porcs vers le Canada qu’elle n’en importe. 

2 – La question de la viande bovine

L’accord CETA multiplie par 3,5 la capacité d’exportation hors droits de viande bovine du Canada vers l’Europe[5]. Cependant, l’accord n’a pas entraîné de raz-de-marée des importations. Plusieurs raisons expliquent cette tempérance. 
La viande exportée en Europe n’est pas la même que la viande produite au Canada. Pour pouvoir être introduite sur le marché européen, la viande bovine en provenance de pays tiers doit remplir certaines conditions sanitaires : absence d’utilisation d’hormones de croissance (courantes en Amérique), abattage dans un abattoir agréé par l’Union (cinq abattoirs agréés en 2018), respect de certaines prescriptions sanitaires (procédés de décontamination des carcasses listés). Ces dispositions peuvent être évolutives. Si l’absence d’hormones était actée, un flou concernait l’utilisation d’antibiotiques ou de compléments vétérinaires qui n’étaient pas interdits dans l’accord mais qui avaient de fait, le même effet qu’une hormone de croissance. Le règlement 2019/6 du 11 décembre 2018 interdit l’utilisation de promoteurs de croissance antibiotiques. Cette disposition est applicable aux viandes canadiennes, en vertu du principe des clauses miroirs, c’est-à-dire l’applicabilité des règles européennes en la matière aux importations.  
Ces dispositions imposent la mise en place d’une filière dédiée aux exportations européennes. Une dépense qui limite l’avantage de compétitivité, lié aux économies d’échelle de la production intensive et de l’engraissage en feedlots de plusieurs dizaines de milliers de têtes. « Le différentiel de compétitivité en faveur de la viande canadienne (10 %) pourrait être annulé par la nécessité de se conformer aux obligations sanitaires européennes ». Les conditions d’abattage dans des abattoirs géants sont également un avantage de compétitivité qui se réduit avec les contraintes européennes[6]. 
Dans ces conditions, la percée sur le marché européen ne peut être que progressive. Les importations de viande bovine canadienne ont été multipliées par 3,5 mais restent en dessous des quotas autorisés. En 2023, les importations de viande ont progressé de 3 % (Amérique), 7% (Argentine) 15 % (Brésil). 

Pour la France, les importations non-européennes sont marginales, ne représentant que 3 % des importations de viande bovine, soit 0,5 % de la consommation. Mais ces chiffres agrégés masquent l’angoisse des éleveurs. La concurrence se fait en réalité sur des micro-segments de marché notamment sur les morceaux nobles les plus rémunérateurs. Mais, même faible, cette concurrence importée est bien ressentie comme une menace.

B – Les leçons à tirer

En règle générale, aucun accord commercial ne bouleverse radicalement un marché. Pourtant, aucun accord ne paraît pouvoir passer l’épreuve de la médiatisation sans rencontrer des difficultés croissantes.

1 – Certaines procédures méritent une attention particulière

Au niveau européen, la pratique d’une application provisoire décidée par le Conseil peut interroger. Quel est le rôle du Parlement européen qui doit donner son approbation avant la conclusion de l’accord si ce dernier, de fait, est déjà appliqué depuis longtemps ? Il n’est assurément pas simple de prendre la responsabilité de rejeter un accord négocié pendant cinq ou dix ans. Le Parlement est parvenu à imposer une information minimum par le Conseil[7] et à développer un début d’évaluation autonome. Mais des améliorations sont possibles. Une voie soutenue par la Commission – comment s’y opposer ?!-. Pourquoi ne pas associer les députés au moment de la définition par le Conseil du mandat de négociation ? L’extrême opacité de la négociation ne peut qu’entraîner un mouvement de suspicion.
Au niveau national, il devrait être possible d’informer périodiquement la commission des affaires européennes de chaque assemblée, chargée de suivre le déroulement des négociations. Le suivi technique de la négociation fait défaut. Les Etats suivent le cours de la négociation menée par la Commission par l’intermédiaire du comité de politique commerciale (CPC). Ainsi, tout se passe comme si les difficultés pratiques n’étaient connues qu’au dernier moment, une fois l’accord pratiquement signé ! 

2 – Reconnaître les limites des accords commerciaux

La première limite est l’absence de prise en compte de l’impact environnemental des accords, qu’il s’agisse du calcul de l’empreinte carbone, des émissions de gaz à effet de serre[8] ou des effets pervers des spécialisations (déforestations). Il est vrai qu’en vingt ans – la durée de négociation de l’accord avec le Mercosur- ces sujets sont devenus de plus en plus prégnants dans le débat public. Mais tout accord doit être examiné avec le prisme des priorités du moment. C’est aussi le cas de la souveraineté alimentaire européenne, dernier phare de la politique européenne.

La deuxième limite concerne les difficultés des contrôles. En dépit des efforts et des audits sanitaires, et en dépit des avancées des clauses miroirs, certaines pratiques restent hors contrôles : l’alimentation du bétail (herbes, OGM, farines animales),le bien-être animal, les conditions et temps de transport… 
La troisième limite concerne la clause de sauvegarde, inopérante. Les dispositions de l’accord commercial, notamment les contingents ou l’exonération des droits de douane peuvent être suspendues (« mises en retrait ») lorsque l’Union européenne active la clause de sauvegarde. Cette clause est prévue dans les accords commerciaux mais peut aussi être activée sur le fondement du règlement 2019/287. Elle peut être activée par la Commission, à la demande d’un Etat, si la Commission considère qu’un produit est importé « dans l’Union en quantités tellement accrues […] qu’un dommage grave est causé ou risque d’être causé aux producteurs de l’Union ». Cet outil n’est que très rarement utilisé en matière agricole. Tant les conditions de mise en œuvre (compte tenu de la faiblesse des contingents) que le manque de volonté politique rendent cette mesure peu opérante. Les demandes de limitation des exportations ukrainiennes de produits agricoles et avicoles dans l’Union sont un exemple de ces difficultés.  

C – Retrouver une crédibilité

Autant d’insuffisances affectent la confiance des citoyens. Les institutions européennes et nationales prendraient un risque majeur à ne pas s’en préoccuper.

1 – Retrouver une cohérence

C’est la principale critique portée aux accords commerciaux. L’Union européenne a fait le choix de l’ouverture. Car, de manière générale, les effets de l’ouverture des économies à la concurrence internationale sont positifs. La mondialisation dynamise la compétitivité et offre des perspectives de croissance et d’emplois. Mais « les accords de libre-échange sont la mort de l’agriculture » entend-on souvent sur les barrages paysans.  En réalité, seule une analyse filière par filière permet de livrer une analyse crédible. Toute proposition réglementaire doit s’accompagner d’une étude d’impact. Or celles-ci sont largement défaillantes. Si les difficultés d’analyse des conséquences sont évidentes, ces évaluations sont souvent menées par des cabinets privés qui « se refuseraient à être trop critiques des accords dans leurs travaux, par peur de ne plus être sollicités par la suite »
Alors que le Pacte vert conduit peu ou prou à une réduction des productions (conformément à « la fin du modèle productiviste »), les accords commerciaux vont augmenter les importations. Quelle est la cohérence entre la baisse de la production laitière et l’augmentation de l’importation de la poudre de lait de Nouvelle-Zélande ? 

2 – Eviter toute naïveté

La fragilité de certaines filières est évidente. Autant s’y préparer. 
In fine, quel sera l’arbitrage du consommateur ? Préserver les producteurs nationaux ou regarder les prix au rayon, entraînés à la baisse par les importations ? Même avec l’image ternie des feedolts, c’est-à-dire des parcs d’engraissement de plusieurs milliers d’animaux[9]. L’Allemagne, par exemple, est le premier importateur de viande bovine. Force est de reconnaître que le consommateur allemand, en dépit de sa sympathie envers les éleveurs français, n’a guère de raison de privilégier la viande d’origine française alors qu’elle pourrait arriver moins cher d’Argentine. L’arbitrage n’est plus seulement entre Mercedes et Saint Nectaire mais entre la charolaise de Saône-et-Loire et l’angus de Patagonie. Cela ne met pas la France dans une position facile.
En arrière-plan des accords commerciaux, il y a également des enjeux stratégiques considérables. L’accord avec le Mercosur menace certainement la filière de l’élevage bovin. L’accord avec le Chili a des conséquences comparables. Mais comme le rappellent des députés, ces pays du continent sud-américain détiennent parmi les plus grandes réserves mondiales de cuivre, de lithium, de cobalt, de nickel, de silicium dont l’Europe est dépourvue. Autant de ressources utiles aux technologies du moment et futures (éoliennes, batteries électriques, semi-conducteurs). Sans compter la Chine, d’ores et déjà premier partenaire commercial du Brésil, qui ne voit pas d’un mauvais œil les difficultés européennes. Pour ces pays, en cas d’obstacles répétés dans l’application de ces accords, l’alternative sera vite trouvée.

3 – Accompagner les secteurs fragilisés

L’une des critiques pouvant être faite à l’intervention européenne, singulièrement à la Commission, part de l’idée qu’une réforme ne peut être réussie que si elle oriente et aide. Les réformes seraient mieux acceptées si les réformes considérées comme des contraintes nouvelles s’accompagnaient de solutions de remplacement. C’est particulièrement vrai dans le domaine agricole et environnemental. Supprimer le glyphosate et les pesticides de synthèse, soit, mais en proposant autre chose. Taxer le gasoil non routier (les blocages routiers agricoles de plusieurs capitales européennes sont partis de là !) mais en poussant au développement de tracteurs électriques alimentés par panneaux solaires à la ferme par exemple. Faute d’accompagnement, le Pacte vert est compris par le monde agricole comme une forme d’écologie punitive concoctée par des fonctionnaires décalés et induisant en filigrane une spirale de réduction de production. 
Il paraît nécessaire d’accompagner les dérèglements issus des accords commerciaux par un soutien budgétaire. L’Union européenne l’a fait dans le domaine industriel avec le fonds d’ajustement à la mondialisation. Sur le fondement que la mondialisation peut avoir « des effets néfastes sur le contexte économique » Sur le contexte économique alors qu’il s’agit d’emploi et de métiers. La maladresse dont peut faire preuve la Commission est regrettable. Ce fonds est destiné au reclassement des travailleurs ayant perdu leur emploi « en raison des transformations profondes dans les échanges commerciaux internationaux ». L’aide était réservée aux licenciements massifs. Une révision de règlement élargissant le champ d’intervention du fonds aux conséquences des accords commerciaux sur l’agriculture serait à la fois simple et utile pour monter des filières courtes ou des filières associant éleveurs et restaurateurs.

Enfin, peut-on imaginer de faire émerger une vraie solidarité professionnelle ? Il est manifeste que les résultats des accords commerciaux diffèrent considérablement selon les filières. Certaines sont fragilisées mais d’autres gagnantes, et même doublement. D’abord en économisant des droits à l’importation. La baisse des droits de douane à l’entrée de l’Union, seule véritable ressource propre du budget européen, est compensée par un recours accru aux contributions nationales, prélevées sur les ressources des Etats. Ainsi, ce qui était à la charge des importateurs et des industriels redevables des droits de douane, est désormais à la charge des contribuables. Ensuite, les accords commerciaux offrent des opportunités de développement. « L’ouverture de ces quotas d’exportation vers le Canada s’est traduite par une augmentation de 57% des exportations françaises de fromage entre 2016 et 2022 »[10]. Est-ce naïf et irresponsable d’imaginer un partage de la valeur ? Une solidarité entre filières ? Et, pourquoi pas, entre industriels, bénéficiaires de l’ouverture des marchés d’export, et éleveurs ?  

Lorsque l’administration américaine imposa sa première taxe de 100 % sur le roquefort en 1999, les producteurs et les éleveurs de brebis bénéficièrent d’une aide de l’interprofession laitière (lait de vache pour l’essentiel)[11]. Une aide symbolique mais qui montrait une forme de solidarité. 

L’auteur tient à remercier Elena Kunkel, Assistante de recherche de la Fondation.


[1] Un accord mixte regroupe des sujets qui relèvent de la politique commerciale stricto sensu et des sujets qui relèvent de la compétence nationale comme le régime de protection des investissements. Insérer de telles clauses dans les accords commerciaux ne garantirait cependant pas l’intervention des parlements nationaux. Au vu de l’expérience du CETA, la Commission fait le choix de scinder l’accord commercial en deux parties. 99 % de l’accord restant de la compétence exclusive de l’Union.


[2] Un sénateur qui s’était intéressé à l’accord CETA racontait qu’il avait été autorisé à prendre connaissance des documents (plusieurs milliers de pages en anglais), seul (sans administrateur), sans possibilité de prendre des photos et sous la surveillance d’un agent de sécurité.


[3] Par exemple accord avec le Maroc.


[4] Règlement 593 du 21 juin 2013 


[5] Le contingent sans droit passe de 19.110 tec avant CETA (contingents Hilton et national) à 64.950 tec après CETA à compter de 2022.


[6] Les règlements imposent le respect de critères d’hygiène et de critères 


[7] Le Conseil informe le Parlement à chaque présidence tournante des progrès des négociations. (Il s’agit d’un arrangement informel conclu en 1973 dit procédure de « Luns-Westerterp »). 


[8] Les émissions de CO2 liées aux échanges commerciaux représentaient un quart des émissions mondiales totales 


[9] Au Canada, l’abattoir géant de JBS à Brooks, en Alberta, traite 4 000 têtes par jour et est associé à un feedlot de 70 000 têtes


[10] Les quotas d’export ont été portés à 17.700 tonnes au niveau de l’UE en 2022 


[11] Les producteurs de roquefort parvinrent à baisser leurs coûts en prélevant sur le budget de promotion et c’est ce budget qui fut compensé à hauteur de 7 millions d’euros par une aide de l’office national interprofessionnel du lait (ONILAIT). Assemblée nationale, réponse à une question écrite.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

https://www.robert-schuman.eu/questions-d-europe/740-l-agriculture-variable-d-ajustement-des-accords-commerciaux