Europe, les défis de l’autonomie stratégique

Un article publié par La Croix et notre partenaire Toute l’Europe


Le 70e anniversaire de l’Otan (2/2). Soixante-dix ans après la création de l’Otan, le 4 avril 1949, les Européens sont divisés sur la meilleure manière de garantir, aujourd’hui, la sécurité du continent.


C’était le 19 mars à Bruxelles. Le vice-président de la Commission européenne Jyrki Katainen annonçait une enveloppe de 525 millions d’euros pour financer les premiers projets de recherche et développement dans le cadre du Fonds européen de défense d’ici à 2020. « Historique », affirmait cet ancien premier ministre finlandais pour qualifier ce modeste galop d’essai, prélude aux 13 milliards d’euros prévus pour la période 2021-2027, sous réserve de l’approbation du nouveau Parlement européen à l’automne 2019. L’initiative, proposée par la Commission en novembre 2016 et lancée en juin 2017, vise à financer des projets de recherche et des projets capacitaires, le drone européen en particulier.

Une intense campagne de lobbying

Pour en arriver là, les Européens ont dû batailler pour surmonter leurs habituelles divisions, rassurer l’Otan sur le risque de « duplication » et parvenir à un accord minimal sur les objectifs, les critères d’éligibilité, la participation des entreprises de pays tiers et la gouvernance du fonds. Les Américains ont déployé une intense campagne de lobbying auprès des acteurs de la négociation, dernière illustration de l’ambivalence américaine envers une Europe plus responsable et autonome militairement. Gordon Sondland, ambassadeur des États-Unis auprès de l’Union européenne, a menacé de représailles si Bruxelles mettait des obstacles à la participation de l’industrie de défense américaine.

Une série d’arguments a refait surface sur l’interopérabilité et les risques de « duplication » et de « découplage ». « Les dirigeants américains rêvent d’une Europe qui augmente ses budgets militaires et achète des équipements américains », lâche un militaire.« L’augmentation des dépenses de défense stimule la concurrence mais le marché européen de l’armement restera transatlantique, tempère Camille Grand, secrétaire général adjoint de l’Otan. Les initiatives de l’Union européenne pour renforcer l’Europe de la défense sont une bonne nouvelle qui peut contribuer à un meilleur partage du fardeau. »

Cet épisode n’est qu’un exemple parmi d’autres des difficultés des Européens à penser la sécurité de leur continent à l’aune de la compétition entre grandes puissances et d’une réduction prévisible de l’engagement américain. « Les Européens n’ont pas de lecture unifiée de l’environnement stratégique et des menaces », souligne Arnaud Danjean, député européen. Le concept d’autonomie stratégique, nouveau graal de la défense européenne, inscrit dans les textes de l’Union européenne (UE) et promu par la diplomatie française, reste problématique pour les Américains comme pour de nombreux Européens.

«”L’autonomie stratégique” recommandée par la France, qui entraînerait un découplage stratégique de l’Amérique, est tout à fait irréaliste, même pour une Europe sous le choc et unie pour renforcer sa résilience et ses défenses », soutient Constanze Stelzenmüller, chercheuse à la Brookings Institution, dans un récent essai. Un sentiment largement partagé dans le nord et l’est de l’Europe. « Certains pays ont un attachement viscéral à la garantie de sécurité américaine et considèrent que l’Europe n’est ni capable, ni crédible »,résume Olivier de France, directeur de recherche à l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques). Pour de nombreux alliés, acheter américain est le meilleur moyen d’assurer cette protection.

Des avancées fragiles et réversibles

En 2011, l’intervention de l’Otan en Libye a souligné les trous capacitaires européens, la dépendance à l’égard des États-Unis, de même que l’absence de consensus européen sur l’emploi de la force armée. Le sentiment d’une urgence s’est renforcé avec la conjonction de différents facteurs : l’intervention française au Mali, la guerre en Syrie, l’annexion de la Crimée par la Russie et le conflit dans l’est de l’Ukraine, les attentats terroristes en Europe et la décision britannique de quitter l’UE.

Depuis fin 2016, la défense européenne a connu des avancées fragiles et réversibles : la coopération structurée permanente – pour les programmes d’équipement – ; le Fonds européen de défense ; et, hors de l’UE, l’Initiative européenne d’intervention visant à créer une culture stratégique commune. Reste à confirmer la volonté politique et les engagements budgétaires. « Ces trois initiatives vont devoir se concrétiser dans un climat politique peu favorable », commente Louis Gautier, ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et auteur d’un rapport sur la défense européenne.

En dépit des sourires de façade, la relation entre Paris et Berlin traverse une période difficile, illustrée début mars par la dissonance entre la « Lettre aux citoyens d’Europe » d’Emmanuel Macron et la tribune de la successeure désignée d’Angela Merkel, la présidente de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) allemande Annegret Kramp-Karrenbauer. Les tribulations de la coopération franco-allemande en matière de défense reflètent les profondes différences de culture politique et de priorités stratégiques entre les deux pays. Vu de Berlin, l’Otan reste le pilier indispensable de la défense collective.

Des deux côtés du Rhin, les opinions publiques soutiennent l’idée d’une défense européenne commune mais pas pour les mêmes raisons. « Les Allemands pensent que cela leur évitera de dépenser plus pour la défense et de laisser à d’autres les interventions », explique Ulrike Franke, chercheuse au European Council on Foreign Relations. Pour Berlin, l’Europe de la défense a pour objectif de renforcer la coordination européenne dans la gestion militaire et civile des conflits. Pour Paris, elle devrait servir à lancer des interventions militaires à plusieurs.

Des avancées fragiles et réversibles

Les deux capitales font toutefois un constat commun : l’Europe doit renforcer ses capacités de défense, un renforcement qui passe par la production d’armements communs. Français et Allemands sont parvenus à se mettre d’accord sur des projets d’avion et de char de combat du futur et tentent de finaliser un accord sur les exportations d’armements comportant des composants nationaux. Un texte, destiné à remplacer les accords Schmidt-Debré de 1972, pourrait être conclu dans les prochains mois. L’idée serait que, au-delà d’un seuil de 20 % de composants d’un des deux pays dans un système d’armements, l’autre ne puisse s’opposer à son exportation vers des pays tiers. Les tensions sur les questions de défense entre chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates au sein de la coalition gouvernementale expliquent en partie les turbulences franco-allemandes.

« La politisation croissante du débat allemand sur les exportations d’armements fait peser un risque sur la coopération de défense européenne aujourd’hui et à l’avenir », assène Anne-Marie Descôtes, ambassadrice de France à Berlin, dans un article publié la semaine dernière par l’Académie fédérale pour la politique de sécurité. Sous la pression des sociaux-démocrates, l’Allemagne devrait ne pas tenir son engagement à porter ses dépenses militaires à 1,5 % de son PIB d’ici à 2024. Faute d’accord, les décisions sur l’armement des drones et le remplacement des vieux Tornado, porteurs de la bombe nucléaire américaine en Europe, pourraient être différées.

Paris-Berlin : manque de vision commune

« Le couple franco-allemand manque d’une vision commune de l’avenir de l’Europe, estime Pierre Vimont, ex-secrétaire général exécutif du Service européen pour l’action extérieure. La synchronisation n’a jamais été évidente entre les deux pays et il faudra sans doute attendre la relève de Merkel pour travailler ensemble à une transformation profonde du projet européen. Un certain nombre de pays européens ont pris conscience de la nécessité pour l’Europe de se doter d’une capacité de défense. Les Américains ont besoin de partenaires et ils ne sont pas mécontents de laisser les Européens en première ligne. À l’Europe de saisir cette opportunité pour avancer. »

Six bons élèves européens

Sept des 29 pays de l’Otan (États-Unis, Grèce, Royaume-Uni, Estonie, Pologne, Lettonie et Lituanie) remplissent l’objectif de consacrer au moins 2 % de leur PIB aux dépenses de défense. Seize ont par ailleurs rempli l’objectif d’atteindre 20 % des dépenses militaires en équipements. La France est à 1,82 % et assure être en mesure d’atteindre les 2 % en 2025.

Selon l’Institut international d’études stratégiques (IISS), les dépenses de défense cumulées des États membres européens de l’Otan s’élèvent à 264 milliards de dollars (235 milliards d’euros) en 2018, derrière les États-Unis (643,3 milliards de dollars) mais devant la Chine (168,2 milliards de dollars) et la Russie (63,1 milliards de dollars). La contribution des États-Unis à la défense de l’Europe s’élève à 6 milliards d’euros par le biais de l’Otan, auxquels s’ajoutent 26 milliards d’euros correspondant aux coûts de la présence militaire en Europe.


Photo : Un char est exposé devant les portes du Salon international
consacré à la défense et à la sécurité, organisé à Villepinte
(Seine-Saint-Denis). GÉRARD JULIEN/AFP