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Grain de sel
Rappel
Sur ce blog, la question de la compétitivité européenne a déjà été abordée à plusieurs reprises ; l’article présent s’inscrit dans la continuité de la réflexion menée dans le cadre de la série « Compétitivité de l’Union européenne » Travaux du CEDE – Filière affaires européennes – Institut Géopolitique & Business
Les autres articles de la série :
Autour du Débat du 25 avril 2025 (Filière Affaires européennes – MSDAIM 2025) – Quelques défis vitaux de l’UE dans un monde en permacrise :
–L’UE face aux grandes puissances économiques : faire le dos rond ou contre-attaquer ?
–Green deal : jusqu’où ira le rétropédalage ?
–Numérique : entre souveraineté numérique, valeurs de l’UE et concurrence internationale
Autour du Débat du 17 juin 2025 (CEDE – Filière Affaires européennes) UE & Reconquête d’une compétitivité durable?!
-Le Compte-rendu exhaustif : UE & Reconquête d’une compétitivité durable – le Saint Graal?
-Interview d’experts « Compétitivité européenne : Quelques défis stratégiques relatifs à l’énergie, le numérique, la santé »
– Compétitivité – la situation inquiétante de l’Europe – Rédactionnel réalisé en préparation du débat du 17 juin 2025 avec Célestine Phe, monitrice ESSEC
Dans le cadre de son programme historique consacré à « La quête de la souveraineté économique de l’Union européenne » initié en 2008, le CEDE – désormais intégré à l’Institut Géopolitique et Business de l’ESSEC – poursuit sa réflexion sur les conditions d’une Europe autonome et résiliente.
Après avoir exploré en 2024, un changement de posture assumé bien que tardivement de l’Union Européenne en matière de souveraineté économique, nous republions ici quatre entretiens d’experts, centrés sur des secteurs stratégiques : la compétitivité européenne, l’énergie, le numérique et la santé.
Dans un contexte de « perma crise », marqué par l’affrontement économique entre grandes puissances et la montée en puissance d’acteurs privés globaux – des GAFAM aux champions chinois – la question de la compétitivité de l’Union prend une dimension d’urgence. Les dépendances en matière de ressources, de technologies et de capacités industrielles menacent sa capacité à défendre ses valeurs et son modèle démocratique.
Ces échanges réalisé lors d’une conférence le 17 juin 2025 à l’ESSEC avec des spécialistes – universitaires, praticiens du droit, experts sectoriels – prolongent les analyses des rapports Letta et Draghi publiés en 2024, qui ont fixé « la boussole de la compétitivité » aujourd’hui au cœur de la stratégie européenne. Leur éclairage sur quatre domaines clés fournit des pistes concrètes pour comprendre les enjeux, identifier les vulnérabilités et envisager les leviers d’action. Nous avons évoqué, dans l’ordre, les sujets suivants :
- Compétitivité européenne : Gilles Briatta, Senior Counsel au cabinet Gide et spécialiste de stratégie européenne, sur les leviers et obstacles au regain de compétitivité.
- Énergie : Michel Derdevet, expert en énergie et président de Confrontations Europe, propose un éclairage sur les choix énergétiques et leurs implications stratégiques pour l’autonomie européenne.
- Numérique : Myriam El Andaloussi, avocate en droit numérique chez CMS Francis Lefebvre, analyse les enjeux de souveraineté numérique face aux géants technologiques mondiaux.
- Santé : Jean-Régis Kunegel, juriste d’affaires et expert du CEDE sur les industries de santé, explore les dépendances et atouts européens dans un secteur devenu hautement stratégique.
Ces regards croisés apportent des clés pour comprendre, secteur par secteur, comment l’Europe peut restaurer sa compétitivité et sécuriser son avenir.
1. Compétitivité : « rien ne se fera sans une pression forte et constante des entreprises européennes » plaide Gilles Briatta
Avocat de premier plan et fin connaisseur des enjeux européens, Gilles Briatta – Senior Counsel chez Gide Loyrette Nouel – revient sur l’échec de la stratégie de Lisbonne et les conditions d’un véritable sursaut compétitif européen. À l’occasion du webinaire « Europe’s New Competitive Pact: Rethinking Growth, Sovereignty, and Strategic Autonomy » organisé par le Centre Européen de Droit et d’Economie affilié à l’ESSEC Institute for Geopolitics & Business, il plaide pour une triple révolution : achever le marché intérieur, libérer l’épargne au service de l’innovation, et bâtir enfin les outils de la souveraineté. Une lecture lucide et engagée, à rebours des demi-mesures.

Gilles Briatta
Selon vous, qu’est ce qui explique que la stratégie de Lisbonne n’a pas fonctionné ?
L’une des raisons les plus incontestables est pour moi l’absence, sur la durée, d’une vraie priorité politique des Etats membres en faveur de la compétitivité européenne, malgré la force des mots contenus dans la Stratégie de Lisbonne.
Un signe qui ne trompe pas : après le Conseil européen de Lisbonne, les Conseils européens suivants ont été dominés par des préoccupations bien différentes (réformes institutionnelles, grand élargissement, etc…), avant que la grande crise financière de 2008-2012 puis l’aventure interminable du Brexit imposent leurs propres priorités.
Il faut également tenir compte de la préférence « naturelle » de l’Europe (UE et Etats membres) en faveur de la régulation la plus détaillée possibles des activités économiques et financières, ainsi que de la montée de la grande priorité environnementale et climatique, totalement légitime mais dont la puissance politique a probablement aidé à faire passer au second plan certains des engagements de la Stratégie de Lisbonne.
Enfin, n’oublions pas que le dynamisme économique issu de la mondialisation ainsi que les excédents commerciaux records de certains Etats membres (Allemagne et Italie en particulier) permettaient à l’UE de continuer à croire en une prospérité européenne solidement établie. Ce phénomène s’est étendu jusqu’à ce que plusieurs chocs externes violents fassent comprendre aux gouvernements que l’Europe risquait un déclassement mondial économique, financier et stratégique d’une ampleur inégalée dans l’Histoire :
- révélation de la dépendance industrielle massive à l’égard de la Chine à l’occasion la crise sanitaire du COVID,
- prise de conscience de la fragilité énergétique européenne après l’invasion de l’Ukraine par la Russie,
- signes de plus en plus évidents d’une domination américano-chinoise quasi-totale dans le digital et l’IA,
- dépendance manifeste à l’égard des Etats-Unis pour la défense et la sécurité de l’Europe, alors que Washington ne semble plus être un allié aussi sûr,
- remises en cause multiples des règles ayant assuré le développement du commerce international sur lequel l’UE avait axé son développement.
Le rapport Draghi comme le rapport Letta font un état des lieux clair des insuffisances multiples de l’UE en matière de compétitivité- qu’elles sont les trois essentielles si on peut prioriser ?
Il y a trois insuffisances principales.
D’abord, on a régulé de plus en plus, au niveau européen et au niveau national, mais on est très loin d’avoir bâti un vrai marché intérieur pour les biens et les services, contrairement aux marchés intérieur américain et chinois. Notre principale force potentielle sur laquelle nos entreprises devraient pouvoir s’appuyer est en fait très incomplète.
Ensuite, on a négligé les conséquences désastreuses de l’absence d’un marché intérieur de l’épargne, de l’investissement et des services financiers. Résultat : nos entreprises innovantes ont dû trouver ailleurs qu’en Europe les moyens de leur financement et donc de leur croissance, et moins d’innovations se sont développées sur le sol européen. La faiblesse relative du capital risque et le retard pris en matière de capitalisation boursière sont ainsi largement responsables de l’absence européenne au sein des plus grandes entreprises technologiques mondiales. On a également refusé de voir les effets pervers entraînés par le refus d’une retraite par capitalisation au sein de nombreux États membres ainsi que par des fiscalités nationales de l’épargne et des sociétés qui ne privilégient ni la prise de risque, ni l’innovation, ni la croissance.
Enfin, on n’a fait que très peu de progrès dans les politiques européennes le plus essentielles pour la sécurité collective : industries de défense dynamiques produisant des armes adaptées aux risques et inter-opérationnelles, politique énergétique commune au service des acteurs économiques européens, infrastructures technologiques en particulier digitales, politique commerciale dotée de rétorsions crédibles et rapidement actionnables en cas d’attitude menaçante de certains partenaires.
L’UE a-t-elle les moyens politiques et économiques de prendre ce virage vers plus d’autonomie économique ?
Elle a la richesse collective nécessaire ainsi que les compétences (exemple : une grande partie des ingénieurs IA de Nvidia sont d’origine européenne…). Elle a aussi la chance d’avoir, avec l’UE, des institutions communes solides et adaptables.
Il y a aujourd’hui plus de volonté politique de prendre ce virage, à la fois au sein de certains Etats membres (l’Allemagne en particulier) et au sein de la Commission européenne.
Mais le risque d’une persistance des habitudes est énorme. Rien ne se fera sans la combinaison de deux facteurs :
– D’une part, la volonté ferme au sein de l’UE et au sein des Etats-membres de faire des choix politiques systématiquement en faveur de la compétitivité et de l’innovation (tout ne peut être prioritaire, ni à Paris ou à Berlin, ni à Bruxelles).
– D’autre part, une pression forte et constante des entreprises européennes, en particulier les plus dynamiques et les plus innovantes, sans laquelle cette volonté politique de l’UE et de ses Etats membres risque de faiblir rapidement (c’est l’une des principales leçons de l’échec de la stratégie de Lisbonne).
2. Energie : « la souveraineté énergétique ne se décrète pas, elle s’organise » alerte Michel Derdevet
Acteur de longue date des politiques énergétiques européennes, Michel Derdevet – Executive Vice-President chez Naarea, Senior Advisor chez EY Parthenon et président de Confrontations Europe – alerte sur les fragilités persistantes de l’Union face aux enjeux de souveraineté et de résilience énergétique. Dans cette interview réalisée à l’occasion du webinaire « Europe’s New Competitive Pact: Rethinking Growth, Sovereignty, and Strategic Autonomy » organisé par le Centre Européen de Droit et d’Economie affilié à l’Institut Géopolitique & Business de l’ESSEC, il plaide pour un pilotage européen renforcé, une planification coordonnée des investissements, et une redéfinition des priorités autour de la décarbonation et de la solidarité énergétique.

De la diversification des approvisionnement à la production sur le continent : quelle autonomie énergétique pour l’Europe ?
À l’évidence, l’invocation de la souveraineté énergétique ou de l’autonomie énergétique de l’Union européenne se heurte encore à la réalité des faits. Le dernier rapport annuel d’Eurostat sur le secteur énergétique européen indique que bien qu’en recul, les importations d’énergie représentent encore 58% du mix européen, concentrées essentiellement autour des produits pétroliers et en gaz naturel. Pis encore, ces importations sont encore largement couvertes par des Etats extra-européens aux intérêts divergents de ceux de l’Union – les Etats-Unis sont aujourd’hui le premier exportateur de produits pétroliers avec le GLN et la Russie était premier fournisseur de gaz naturel de l’UE jusqu’en 2022.
Suite à l’invasion russe de l’Ukraine, les européens ont adopté le Plan Repower EU, qui mit l’accent sur l’autonomie énergétique et la diversification des approvisionnements gaziers, notamment au travers d’une plateforme d’agrégation de la demande (Aggregate EU). De tels dispositifs sont amenés à se pérenniser et devraient être étendus aux importations d’hydrogène. Mais, le rôle de l’Union reste encore trop limité dans la négociation de ce type d’accords et pire c’est l’intérêt national qui prévaut encore dans le choix stratégique des importations fossiles.
Dès lors, il importe de poursuivre le processus de décarbonation de notre économie européenne, en particulier dans une approche géostratégique et industrielle, l’usage de ces importations d’énergies fossiles impactant fortement notre compétitivité-prix. Dans ce cadre, un pilotage européen renforcé est nécessaire pour assurer une assise européenne dans la maîtrise des technologies clefs de la décarbonation vis-à-vis desquelles l’Europe peut encore assurer un leadership ou conserver son tissu industriel existant. Cela vaut notamment pour le secteur des batteries, l’éolien, la production d’hydrogène vert ou la recherche sur le nouveau nucléaire, comprenant les SMR et les AMR.
Sécurité d’approvisionnement et coût de l’énergie : quel état des interconnexions en Europe ?
La panne d’électricité qui, le 28 avril 2025, a touché la péninsule ibérique, témoigne des fragilités des réseaux électriques européens et du besoin d’un renforcement de la solidarité énergétique, affirmé dans l’Article 194 du TFUE.
Dans un document publié en juin dernier, la DG ENER souligne l’ampleur des investissements nécessaires d’ici 2040 pour renforcer les réseaux électriques, estimés à 730 milliards d’euros pour les réseaux de distribution et 477 milliards d’euros pour les réseaux de transport. Au-delà de la rénovation des infrastructures existantes, ces réseaux – comme je l’indiquais déjà il y a dix ans dans le rapport « Energie, l’Europe en réseaux » – devront répondre à l’émergence de nouveaux usages, ainsi qu’au déplacement des espaces de productions.
L’exemple de l’Allemagne est éclairant, le sous-dimensionnement de son réseau de transport pour acheminer son électricité vers les industries du sud entraînant un engorgement régulier des réseaux belge et français.
L’attention doit aussi être portée aux interconnexions encore trop peu développées. L’objectif de la Commission de porter à 15% le taux d’interconnexion d’ici 2030 n’est à ce stade atteint que par 14 Etats membres; plusieurs pays, en particulier dans le sud demeurant faiblement interconnectés avec le reste du grand réseau européen. Cette situation présente des risques importants en cas de “Dunkel Faute » et met à mal le principe de solidarité énergétique.
Un autre point d’inquiétude est le souhait de la Commission de généraliser le recours aux mécanismes de capacité, considérés jusqu’à présent comme un outil de dernier recours. Leur fonctionnement, pour être vertueux dans un cadre élargi, devrait inclure des solutions qui récompensent la flexibilité et bénéficient à d’autres besoins du système.
Comment renforcer la résilience énergétique de l’Europe ?
Plusieurs propositions se dessinent :
- Renforcer la coordination des politiques énergétiques des 27 Etats membres et réfléchir à l’établissement d’une forme de planification énergétique au niveau européen, l’Union de l’énergie étant toujours bloquée par le dilemme contenu dans l’article 194 du TFUE.
- Sur la base des technologies identifiées dans le rapport Draghi, l’Europe se doit de créer un environnement financier et réglementaire favorable à leur développement, de concert avec une coordination renforcée, à l’image de l’Alliance européenne pour les SMR par exemple. Un tel cadre aurait sa place dans des secteurs comme l’hydrogène ou les batteries, en plein développement, et pour lesquelles la course avec la Chine n’est pas encore perdue.
- Un affermissement du principe de neutralité énergétique serait louable, tant la stabilité du mix repose sur une bonne complémentarité des énergies. Cela impliquerait notamment de renoncer à des cibles d’énergies renouvelables pour 2040 et de remplacer celles-ci par des cibles de décarbonation du mix de production.
- Enfin, il est essentiel de réaffirmer le principe de solidarité énergétique, en le doublant notamment d’obligations légales pour les Etats-membres.
3. Numérique : « une régulation exigeante peut être un levier d’innovation durable » affirme Myriam El Andaloussi
Avocate au sein du cabinet CMS Francis Lefebvre, Myriam El Andaloussi explore les tensions croissantes entre régulation, compétitivité et souveraineté numérique dans l’Union européenne. À l’occasion du webinaire « Europe’s New Competitive Pact: Rethinking Growth, Sovereignty, and Strategic Autonomy » organisé par le Centre Européen de Droit et d’Economie affilié à l’Institut Géopolitique & Business de l’ESSEC, elle plaide pour une régulation plus fine, à la fois protectrice des droits fondamentaux et compatible avec les dynamiques d’innovation. Entre extraterritorialité du droit, adaptation aux PME et durabilité du numérique, son analyse éclaire les dilemmes de la puissance normative européenne.

La régulation européenne peut-elle concilier compétitivité technologique et durabilité à long terme ?
La régulation du numérique nécessite une approche multidisciplinaire, au vu de ses enjeux juridiques et politiques mais également économiques et sociétaux.
A cet égard, l’impact environnemental du numérique illustre bien l’importance de considérer l’ensemble de ces enjeux. Bien que cette problématique soit connue et ait déjà fait l’objet de nombreuses études, elle demeure insuffisamment encadrée par la législation actuelle. Pourtant, cette question devient d’autant plus préoccupante avec l’essor de l’intelligence artificielle et la multiplication des centres de données.
Cela pose la question plus générale d’un équilibre entre innovation et durabilité du modèle économique européen.
Alors que la course à la compétitivité s’inscrit plutôt sur du court terme, voire dans l’urgence, notamment du fait de la rapidité des évolutions technologiques, les enjeux de durabilité s’intéressent aussi aux effets à long terme de l’innovation, que ce soit sur l’environnement ou sur la société et le respect des droits humains (droit à un environnement sain et droit à la santé, droit à la vie privée, égalité et non-discrimination, dignité, droits des enfants…).
Afin de pouvoir prendre en compte ces aspects, il est nécessaire d’instaurer un cadre juridique obligatoire pour les acteurs économiques, qui pourra être perçu comme contraignant de prime abord mais qui en réalité sera garant de la viabilité du marché sur le long terme, ainsi que de la confiance des consommateurs, des investisseurs etc. En ce sens, la régulation peut être bénéfique pour l’innovation.
Le « Brussels effect » est-il toujours d’actualité ? Vers une souveraineté normative européenne dans le numérique
En principe, les grandes réglementations numériques européennes adoptées ces dernières années (RGPD, DMA, DSA, RIA) ont une portée extraterritoriale, c’est-à-dire qu’elles s’appliquent aussi bien aux entreprises européennes qu’aux entreprises non européennes qui offrent des biens ou services aux consommateurs européens. Il s’agit justement d’une volonté du législateur de rééquilibrer le marché d’un point de vue juridique, car les grandes entreprises non européennes (Etats-Unis, Chine…) n’offrent pas forcément les mêmes garanties juridiques aux consommateurs européens.
De surcroît, la régulation européenne tend à être reprise dans une certaine mesure par des pays tiers, comme ce fut le cas en matière de protection des données personnelles avec le RGPD. Il n’est pas exclu que le Règlement sur l’IA soit également une source d’inspiration sur la scène internationale.
Au-delà de la régulation stricto sensu, ce sont aussi les mesures « extra-juridiques » qui permettent le développement d’une souveraineté numérique européenne, que ce soit en termes d’investissements, de formation, etc. A cet égard, le plan d’action sur l’intelligence artificielle de la Commission européenne dévoilé le 9 avril dernier met l’accent sur l’amélioration de l’accès à des données volumineuses de haute qualité, le développement d’algorithmes, ou encore le renforcement des compétences et des talents en matière d’IA.
Réguler sans freiner : comment bâtir un marché numérique européen qui soutient aussi les PME et l’innovation ?
Du point de vue de la compétitivité, la régulation peut donner lieu à une inégalité entre les grandes entreprises déjà dotés de moyens financiers et humains pour superviser la conformité à ces réglementations versus les plus petites organisations (PME, startups…) notamment européennes qui peuvent percevoir et vivre ces régulations comme des barrières à l’entrée sur le marché des technologies numériques, et à l’innovation de manière plus générale.
Toutefois, la régulation européenne tâche de contrer ces inégalités en introduisant des champs d’applications variables selon la taille des acteurs économiques. Par exemple, le Digital Markets Act (DMA) a instauré une régulation asymétrique, venant cibler les plus grandes plateformes dites « contrôleurs d’accès » à internet, c’est-à-dire :
- qui fournissent un ou plusieurs services de plateforme essentiels dans au moins 3 pays européens,
- qui ont un chiffre d’affaires supérieur à 7,5 milliards d’euros ou une valorisation boursière très élevé
- et qui comptent plus de 45 millions d’utilisateurs européens par mois et 10 000 professionnels par an.
Plus récemment, la Commission européenne a décidé de simplifier les règles sur la protection des données (RGPD) pour les plus petites entreprises, c’est-à-dire d’alléger les obligations à leur charge, pour aller vers un rééquilibrage de cette asymétrie entre l’ensemble des acteurs qui sont assujettis à la régulation.
Ces exemples montrent bien que la régulation peut aussi être un outil ajustable et flexible, pour construire un marché numérique européen qui soit à la fois compétitif et respectueux des droits fondamentaux.
4. Santé : « La compétitivité ne se décrète pas, elle se construit dans la durée et la cohérence » souligne Jean-Régis Kunégel
Expert associé au Centre Européen de Droit et d’Économie de l’ESSEC, Jean-Régis Kunégel décrypte les défis de compétitivité et de souveraineté que l’Europe affronte dans les industries de santé. À l’occasion du webinaire « Europe’s New Competitive Pact: Rethinking Growth, Sovereignty, and Strategic Autonomy » organisé par le Centre Européen de Droit et d’Economie affilié à l’Institut Géopolitique & Business de l’ESSEC, il éclaire les fragilités structurelles de l’UE face à la Chine et à l’Inde, tout en appelant à dépasser les caricatures sur le rôle des industriels. Une analyse rigoureuse et nuancée, à la croisée des enjeux économiques, sanitaires et stratégiques.

Comment l’UE peut-elle améliorer sa compétitivité dans les industries de santé face à la concurrence mondiale, notamment des États-Unis et de la Chine ?
Jean-Régis Kunégel – La compétitivité, ainsi que les pistes potentielles pour l’améliorer, constitue un sujet complexe à débattre. Elle dépend tout d’abord de la délimitation de l’objet de la recherche : traite-t-on de l’ensemble des industries de santé, ou bien d’un sous-secteur spécifique, comme la pharmaceutique ? Et dans ce cas, inclut-on les médicaments innovants, les génériques, ou les deux ? Intègre-t-on l’ensemble de la chaîne de valeur, y compris les entreprises de sous-traitance, ou seulement celles intervenant en fin de chaîne, comme les entreprises de commercialisation ?
Deuxièmement, l’évaluation de la compétitivité dépend des unités de mesure employées. Celles-ci sont nombreuses, et leur pertinence ou complémentarité peut varier. Certaines peuvent introduire des biais en faveur de certaines localisations. Par exemple, la prise en compte des dépenses en recherche et développement peut être influencé par le coût de la main-d’œuvre (plus élevé aux États-Unis qu’en Chine), sans nécessairement traduire fidèlement l’intensité de l’effort en R&D.
Cela étant dit, de nombreux rapports émanant de la Commission européenne ou d’associations professionnelles (par exemple EFPIA ou MedTech Europe) convergent pour souligner la forte compétitivité des industries de santé en UE, avec un excédent commercial significatif. Toutefois, cet avantage s’érode progressivement face aux États-Unis et à la Chine depuis plusieurs années. L’UE dispose d’atouts exceptionnels, mais fait également face à des difficultés structurelles qui freinent l’amélioration de sa compétitivité. On peut notamment citer la fragmentation persistante du marché européen, qui engendre un environnement institutionnel complexe. Celui-ci se caractérise par la coexistence d’institutions européennes (comme l’Agence européenne des médicaments) et nationales, un cadre réglementaire dense (dont les textes sont parfois difficilement conciliables pour les entreprises), ainsi qu’une grande autonomie laissée aux États membres en matière de santé publique.
Les pistes d’amélioration de la compétitivité des industries de santé sont nombreuses et doivent être adaptées selon qu’il s’agisse de l’industrie pharmaceutique, des technologies médicales ou des biotechnologies. De nombreuses études soulignent notamment la nécessité d’un environnement institutionnel plus cohérent et stable pour les entreprises, d’un soutien public fort à la recherche scientifique et à l’innovation, d’un meilleur accès à diverses sources de financement, ainsi que d’un effort continu de coordination entre États membres.
Quelles mesures peuvent-elles être prises pour réduire la dépendance de l’UE à l’égard de l’Inde et de la Chine dans la production de principes actifs pharmaceutiques ?
J-R.K. – Cette question concerne spécifiquement le secteur pharmaceutique, à l’exclusion des technologies médicales et des biotechnologies. Au-delà de sa dimension économique stricto sensu, elle met en lumière l’enjeu stratégique que représentent les industries de santé pour garantir la souveraineté de l’UE. La dépendance de l’UE envers l’Inde et la Chine pour l’approvisionnement en principes actifs menace potentiellement cette souveraineté. Cette dépendance se manifeste tant dans la production de médicaments innovants que de génériques. Le sujet est bien connu et a déjà fait l’objet de nombreux travaux.
En amont de la chaîne de production, il convient de souligner que la dépendance ne concerne pas uniquement l’UE, mais aussi l’ensemble du monde — y compris l’Inde — vis-à-vis de la Chine pour l’approvisionnement en matières premières et intermédiaires nécessaires à la fabrication des principes actifs. En aval, l’UE reste également dépendante de la production de médicaments génériques finis en provenance d’Inde et de Chine. Cette production concerne des volumes importants de formulations peu ou moyennement complexes, largement distribuées aux patients européens. Contrairement à certaines idées reçues, l’UE conserve toutefois une capacité de production, certes plus limitée, de médicaments génériques complexes et plus spécifiques. Par ailleurs, la Chine, historiquement positionnée sur les médicaments génériques, devient de plus en plus compétitive dans la recherche scientifique, les essais cliniques et le développement de médicaments innovants, ce qui contribue à une perte d’influence de l’UE sur des segments à forte valeur ajoutée.
La relocalisation d’une partie essentielle des activités de production apparaît dès lors comme une solution centrale dans les débats publics. Toutefois, cet enjeu est d’une grande complexité. Si la délocalisation a souvent été expliquée par des considérations de coûts de fabrication, cette explication mérite d’être amplement nuancée. Il convient également de prendre en compte la qualité de la base industrielle, la coopération entre les secteurs public et privé, la capacité à transformer rapidement les résultats de la recherche en applications industrielles, ainsi que l’environnement institutionnel (par exemple, la stabilité des règles applicables ou les délais de traitement des dossiers par les autorités compétentes).
Les institutions européennes sont actuellement très actives pour renforcer la souveraineté pharmaceutique de l’UE. À titre d’illustration, le 11 mars 2025, la Commission européenne a présenté une proposition de règlement sur les médicaments critiques, visant à sécuriser les chaînes d’approvisionnement et les stocks de précaution pour environ 270 médicaments jugés essentiels à la santé des citoyens européens. Si l’objectif est particulièrement pertinent, la méthodologie employée par la Commission peut interroger, en raison de l’absence de toute analyse d’impact.
Comment l’UE peut-elle assurer la qualité et l’accessibilité de son système de santé public dans un contexte de pressions croissantes des industriels sur la compétitivité ?
J-R.K. – Les débats autour de la compétitivité des industries de santé et du renforcement de la souveraineté de l’UE font l’objet d’un intense lobbying de la part des industriels. Les intérêts privés des entreprises de santé et l’intérêt général défendu par les pouvoirs publics sont souvent présentés comme antagonistes. En réalité, les divergences tiennent davantage à une différence de positionnement entre les secteurs public et privé qu’à une opposition frontale d’intérêts.
Le secteur privé est confronté quotidiennement à la concurrence mondiale, ce qui alimente naturellement ses préoccupations. Bien que la compétitivité des industries de santé soit un enjeu majeur pour les citoyens européens, les pouvoirs publics doivent également prendre en compte d’autres impératifs : l’accessibilité du système de santé public, la protection de l’environnement, le contrôle des finances publiques, etc. Par ailleurs, il n’existe pas un intérêt privé unique : les industries de santé opèrent sur des segments très variés, parfois aux intérêts divergents, comme en témoigne le débat sur la propriété intellectuelle entre les fabricants de médicaments innovants et ceux de génériques.
Le lobbying des industriels est particulièrement actif dans le cadre des réflexions et initiatives liées aux politiques européennes. Il convient ici de distinguer les méthodes employées des arguments avancés. Parmi les méthodes figurent : la production de rapports ou propositions de réforme par des associations professionnelles, les échanges directs avec les institutions publiques, les prises de parole publiques de dirigeants d’entreprise, ou encore la commande d’études scientifiques orientées vers leurs intérêts. Les arguments fréquemment mobilisés par les industriels incluent : la perte de compétitivité, la difficulté à investir dans la R&D en raison des prix bas des médicaments en UE, les risques de délocalisation, ou encore les contraintes réglementaires perçues comme une source potentielle de bureaucratie au sein des entreprises (par exemple, dans le cadre du Green Deal).
L’enjeu pour les pouvoirs publics est d’identifier ces logiques, de contextualiser les arguments avancés, et de les évaluer de manière critique. À l’inverse, il serait risqué de rejeter systématiquement la parole des industriels ou d’adopter une posture de défiance permanente. La difficulté réside donc dans la capacité à instaurer un dialogue équilibré entre acteurs publics et privés, tout en se prémunissant contre les dérives potentielles du lobbying.
A lire aussi : Revue d’ouvrage – « Géopolitique : cette force qui bouleverse tout » – Charles Salvaudon, expert au CEDE -Essec