Diligence raisonnable : l’UE cèdera-t-elle devant les multinationales ? – EURACTIV.fr

La loi européenne sur la diligence raisonnable visant à rendre les entreprises responsables des violations des droits de l’homme et des dommages environnementaux tout au long de leur chaîne de valeur ne concernera que 1 % des entreprises de l’UE. C’est ce qu’il ressort d’une ébauche de la proposition consultée par EURACTIV.

Après avoir accusé plusieurs retards, la Commission européenne devrait présenter les nouvelles règles en la matière mercredi (23 février), afin de garantir le respect des droits de l’homme et de l’environnement par les entreprises européennes.

La « directive sur la diligence raisonnable des entreprises en matière de développement durable » qui sera bientôt proposée obligera les États membres à adopter des lois ou à adapter leurs propres lois en matière de diligence raisonnable des entreprises. Dans celles-ci, les États membres devraient obliger les entreprises à identifier, prévenir et atténuer les atteintes aux droits de l’homme et la violation des normes environnementales dans leur chaîne de valeur.

Toutefois, la plupart de ces exigences ne s’appliqueront qu’aux « relations commerciales établies » des entreprises de l’UE, que la Commission européenne définit comme une relation commerciale censée être de longue durée et ne représentant pas une partie négligeable de la chaîne de valeur.

Des règles réservées aux grands acteurs

Selon le projet, la directive ne concernerait qu’environ 13 000 entreprises européennes. En ce qui concerne le champ d’application, il est précisé que « les petites et moyennes entreprises, qui comprennent les microentreprises et représentent globalement environ 99 % de toutes les entreprises de l’Union, ne seront pas soumises au devoir de diligence raisonnable ».

Concrètement, les entreprises comptant plus de 500 employés et réalisant un chiffre d’affaires net mondial de 150 millions d’euros au moins seront soumises à la directive.

En outre, les règles s’appliqueront également aux entreprises de plus de 250 employés et dont le chiffre d’affaires net est supérieur à 40 millions d’euros, si au moins la moitié de leur chiffre d’affaires provient d’un secteur à haut risque, tel que l’industrie textile, l’exploitation minière ou encore l’agriculture.

Cette décision est un coup dur pour les ONG et les entreprises qui avaient plaidé en faveur d’un large champ d’application pour le règlement.

Le champ d’application de la directive s’étend également aux entreprises de pays tiers si elles réalisent un chiffre d’affaires net d’au moins 150 millions d’euros dans l’UE, ou 40 millions d’euros dans l’UE, selon le secteur industriel.

La Commission estime que la directive ne couvrira qu’environ 4 000 entreprises de pays tiers.

Le pouvoir du Comité d’examen de la réglementation

Dans le projet qui a fait l’objet d’une fuite, la Commission explique que le champ d’application réduit de la loi est dû aux « réflexions menées à la suite des commentaires du Comité d’examen de la réglementation sur la description du problème », le Comité étant un organisme indépendant qui a retardé la proposition avec ses deux analyses d’impact négatives l’année dernière.

Le Comité d’examen de la réglementation a soulevé des problèmes concernant les PME en particulier, qui ont maintenant été exclus du projet de proposition.

Après que la loi sur la diligence raisonnable ait été retardée à plusieurs reprises en raison des deux avis négatifs, les législateurs et les universitaires européens ont critiqué cet organisme, qui est largement inconnu du public, pour son manque de transparence et de responsabilité démocratique.

La mise en application

La loi sur la diligence raisonnable proposée par la Commission comprend également des dispositions d’application publiques et privées, à savoir des sanctions et un régime de responsabilité civile.

Le régime de responsabilité civile permettrait aux personnes affectées négativement par les activités d’une entreprise de l’Union européenne de poursuivre l’entreprise en justice dans un État membre de l’UE si l’entreprise n’a pas suffisamment agi pour prévenir, réduire, mettre fin et atténuer les effets négatifs de ses activités commerciales.

L’introduction d’un régime de responsabilité civile a été l’une des principales demandes des ONG qui font campagne pour une plus grande responsabilisation des entreprises.

Toutefois, le régime de responsabilité civile a une portée limitée. Si les entreprises de l’UE ont obtenu des garanties contractuelles de la part de leurs partenaires commerciaux qu’ils se sont conformés au code de conduite de l’entreprise, les entreprises de l’UE peuvent être à l’abri d’actions en justice relatives à la responsabilité civile.

Après le dépôt de la proposition mercredi, la directive devra être discutée et approuvée par le Parlement européen et les gouvernements des États membres de l’UE, après quoi les États membres auront deux ans pour transposer la directive dans leur législation nationale.

LEAK : la législation européenne sur la diligence raisonnable ne s’appliquera qu’à 1 % des entreprises de l’UE

L’analyse de Monon Aubry, eurodéputée (la France insoumise) et co-présidente du groupe de la Gauche au Parlement européen :

La Commission qui devait présenter son projet de “devoir de vigilance” européen en juin 2021 ne le dévoilera finalement que le 23 février 2022 et semble avoir perdu son ambition en chemin.

Pourtant les eurodéputés avaient bien mâché le travail de la Commission dès mars 2021 avec l’adoption au Parlement européen d’une proposition de directive “clé en main” contre les dégâts sociaux et environnementaux des multinationales. Mais depuis, c’est un autre acteur européen qui s’est érigé en co-législateur, illégitime mais puissant pour freiner des quatre fers : les lobbys.

L’enjeu pour les multinationales est colossal. À ce jour, nombre d’entre elles tirent des profits délirants de l’exploitation criminelle des travailleurs et de l’environnement par leurs filiales, leurs sous-traitants et leurs fournisseurs, souvent hors d’Europe. Les violations des droits humains sont l’intolérable corollaire du modèle économique de certains secteurs industriels notamment textile, minier et pétrolier. Or les profits remontent les chaînes d’approvisionnement jusqu’aux sièges sociaux et aux actionnaires, mais pas la responsabilité pour les crimes commis. À travers le monde, des millions de victimes des multinationales sont ainsi privées de justice.

Nous proposions justement de tenir les entreprises juridiquement responsables de ces crimes. Orpéa et Korian doivent être condamnés pour la maltraitance systématique des pensionnaires dans leurs EHPAD. Total doit être tenu responsable du désastre environnemental et de l’expropriation de dizaines de milliers de personnes causés par son projet pétrolier en Ouganda. Nike, Uniqlo, H&M et tous les autres doivent répondre de leur recours au travail forcé des milliers de Ouïghours enfermés dans les camps en Chine. Pour cela, nous avons besoin d’un devoir de vigilance européen ambitieux.

Mais les lobbys se sont activés en coulisses pour saboter notre proposition. Le MEDEF, l’Afep (représentant des grandes entreprises), DigitalEurope (Apple, Amazon, Bayer, Samsung), EuropeanIssuers (Total, BNP, Unilever) et bien sûr BusinessEurope (la fédération patronale européenne aux plus de 4 millions d’euros de dépenses annuelles en lobbying) ont tout fait pour tuer le projet dans l’œuf

Et les efforts redoublés des représentants des entreprises auprès de la Commission semblent sur le point de porter leurs fruits. Une pièce en plusieurs actes mise en scène par les lobbys et qui, au-delà de la question du devoir de vigilance, interroge le fonctionnement même des institutions européennes.

En mai 2021, sous la pression des associations patronales, la Commission européenne a imposé le Commissaire français Thierry Breton, ancien PDG de la multinationale ATOS réputé pour ses positions pro-business, comme copilote du dossier. Dans le même temps, les lobbys ont harcelé et obtenu de l’obscur Comité d’examen de la réglementation de la Commission européenne qu’il rejette l’étude d’impact du projet avec des arguments vagues et très favorables aux entreprises.

Les rendez-vous des lobbys avec les équipes des commissaires et les lettres au Comité d’examen de la réglementation se sont alors multipliés. Fin 2021, le Comité rend une deuxième opinion défavorable dont la Confédération de l’industrie danoise s’est chaudement félicitée par la voix de son président : « Il est vraiment bon de voir que les efforts acharnés que nous et d’autres avons déployés pour informer [le Comité] et l’influencer semblent porter leurs fruits ». La manœuvre est assumée. Et elle fonctionne.

Aux côtés du Parlement européen et du Conseil, les lobbys semblent ainsi s’ériger en un troisième co-législateur. Une autre institution européenne, forte de plus de 35 000 employés, dont la source du pouvoir n’est pas l’élection par le peuple mais la fortune et les réseaux d’influence accaparés par les multinationales. Une quasi-autorité, capable de retarder un projet législatif, de choisir le Commissaire en charge et, in fine, d’en modifier le contenu.

Car la Commission européenne a largement revu à la baisse son ambition. Le nombre d’entreprises couvertes par la directive aurait considérablement diminué. Pire, la Commission envisagerait d’accéder à une demande historique des lobbys : faire reposer le “devoir de vigilance”  sur l’utilisation par les entreprises de « clauses contractuelles génériques » pour demander à leurs fournisseurs de respecter les droits humains et l’environnement. En pratique, cela limiterait la responsabilité des entreprises à leurs co-contractants, et donc au premier rang de fournisseurs. Or le plus souvent, les violations des droits humains ont lieu plusieurs rangs plus loin dans la chaîne d’approvisionnement. C’est donc la meilleure manière pour les géants comme Total ou Amazon de passer à travers les mailles du filet en intercalant un fournisseur « propre » au premier rang de leur chaîne d’approvisionnement. Enfin, qui imagine sérieusement que des entreprises qui profitent massivement des violations des droits humains de leurs fournisseurs iraient actionner contre eux des clauses contractuelles ?

Plutôt que de créer une responsabilité nouvelle, un tel texte risque de laisser des millions de victimes sans recours. La Commission européenne doit respecter les propositions des élus du Parlement européen plutôt que de céder aux sirènes des lobbys. Elle doit entendre les plus de 80% des citoyens européens qui exigent des lois strictes contre l’impunité des multinationales au lieu de reprendre à son compte les arguments du MEDEF. La présidence française du Conseil de l’Union européenne doit enfin sortir de son silence et défendre un devoir de vigilance européen à la hauteur des enjeux sociaux et environnementaux. Pour que les multinationales ne soient plus au-dessus des lois.

https://www.euractiv.fr/section/economie/news/leak-la-legislation-europeenne-sur-la-diligence-raisonnable-ne-sappliquera-qua-1-des-entreprises-de-lue/

https://www.euractiv.fr/section/economie/opinion/lunion-europeenne-sur-le-point-de-ceder-aux-lobbys-dans-la-lutte-contre-limpunite-des-multinationales/