UE- Reconquête d’une compétitivité durable – Le Saint Graal?  Débat CEDE – 17 juin 2025

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Grain de sel

Rappel : sur ce blog, la question de la compétitivité européenne a déjà été abordée à plusieurs reprises ; l’article présent s’inscrit dans la continuité de la réflexion menée dans le cadre de la série « Compétitivité de l’Union européenne » Travaux du CEDEFilière affaires européennesInstitut Géopolitique & Business
Les autres articles de la série :
Autour du Débat du 25 avril 2025 (Filière Affaires européennes – MSDAIM 2025) – Quelques défis vitaux de l’UE dans un monde en permacrise :
L’UE face aux grandes puissances économiques : faire le dos rond ou contre-attaquer ?
Green deal : jusqu’où ira le rétropédalage ?
Numérique : entre souveraineté numérique, valeurs de l’UE et concurrence internationale
Autour du Débat du 17 juin 2025 (CEDE – Filière Affaires européennes) UE & Reconquête d’une compétitivité durable?!
– Interview d’experts « Compétitivité européenne : Quelques défis stratégiques relatifs à l’énergie, le numérique, la santé »
Compétitivité – la situation inquiétante de l’Europe – Rédactionnel réalisé en préparation du débat du 17 juin 2025 avec Célestine Phe, monitrice ESSEC.


Compte-rendu du débat du 17 juin organisé par le CEDE ESSEC dans le cadre de la chaire Jean Monnet de Viviane de Beaufort , sous l’égide de l’Institut Géopolitique & Business, et avec les étudiants de la Grande Ecole ESSEC dans le cadre du cours (DEVD 31244) UE, droit & stratégies de lobbying, cours fondamental de la filière « affaires européennes » 

Quelle Compétitivité durable après la publication du rapport Draghi, sa reprise dans la Boussole de compétitivité de la Commission européenne et diverses actualisations liées aux bouleversement géopolitiques actuels?

Experts du CEDE (par ordre d’intervention) 

Viviane de Beaufort, professeure à l’ESSEC BS, directrice du CEDE,chaire Jean Monnet
Gilles Briatta, Senior counsel au cabinet Gide, spécialisé en stratégie européenne
Myriam el Andaloussi, avocate en droit numérique CMS Francis Lefebvre                
Michel Derdevet, expert en énergie, Président de Confrontations Europe, essayiste
Jean-Régis Kunegel, juriste d’affaires et compliance,expert au CEDE sur industries de Sant
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Introduction par Viviane de Beaufort

Ce débat s’intègre dans le programme historique du CEDE centré sur :  « La quête  de la souveraineté  économique de l’Union européenne  » depuis 2008. Il complète la thématique abordée l’an dernier sur le changement de posture assumé de l’Union européenne en matière de souveraineté économique et porte cette fois sur l’épineuse  question de la compétitivité européenne. Pour rappel, le CEDE, s’inscrit dans une  approche pluridisciplinaire économie droit et désormais partie intégrante de l’Institut Géopolitique et Business Essec 

Dans un monde en « perma crise » , caractérisé notamment par un affrontement économique entre deux grands puissances, mais également des entreprises tentaculaires dont les GAFAM et de nouveaux acteurs chinois, la capacité de l’UE à recouvrer une compétitivité, question déjà préoccupante il y a 20 ans avec la stratégie de Lisbonne  prend  une dimension d’urgence vitale.  C’est le maître mot dans les instances européennes et nationales et les entreprises! 

L’Union européenne  demeure une puissance commerciale, mais n’a plus ses atouts d’il y 20 ans pour imposer sa vision. Sa dépendance à l’égard de produits ou matières majeures l’expose. Pour conserver son système démocratique et ses valeurs, elle doit recouvrer un degré suffisant de compétitivité. Tout particulièrement dans certains secteurs cruciaux dont le numérique, l’énergie et la santé, afin d’être autonome. C’est la stratégie du derisking à échelle politique et celle de la relance et la dérégulation pour nos entreprises 

L’analyse des rapport Letta et Draghi  publiés et abondamment discutés en 2024 fondent nos travaux comme ils fondent la stratégie de l’UE aujourd’hui avc : “la boussole de la compétitivité “

Nous revenons ici sur des points saillants du débat

Interview expert : GILLES BRIATTA : Compétitivité européenne – Le défi ? 

Key note speaker- Senior counsel chez Gide et expert associé au CEDE évoque  les exigeantes conditions de succès d’un plan de reconquête)

1. Qu’est ce qui explique que la stratégie de Lisbonne n’a pas fonctionné ?

L’une des raisons les plus incontestables est pour moi l’absence, sur la durée, d’une vraie priorité politique des Etats membres en faveur de la compétitivité européenne, malgré la force des mots contenus dans la Stratégie de Lisbonne.  Un signe qui ne trompe pas : après le Conseil européen de Lisbonne, les Conseils européens suivants ont été dominés par des préoccupations bien différentes (réformes institutionnelles, grand élargissement, etc…), avant que la grande crise financière de 2008-2012 puis l’aventure interminable du Brexit imposent leurs propres priorités. Il faut également tenir compte de la préférence « naturelle » de l’Europe (UE et Etats membres) en faveur de la régulation la plus détaillée possibles des activités économiques et financières, ainsi que de la montée de la grande priorité environnementale et climatique, totalement légitime mais dont la puissance politique a probablement aidé à faire passer au second plan certains des engagements de la Stratégie de Lisbonne. Enfin, n’oublions pas que le dynamisme économique mondial issu de la mondialisation ainsi que les excédents commerciaux records de certains Etats membres (Allemagne et Italie en particulier) permettaient à l’UE de continuer à croire en une prospérité européenne solidement établie, jusqu’à ce que plusieurs chocs externes violents fassent comprendre aux gouvernements nationaux que l’Europe risquait un déclassement mondial  économique, financier et stratégique d’une ampleur inégalée dans l’Histoire : révélation de la dépendance industrielle massive à l’égard de la Chine à l’occasion la crise sanitaire du COVID, prise de conscience de la fragilité énergétique européenne après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, signes de plus en plus évidents d’une domination américano-chinoise quasi-totale dans le digital et l’IA, dépendance manifeste à l’égard des Etats-Unis pour la défense et la sécurité de l’Europe, alors que Washington ne semble plus être un allié aussi sûr, remises en cause multiples des règles ayant assuré le développement du commerce international  sur lequel l’UE avait axé son développement. 

2. Le rapport Draghi comme le rapport Letta font un état des lieux clair des insuffisances multiples de l’UE en matière de compétitivité- qu’elles sont les trois essentielles si on peut prioriser ?

Trois insuffisances principales :

  • On a régulé de plus en plus, au niveau européen et au niveau national, mais on est très loin d’avoir bâti un vrai marché intérieur pour les biens et les services, contrairement aux marchés intérieur américain et chinois. Notre principale force potentielle sur laquelle nos entreprises devraient pouvoir s’appuyer est en fait très incomplète.
  • On a négligé les conséquences désastreuses de l’absence d’un marché intérieur de l’épargne, de l’investissement et des services financiers. Résultat : nos entreprises innovantes ont dû trouver ailleurs qu’en Europe les moyens de leur financement et donc de leur croissance, et moins d’innovations se sont développées sur le sol européen. La faiblesse relative du capital risque et le retard pris en matière de capitalisation boursière sont ainsi largement responsables de l’absence européenne au sein des plus grandes entreprises technologiques mondiales. On a également refusé de voir les effets pervers entraînés par le refus d’une retraite par capitalisation au sein de nombreux Etats membres ainsi que par des fiscalités nationales de l’épargne et des sociétés qui ne privilégient ni la prise de risque, ni l’innovation, ni la croissance.
  • On n’a fait que très peu de progrès dans les politiques européennes le plus essentielles pour la sécurité collective : industries de défense dynamiques produisant des armes adaptées aux risques et inter-opérationnelles, politique énergétique commune au service des acteurs économiques européens, infrastructures technologiques en particulier digitales, politique commerciale dotée de rétorsions crédibles et rapidement actionnables en cas d’attitude menaçante de certains partenaires.

3. L’UE a-t-elle les moyens politiques et économiques de prendre ce virage vers plus d’autonomie économique ?

Elle a la richesse collective nécessaire ainsi que les compétences (exemple : une grande partie des ingénieurs IA de Nvidia sont d’origine européenne…). Elle a aussi la chance d’avoir, avec l’UE, des institutions communes solides et adaptables.

Il y a aujourd’hui plus de volonté politique de prendre ce virage, à la fois au sein de certains Etats membres (Allemagne en particulier) et au sein de la Commission.

Mais le risque d’une persistance des habitudes est énorme. Rien ne se fera sans :

  • La volonté ferme au sein de l’UE et au sein des Etats membres de faire des choix politiques systématiquement en faveur de la compétitivité et de l’innovation (tout ne peut être prioritaire, ni à Paris ou à Berlin, ni à Bruxelles).
  • Une pression forte et constante des entreprises européennes, en particulier les plus dynamiques et les plus innovantes, sans laquelle cette volonté politique de l’UE et de ses Etats membres risque de faiblir rapidement (c’est l’une des principales leçons de l’échec de la stratégie de Lisbonne).

Voir aussi : Réaction de G.BRIATTA à l’appel de Mario Draghi de Coimbra

Déclinaison par secteur : L’UE à l’ère du numérique

Qu’en pensent nos étudiants ? Exposé

Pourquoi et quelles régulations européennes ?

Dans un contexte de polarisation géopolitique et de domination technologique des GAFAM et BATX, l’Union européenne a choisi une voie originale : réguler le numérique par le droit, au nom de la protection des droits fondamentaux. Ce choix stratégique repose sur une conviction : la souveraineté numérique passe par un encadrement normatif fort. Depuis 2018, le RGPD a placé la protection des données au cœur de l’agenda européen, imposant des principes stricts de licéité, de minimisation et de transparence, avec un pouvoir de sanction dissuasif (jusqu’à 4 % du CA mondial). Il s’est immédiatement heurté à des textes extraterritoriaux comme le Cloud Act américain, qui permet aux autorités judiciaires des États-Unis d’accéder à des données stockées hors du territoire, y compris en Europe, dès lors qu’elles sont hébergées par une entreprise américaine.

L’arrêt Schrems II de la CJUE (2020) a invalidé le cadre juridique des transferts transatlantiques, estimant que les États-Unis ne garantissaient pas une protection équivalente. En réponse, un nouvel accord de transfert a été adopté en 2023, mais l’incertitude demeure. L’UE tente d’y répondre en instaurant une certification cloud européenne (EUCS), sans réussir à briser l’hégémonie des hyperscalers américains. À ce socle de régulation des données s’ajoutent deux textes structurants : le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA). Le premier impose aux grandes plateformes des obligations accrues de modération des contenus ; le second introduit des contraintes majeures aux « gatekeepers » en matière d’interopérabilité, d’interdiction de l’auto-préférence, et d’ouverture des écosystèmes. Six acteurs ont été officiellement désignés : Google, Apple, Meta, Microsoft, Amazon et ByteDance.

L’IA Act, adopté en 2024, vient compléter cet édifice en introduisant une classification par niveaux de risque. Les systèmes d’IA « inacceptables » (social scoring, reconnaissance émotionnelle, manipulation subliminale) sont interdits ; les IA à haut risque font l’objet d’obligations strictes (documentation, transparence, supervision humaine).

Ainsi se dessine une régulation ambitieuse : faire du marché européen un espace normatif éthique, avec une portée extraterritoriale croissante. Reste à en interroger la mise en œuvre et les effets sur la souveraineté technologique de l’Union.

Application du droit de l’UE, quelles  limites politiques? Comment réguler?

L’Union européenne a su affirmer son droit numérique. Les sanctions issues du RGPD ont dépassé les 4,5 milliards d’euros, dont une amende record de 1,2 milliard contre Meta en 2023. Le DMA a engagé une dynamique concrète de rééquilibrage du marché en désignant les gatekeepers et en imposant des obligations techniques contraignantes. Les grandes entreprises ne peuvent plus imposer leurs propres services, bloquer des applications concurrentes ou verrouiller les systèmes de paiement. Mais cette affirmation du droit rencontre rapidement des limites politiques. D’abord, les géants du numérique usent de leurs droits procéduraux : les sanctions sont systématiquement contestées devant les juridictions nationales ou la CJUE, ce qui ralentit leur exécution. Ensuite, le lobbying des GAFAM à Bruxelles est massif : en 2023, ils figuraient parmi les dix premiers groupes privés d’influence, mobilisant plus de 25 millions d’euros annuels. Cette pression a eu des effets tangibles : le projet de directive sur la responsabilité civile de l’IA, qui devait instaurer une responsabilité des développeurs, a été gelé. La Commission a tenté de compenser ce retrait par un code de conduite volontaire, signé par certains (OpenAI, Anthropic), mais rejeté par d’autres (Meta). À cela s’ajoutent les pressions géopolitiques. Sous l’administration Trump, des menaces de sanctions douanières ont visé les États membres souhaitant taxer ou encadrer les Big Tech. Même avec une administration Biden plus modérée, les GAFAM bénéficient d’un soutien diplomatique structurel. Ce rapport de force asymétrique limite la portée réelle du droit européen. Enfin, une tension subsiste entre régulation et innovation. Selon un Eurobaromètre de 2023, 58 % des start-up IA considèrent que la conformité aux normes européennes pourrait freiner leur développement. Le coût moyen de mise en conformité RGPD est estimé à 20 000–50 000 € par PME, ce qui pose la question de l’accessibilité réglementaire à l’innovation. Autrement dit, si l’UE dispose d’un droit autonome robuste, sa capacité à l’imposer dépend de sa capacité à l’incarner politiquement et technologiquement. Et c’est précisément cette capacité que questionne la création de champions européens.

L’UE peut-elle créer ses champions ?

La stratégie européenne repose sur un double levier : réguler pour encadrer, financer pour émerger. Or si le premier volet est solide, le second reste fragile. Côté investissements publics, les outils existent :

  • Horizon Europe (2021–2027) mobilise 95,5 milliards d’euros, dont une part significative dédiée aux technologies émergentes ;
  • Digital Europe ajoute 7,5 milliards pour le développement des compétences numériques et la cybersécurité ;
  • Les IPCEI (projets importants d’intérêt européen commun) permettent de subventionner des initiatives stratégiques comme le cloud souverain, la microélectronique ou l’IA.

S’y ajoute InvestAI, initiative visant à lever 200 milliards d’euros, dont un nouveau fonds européen de 20 milliards pour soutenir les giga infrastructures IA. Toutefois, seuls 50 milliards proviennent de fonds publics européens. Le reste implique des capitaux privés, souvent étrangers, ce qui limite l’autonomie réelle des projets. Dans ce contexte, des champions émergent : Mistral AI, fondée en 2023, est valorisée à 5,8 milliards d’euros en 2025. Reconnue pour son modèle open source respectueux du RGPD, la startup illustre une excellence européenne. Mais pour se développer, elle a dû nouer des partenariats avec Microsoft (Azure) et Nvidia, ce qui pose une nouvelle fois la question de la souveraineté des infrastructures.Même dynamique pour Aleph Alpha, entreprise allemande spécialisée dans les LLM, qui dépend elle aussi de fournisseurs cloud non européens. Le paradoxe est donc structurel : l’Europe finance des champions qui dépendent d’acteurs extra-européens pour exister

Créer un marché intérieur du capital, renforcer l’attractivité de la Bourse européenne, mutualiser les infrastructures stratégiques : telles sont les conditions nécessaires pour faire émerger de véritables alternatives aux GAFAM. Sans cela, l’autonomie restera partielle, et la régulation difficile à faire respecter à long terme.

Conclusion

L’Union européenne tente de construire un modèle numérique propre, fondé sur l’éthique, la responsabilité et la souveraineté. Elle dispose désormais d’un arsenal juridique solide (RGPD, DSA, DMA, IA Act) et de mécanismes de financement structurants. Mais sa puissance normative se heurte à une dépendance technologique persistante. La question posée n’est donc pas seulement : l’Europe peut-elle réguler le numérique ? Elle est devenue : l’Europe peut-elle exister numériquement ? Autrement dit, produire, héberger et financer ses propres géants, sur ses propres infrastructures, selon ses propres valeurs. L’ouverture posée en conclusion invite à un élargissement du raisonnement : la course au numérique est aussi une course énergétique, dont le coût environnemental est considérable. Elle engage ainsi la nécessité d’une cohérence intersectorielle entre innovation, régulation, souveraineté et durabilité, qui reste à bâtir. 

Breaking news : Semi-conducteurs taxés, machines épargnées

Les semi-conducteurs européens seront taxés à 15 % aux États-Unis, mais les équipements de fabrication de puces — essentiels pour les géants américains comme Nvidia — resteront exemptés de droits de douane. Un compromis qui avantage les producteurs américains et met sous pression l’objectif européen d’atteindre 20 % de la production mondiale de puces d’ici 2030.

Défense, énergie, agroalimentaire, industrie pharmaceutique… Les implications de l’accord UE-États-Unis

Avis expert : Myriam El Andaloussi, avocate, experte au CEDE, alumna Essec

La régulation du numérique nécessite une approche multidisciplinaire, au vu de ses enjeux juridiques et politiques mais également économiques et sociétaux. A cet égard, l’impact environnemental du numérique illustre bien l’importance de considérer l’ensemble de ces enjeux. Bien que cette problématique soit connue et ait déjà fait l’objet de nombreuses études, elle demeure insuffisamment encadrée par la législation actuelle,  largement sous-traitée par les entreprises comme par les décideurs publics. Pourtant, cette question devient d’autant plus préoccupante avec l’essor de l’intelligence artificielle et la multiplication des centres de données. Cela pose la question plus générale d’un équilibre entre innovation et durabilité du modèle économique européen. Alors que la course à la compétitivité s’inscrit plutôt sur du court terme, voire dans l’urgence, notamment du fait de la rapidité des évolutions technologiques, les enjeux de durabilité s’intéressent aussi aux effets à long terme de l’innovation, que ce soit sur l’environnement ou sur la société et le respect des droits humains (droit à un environnement sain et droit à la santé, droit à la vie privée, égalité et non-discrimination, dignité, droits des enfants…).

Afin de pouvoir prendre en compte ces aspects, il est nécessaire d’instaurer un cadre juridique obligatoire pour les acteurs économiques, qui pourra être perçu comme contraignant de prime abord mais qui en réalité sera garant de la viabilité du marché sur le long terme, ainsi que de la confiance des consommateurs, des investisseurs etc. En ce sens, la régulation peut être bénéfique pour l’innovation.  A cet égard, deux remarques sur le champ d’application de la régulation et ses effets sur la compétitivité des entreprises :

  • D’un point de vue territorial, tout d’abord : Les grandes réglementations numériques européennes adoptées ces dernières années (RGPD, DMA, DSA, RIA) ont une portée extraterritoriale, c’est à dire qu’elles s’appliquent aussi bien aux entreprises européennes qu’aux entreprises non européennes qui offrent des biens ou services aux consommateurs européens. Il s’agit justement de rééquilibrer le marché d’un point de vue juridique, car les grandes entreprises non européennes (Etats-Unis, Chine…) n’offrent pas forcément les mêmes garanties juridiques aux consommateurs européens.

De surcroît, la régulation européenne tend à être reprise dans une certaine mesure par des pays tiers, comme ce fut le cas pour le RGPD. Il n’est pas exclu que le Règlement sur l’IA soit également une source d’inspiration sur la scène internationale.

  • D’un point de vue financier, ensuite : De fait, la régulation peut donner lieu à une inégalité entre les grandes entreprises déjà dotés de moyens financiers et humains pour superviser la conformité à ces réglementations versus les plus petites organisations (PME, startups…) notamment européennes qui peuvent percevoir et vivre ces régulations comme des barrières à l’entrée sur le marché des technologies numériques, et à l’innovation de manière plus générale.

Toutefois, la régulation européenne tâche de contrer ces inégalités en introduisant des champs d’applications variables selon la taille des acteurs économiques. Par exemple, le Digital Markets Act (DMA) a instauré une régulation asymétrique, venant uniquement cibler les plus grandes plateformes dites « contrôleurs d’accès » à internet, c’est-à-dire (i) qui fournissent un ou plusieurs services de plateforme essentiels dans au moins 3 pays européens, (ii) ont un chiffre d’affaires supérieur à 7,5 milliards d’euros ou une valorisation boursière très élevé et (iii) comptent plus de 45 millions d’utilisateurs européens par mois et 10 000 professionnels par an. Plus récemment, la Commission européenne a décidé de simplifier le RGPD pour les petites entreprises, c’est-à-dire d’alléger les obligations à leur charge, pour aller vers un rééquilibrage de cette asymétrie entre petits et grands acteurs. Ces exemples montrent bien que la régulation peut aussi être un outil ajustable et flexible, pour construire un marché numérique européen qui soit à la fois compétitif et respectueux des droits fondamentaux.

Apport de Viviane de Beaufort

L’accalmie transatlantique née du récent accord commercial aura été de courte durée. Dès le 25 août, Donald Trump dénonçait sur Truth Social des règles européennes « conçues pour discriminer ou nuire à la technologie américaine ». Dans son viseur : le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA). Ces textes, qui visent à protéger les citoyens et assurer un marché numérique équitable, ne relèvent pas de la fiscalité mais imposent des obligations communes à tous les acteurs, y compris les GAFAM.

La nervosité des géants américains est manifeste : le DMA et le DSA prévoient des amendes allant jusqu’à 10 % et 6 % du chiffre d’affaires mondial en cas de manquement. En avril 2025, Apple et Meta ont déjà été sanctionnés à hauteur de 500 et 200 millions d’euros. L’Union européenne, premier marché mondial pour ces entreprises, affirme de son côté sa souveraineté normative. La Commission a rappelé qu’« il est du droit souverain de l’UE de réglementer les activités économiques sur son territoire », tandis que la commissaire Henna Virkkunen appelait à renforcer les capacités européennes en intelligence artificielle, informatique quantique et semi-conducteurs.

La confrontation pourrait bientôt basculer sur le terrain commercial. Emmanuel Macron a qualifié de « coercition » la menace américaine de nouveaux droits de douane visant la tech, promettant une riposte via l’instrument anti-coercition entré en vigueur fin 2023. Le président du Conseil européen, Antonio Costa, a entamé une tournée des capitales pour préparer la réponse commune.

La fermeté européenne s’est traduite récemment par plusieurs sanctions emblématiques. Le 5 septembre 2025, la Commission a infligé à Google une amende record de 2,95 milliards d’euros pour abus de position dominante dans la publicité en ligne, assortie d’un délai de 60 jours pour proposer des remèdes. Google conteste et a fait appel. En France, la CNIL a condamné Google à 325 millions d’euros pour usage abusif de cookies et Shein à 150 millions pour pratiques de suivi illégales — des décisions elles aussi contestées. Ces cas illustrent la détermination de l’UE à appliquer ses règles sans exception, y compris aux géants américains.

Déclinaison par secteur : Compétitivité de l’UE dans les industries de santé

Qu’en pensent nos étudiants ? Exposé

Relancer la compétitivité de l’UE dans le secteur pharmaceutique face aux États-Unis et à la Chine sans porter atteinte aux standards élevés d’innovation et d’accès aux médicaments voilà la quadrature du cercle telle qu’elle se présente.

Breaking news : Exemption sous haute menace

Les produits pharmaceutiques européens échappent pour l’instant aux 15 % de droits de douane américains. Mais une enquête américaine pour « risque à la sécurité nationale » pourrait tout changer. Cette exemption fragile coexiste avec un engagement controversé de 600 milliards € d’investissements aux États-Unis, en contradiction avec les ambitions de relocalisation de la production en Europe.

Défense, énergie, agroalimentaire, industrie pharmaceutique… Les implications de l’accord UE-États-Unis – Euractiv FR

Le secteur pharmaceutique européen, longtemps considéré comme un pilier de l’innovation mondiale, subit un déclin relatif dans un contexte de montée en puissance des États-Unis et de la Chine. En 2023, l’Amérique du Nord représentait 53,3 % des ventes mondiales de médicaments contre seulement 22,7 % pour l’Europe. Les activités de recherche et développement (R&D) se déplacent vers des marchés émergents plus dynamiques et moins réglementés, notamment la Chine, l’Inde et le Brésil. La baisse de l’attractivité de l’UE se manifeste par la chute de sa part mondiale d’essais cliniques (de 25 % en 2013 à 19 % en 2023), l’annulation d’investissements majeurs (ex : retrait d’AstraZeneca au Royaume-Uni), et la fragmentation du marché européen favorisant un commerce parallèle estimé à 6,4 milliards € en 2022. Malgré ces difficultés, l’industrie pharmaceutique reste un moteur économique européen : 311 milliards € de valeur ajoutée (2022), 2,3 millions d’emplois et premier investisseur privé en R&D. Toutefois, la complexité réglementaire (IVDR, MDR), les délais d’approbation et la baisse du financement public freinent son développement.

Des pistes identifiées et le rapport Draghi appelle à une politique industrielle ambitieuse.

L’EFPIA propose de moderniser la régulation tout en préservant l’innovation, d’encadrer davantage le lobbying, de rationaliser les politiques de prix et de promouvoir l’innovation responsable. La transformation numérique, notamment via l’intelligence artificielle, apparaît comme un levier stratégique central pour la relance de la compétitivité.

Les API, indépendance stratégique ou explosion des coûts ? Quel équilibre 

La production des principes actifs pharmaceutiques (API) a été massivement délocalisée vers l’Inde et la Chine, essentiellement pour des raisons de coût. Ce choix a renforcé la dépendance stratégique de l’UE. Depuis 2013, plus de 200 ruptures de stock par an sont signalées par pays, avec des inégalités d’accès entre grands et petits États membres. Face à ces vulnérabilités, plusieurs réponses ont été formulées :

  • Création de la commission SANT (janvier 2025).
  • Élaboration d’une liste de 270 médicaments critiques, sans alternatives disponibles, ciblant infections, cancers, troubles mentaux ou cardiovasculaires
  • Lancement du Critical Medicines Act (CMA) avec les objectifs suivants : relocaliser la production, stimuler l’innovation, soutenir les industriels via des incitations fiscales, simplifier la régulation et renforcer la solidarité européenne.
  • Le CMA suscite cependant des controverses 
  • L’EFPIA dénonce l’absence d’étude d’impact et exige une mise à jour annuelle de la liste pour garantir la stabilité réglementaire.
  • Les Verts critiquent l’absence de mutualisation des stocks au niveau européen et plaident pour une approche collective plus intégrée.

L’enjeu est donc de trouver un équilibre entre souveraineté sanitaire, compétitivité industrielle et solidarité européenne, tout en maîtrisant les coûts pour les industriels.

L’UE peut-elle concilier l’accessibilité des médicaments en Europe avec la pression des “pharma” pour assurer des prix plus élevés et une protection accrue des brevets L’Union européenne est confrontée à une double injonction : Garantir un accès universel, équitable et transparent aux médicaments pour ses citoyens et satisfaire aux exigences des laboratoires pharmaceutiques qui réclament des prix élevés et une protection renforcée des brevets pour soutenir leurs investissements en R&D. Le lobbying pharmaceutique est omniprésent : l’EFPIA a organisé plus de 100 réunions avec des eurodéputés en 2022 et a dépensé près de 6 millions € en 2023. Cette influence se manifeste dans les consultations publiques, les études commanditées et les campagnes de sensibilisation. Des réformes sont en discussion, telles que la dématérialisation des notices médicales via QR codes. Si elles permettent des gains d’efficacité, elles posent des problèmes d’accessibilité pour les populations vulnérables (32 % des Européens sont en situation de fracture numérique)

Sur le front des prix : Sanofi et Novartis plaident pour un alignement sur les prix américains afin de « récompenser l’innovation », menaçant de délocaliser si l’attractivité du marché européen ne s’améliore pas. AstraZeneca évoque un impératif de “souveraineté sanitaire”, comparant les investissements en R&D à ceux de la défense. En parallèle, des prolongations abusives de brevets et une faible transparence sur les superprofits nourrissent les tensions.

Face à cela, plusieurs eurodéputés appellent à :

  • Faire de la santé une priorité du prochain budget européen.
  • Renforcer la recherche publique via le programme EU4Health.
  • Mieux encadrer les aides publiques, instaurer des règles de transparence, réguler les prix de manière équitable.

En somme, une politique de santé européenne équilibrée doit à la fois soutenir l’innovation industrielle et garantir un accès juste aux médicaments, fondée sur l’intérêt général et non sur les seuls impératifs du marché.

Avis expert : Jean-régis Kunégel, expert associé au CEDE-ESSEC

1. Comment l’UE peut-elle améliorer sa compétitivité dans les industries de santé face à la concurrence mondiale, notamment des États-Unis et de la Chine ?

La compétitivité, ainsi que les pistes potentielles pour l’améliorer, constitue un sujet complexe à débattre. Elle dépend tout d’abord de la délimitation de l’objet de la recherche : traite-t-on de l’ensemble des industries de santé, ou bien d’un sous-secteur spécifique, comme la pharmaceutique ? Et dans ce cas, inclut-on les médicaments innovants, les génériques, ou les deux ? Intègre-t-on l’ensemble de la chaîne de valeur, y compris les entreprises de sous-traitance, ou seulement celles intervenant en fin de chaîne, comme les entreprises de commercialisation ? Deuxièmement, l’évaluation de la compétitivité dépend des unités de mesure employées. Celles-ci sont nombreuses, et leur pertinence ou complémentarité peut varier. Certaines peuvent introduire des biais en faveur de certaines localisations. Par exemple, la prise en compte des dépenses en recherche et développement peut être influencé par le coût de la main-d’œuvre (plus élevé aux États-Unis qu’en Chine), sans nécessairement traduire fidèlement l’intensité de l’effort en R&D. Cela étant dit, de nombreux rapports émanant de la Commission européenne ou d’associations professionnelles (par exemple EFPIA ou MedTech Europe) convergent pour souligner la forte compétitivité des industries de santé en UE, avec un excédent commercial significatif. Toutefois, cet avantage s’érode progressivement face aux États-Unis et à la Chine depuis plusieurs années. L’UE dispose d’atouts exceptionnels, mais fait également face à des difficultés structurelles qui freinent l’amélioration de sa compétitivité. On peut notamment citer la fragmentation persistante du marché européen, qui engendre un environnement institutionnel complexe. Celui-ci se caractérise par la coexistence d’institutions européennes (comme l’Agence européenne des médicaments) et nationales, un cadre réglementaire dense (dont les textes sont parfois difficilement conciliables pour les entreprises), ainsi qu’une grande autonomie laissée aux États membres en matière de santé publique. Les pistes d’amélioration de la compétitivité des industries de santé sont nombreuses et doivent être adaptées selon qu’il s’agisse de l’industrie pharmaceutique, des technologies médicales ou des biotechnologies. De nombreuses études soulignent notamment la nécessité d’un environnement institutionnel plus cohérent et stable pour les entreprises, d’un soutien public fort à la recherche scientifique et à l’innovation, d’un meilleur accès à diverses sources de financement, ainsi que d’un effort continu de coordination entre États membres.

2. Quelles mesures peuvent-elles être prises pour réduire la dépendance de l’UE à l’égard de l’Inde et de la Chine dans la production de principes actifs pharmaceutiques ?

Cette question concerne spécifiquement le secteur pharmaceutique, à l’exclusion des technologies médicales et des biotechnologies. Au-delà de sa dimension économique stricto sensu, elle met en lumière l’enjeu stratégique que représentent les industries de santé pour garantir la souveraineté de l’UE. La dépendance de l’UE envers l’Inde et la Chine pour l’approvisionnement en principes actifs menace potentiellement cette souveraineté. Cette dépendance se manifeste tant dans la production de médicaments innovants que de génériques. Le sujet est bien connu et a déjà fait l’objet de nombreux travaux. En amont de la chaîne de production, il convient de souligner que la dépendance ne concerne pas uniquement l’UE, mais aussi l’ensemble du monde — y compris l’Inde — vis-à-vis de la Chine pour l’approvisionnement en matières premières et intermédiaires nécessaires à la fabrication des principes actifs. En aval, l’UE reste également dépendante de la production de médicaments génériques finis en provenance d’Inde et de Chine. Cette production concerne des volumes importants de formulations peu ou moyennement complexes, largement distribuées aux patients européens. Contrairement à certaines idées reçues, l’UE conserve toutefois une capacité de production, certes plus limitée, de médicaments génériques complexes et plus spécifiques. Par ailleurs, la Chine, historiquement positionnée sur les médicaments génériques, devient de plus en plus compétitive dans la recherche scientifique, les essais cliniques et le développement de médicaments innovants, ce qui contribue à une perte d’influence de l’UE sur des segments à forte valeur ajoutée. La relocalisation d’une partie essentielle des activités de production apparaît dès lors comme une solution centrale dans les débats publics. Toutefois, cet enjeu est d’une grande complexité. Si la délocalisation a souvent été expliquée par des considérations de coûts de fabrication, cette explication mérite d’être amplement nuancée. Il convient également de prendre en compte la qualité de la base industrielle, la coopération entre les secteurs public et privé, la capacité à transformer rapidement les résultats de la recherche en applications industrielles, ainsi que l’environnement institutionnel (par exemple, la stabilité des règles applicables ou les délais de traitement des dossiers par les autorités compétentes). Les institutions européennes sont actuellement très actives pour renforcer la souveraineté pharmaceutique de l’UE. À titre d’illustration, le 11 mars 2025, la Commission européenne a présenté une proposition de règlement sur les médicaments critiques, visant à sécuriser les chaînes d’approvisionnement et les stocks de précaution pour environ 270 médicaments jugés essentiels à la santé des citoyens européens. Si l’objectif est particulièrement pertinent, la méthodologie employée par la Commission peut interroger, en raison de l’absence de toute analyse d’impact.

3. Comment l’UE peut-elle assurer la qualité et l’accessibilité de son système de santé public dans un contexte de pressions croissantes des industriels sur la compétitivité ?

Les débats autour de la compétitivité des industries de santé et du renforcement de la souveraineté de l’UE font l’objet d’un intense lobbying de la part des industriels. Les intérêts privés des entreprises de santé et l’intérêt général défendu par les pouvoirs publics sont souvent présentés comme antagonistes. En réalité, les divergences tiennent davantage à une différence de positionnement entre les secteurs public et privé qu’à une opposition frontale d’intérêts. Le secteur privé est confronté quotidiennement à la concurrence mondiale, ce qui alimente naturellement ses préoccupations. Bien que la compétitivité des industries de santé soit un enjeu majeur pour les citoyens européens, les pouvoirs publics doivent également prendre en compte d’autres impératifs : l’accessibilité du système de santé public, la protection de l’environnement, le contrôle des finances publiques, etc. Par ailleurs, il n’existe pas un intérêt privé unique : les industries de santé opèrent sur des segments très variés, parfois aux intérêts divergents, comme en témoigne le débat sur la propriété intellectuelle entre les fabricants de médicaments innovants et ceux de génériques. Le lobbying des industriels est particulièrement actif dans le cadre des réflexions et initiatives liées aux politiques européennes. Il convient ici de distinguer les méthodes employées des arguments avancés. Parmi les méthodes figurent : la production de rapports ou propositions de réforme par des associations professionnelles, les échanges directs avec les institutions publiques, les prises de parole publiques de dirigeants d’entreprise, ou encore la commande d’études scientifiques orientées vers leurs intérêts. Les arguments fréquemment mobilisés par les industriels incluent : la perte de compétitivité, la difficulté à investir dans la R&D en raison des prix bas des médicaments en UE, les risques de délocalisation, ou encore les contraintes réglementaires perçues comme une source potentielle de bureaucratie au sein des entreprises (par exemple, dans le cadre du Green Deal).

Breaking news : Sécurité sanitaire – l’UE muscle sa préparation aux crises

La Commission européenne dévoile deux stratégies majeures pour renforcer la résilience du continent :
Une stratégie de stockage pour sécuriser biens essentiels et ressources critiques (denrées, eau, énergie, médicaments) avant les crises, via un réseau coordonné de stocks, élargi au niveau européen.

Une stratégie de contre-mesures médicales pour accélérer le développement, la production et le déploiement de vaccins, traitements et équipements face aux pandémies, menaces CBRN ou résistances antimicrobiennes.

Objectif : garantir l’accès continu à ces ressources vitales lors de chocs majeurs — pandémies, catastrophes naturelles, conflits — et éviter les ruptures qui fragiliseraient les citoyens comme l’économie européenne.

Stratégies de l’UE en matière de stockage et de contre-mesures médicales

Déclinaison par secteur : Compétitivité dans le secteur de l’Énergie


Qu’en pensent nos étudiants ?


L’énergie, bien qu’à l’origine du projet européen avec la CECA et Euratom, demeure aujourd’hui au cœur d’un paradoxe institutionnel. L’article 194 du Traité de Rome, censé poser les bases de la politique énergétique européenne, illustre l’ambiguïté profonde des compétences partagées : chaque État reste libre de définir son mix énergétique, tout en étant lié par des objectifs communs. Cette situation alimente une forme de schizophrénie politique où les États membres dénoncent l’Union pour la hausse des prix tout en refusant toute perte de souveraineté. Cette contradiction structurelle affaiblit la position de l’Union dans un contexte marqué par la guerre en Ukraine, la rivalité technologique sino-américaine, la montée des besoins énergétiques liés au numérique, et la pression climatique. L’objectif de compétitivité, affirmé avec force par le rapport Draghi de 2024, impose de repenser en profondeur la gouvernance énergétique européenne.
I. Quelle autonomie européenne en matière d’énergie ? De la diversification des sources d’approvisionnement aux productions européennes
Une dépendance structurelle actée dans une situation d’urgence géopolitique
L’Europe dépendait à 55 % de ses importations énergétiques en 2021, résultat de trois décennies de dérégulation, de sortie du nucléaire et de priorisation désorganisée des renouvelables. La guerre en Ukraine a mis en lumière cette vulnérabilité, forçant un recours en urgence au GNL américain, plus coûteux, incertain et écologiquement discutable. Cette réponse, improvisée, révèle le manque de vision stratégique de long terme.
Une stratégie de diversification qui se fait encore à échelle de l’État nation
Les réponses apportées par les États membres sont désordonnées. L’Allemagne, en pivotant vers de nouveaux partenaires (Émirats arabes unis, Norvège) et en investissant massivement dans des terminaux de regazéification, agit en ordre dispersé, sans coordination communautaire. Cette autonomie stratégique nationale se fait au détriment d’une solidarité énergétique européenne.
Une stratégie industrielle (production) à repenser en mode durable
La transition énergétique européenne est à la fois fragmentée et sous-financée. Le continent se réchauffe deux fois plus vite que la moyenne mondiale, mais ne parvient pas à aligner ses moyens sur ses ambitions. Le déficit d’investissement annuel global est estimé entre 900 Md$ et 2 100 Md$ jusqu’en 2050. Les banques européennes continuent à financer les énergies fossiles. Un cadre d’investissement contraignant est nécessaire, couplé à la mobilisation de financements publics (BEI, REPowerEU) et à une régulation financière incitative, comme les stress tests climatiques.
Anticiper une montée des besoins
Les besoins en électricité vont croître fortement avec l’expansion des usages numériques (IA, data centers). Or, l’UE n’est pas en capacité de produire suffisamment pour soutenir ces usages. Il est urgent d’investir dans des filières critiques (nucléaire, hydrogène vert, réseaux intelligents, stockage) et d’assurer un partage équitable des financements. La politique de subvention nationale, comme celle menée par l’Allemagne en faveur du gaz, crée des distorsions incompatibles avec une transition coordonnée.
Nationalisme versus solidarité
La logique actuelle est dominée par la souveraineté nationale. Chaque État entend conserver le contrôle sur ses ressources énergétiques. Cette attitude freine la mise en place de mécanismes communs, qu’il s’agisse de mutualisation des infrastructures ou d’outils de régulation. En l’absence de coordination, la diversification reste inefficace. Une solidarité réelle entre États membres est indispensable à la construction d’une autonomie énergétique partagée.
II. Sécurité d’approvisionnement, coût de l’énergie, état des interconnexions européennes
Les limites du recours aux marchés de capacité
Les marchés de capacité, utilisés dans certains pays pour garantir l’approvisionnement lors des pics, constituent une réponse partielle, coûteuse et inadéquate face à l’intermittence des renouvelables. Ils ne favorisent ni la flexibilité du réseau, ni l’intégration européenne. Ils sont incompatibles avec une stratégie de long terme.
Renforcer l’intégration du marché européen de l’électricité pour assurer la sécurité d’approvisionnement
L’unification du marché électrique passe par l’intégration physique (interconnexions) et réglementaire. Aujourd’hui, des pays comme l’Espagne restent des « îles énergétiques » (2 % d’interconnexion), exposées à des risques de blackout. L’objectif européen d’atteindre 15 % d’interconnexion par rapport à la production nationale est loin d’être atteint. Les projets (Pyrénées, Celtic, Harmony Link, Italie-Tunisie) peinent à se concrétiser, en partie à cause de la volonté de certains États, comme la France, de préserver leur avantage compétitif (ex. : parc nucléaire).
Il est ensuite essentiel d’assurer un accès à un prix acceptable des consommateurs à l’électricité sur le continent
Les prix élevés de l’électricité en Europe sont liés non aux coûts de production, mais aux taxes et redevances, qui représentent jusqu’à deux tiers du tarif. Ces charges ont fortement augmenté : +22 points en Allemagne entre 2010 et 2020. Cette situation pèse sur la compétitivité de l’industrie européenne.
Venir en aide aux États les plus défavorisés et éviter les déséquilibres
La politique de subvention nationale allemande a été vivement critiquée par des pays comme la Suède, qui y voient une forme de dumping énergétique. Un fonds de compensation européen pourrait permettre aux pays à faible capacité budgétaire de ne pas être lésés. Il est nécessaire de rétablir une concurrence équitable à l’échelle du continent.
La mise en place d’instruments fiscaux et industriels
La fiscalité énergétique européenne est inadaptée. La charge fiscale élevée sur l’électricité décarbonée freine les investissements. À l’inverse, les énergies fossiles sont sous-taxées. Il est urgent de refonder le cadre fiscal autour du principe du pollueur-payeur, en réduisant la pression sur les énergies bas carbone et en instaurant une fiscalité incitative et harmonisée à l’échelle de l’UE.
III. Comment renforcer la résilience énergétique de l’Europe ?
Mieux coordonner les politiques industrielles et énergétiques: les choix industriels restent divergents : certains États investissent dans le nucléaire, d’autres l’excluent ; l’hydrogène vert peine à passer à l’échelle ; les renouvelables stagnent. Le Livre blanc en préparation par la Commission vise à harmoniser les aides d’État, soutenir toutes les énergies bas carbone et construire un mix pragmatique, reposant sur des critères de durabilité et de sécurité.
Le Clean Industrial Deal, destiné à subventionner certaines filières stratégiques (hydrogène, solaire, batteries), reste limité par des plafonds nationaux. Il faudrait que ces aides soient liées à des objectifs européens communs, labellisés, pour éviter la concurrence entre États et favoriser la mutualisation des ressources.
Structurer la gouvernance européenne pour renforcer résilience et souveraineté: l’absence d’un pilotage énergétique centralisé affaiblit la capacité collective. Les divergences nationales freinent les décisions, comme le montre l’opposition allemande à l’inclusion du nucléaire dans les dispositifs européens. Il est urgent de mettre en place une gouvernance commune, incluant mécanismes de solidarité, coordination des projets, et harmonisation des infrastructures.
L’inclusion des citoyens est également essentielle : les conventions citoyennes ont montré leur efficacité. Des structures régionales permanentes permettraient d’associer les citoyens aux choix énergétiques, d’accroître la transparence et de renforcer la légitimité démocratique.
Finaliser l’union de l’énergie malgré les résistances vers une transition réaliste: le Conseil des ministres européens de l’énergie (juin 2025) a affiché des ambitions fortes, mais l’adoption d’un cadre législatif unique reste bloquée. Cette fragmentation affaiblit la transition. Il faut reconnaître les limites techniques des renouvelables, la nécessité de garantir la sécurité énergétique en période de crise, et concilier ambition climatique et réalisme industriel par une approche progressive, différenciée et solidaire.


Avis expert: Michel Derdevet

Du Discours politique à la réalité: l’ambiguïté


Il existe une ambiguïté persistante entre les discours politiques tenus à Paris et la réalité concrète des mécanismes européens. Cette ambivalence est particulièrement flagrante en matière de formation des prix de l’énergie. Tandis que certains acteurs nationaux dénoncent l’inefficacité d’un prétendu marché intérieur de l’énergie, la réalité est que la France elle-même applique un régime de prix administrés pour protéger les consommateurs domestiques, incompatible avec une logique de marché libéralisé. Le cas d’EDF est emblématique de cette tension : tout en critiquant le fonctionnement de la bourse européenne de l’électricité (EPEX), l’entreprise publique française tire des bénéfices substantiels de ses activités de trading, devenues son deuxième poste de recettes.

Michel Derdevet mobilise ici l’idée freudienne du « narcissisme des petites différences » pour décrire le réflexe de supériorité réciproque entre modèles nationaux, français et allemand notamment, qui entrave la mise en œuvre de stratégies communes, pendant que les enjeux majeurs, comme la sortie des énergies fossiles, restent relégués au second plan.

Un manque d’unité préoccupant

Ce manque d’unité est d’autant plus préoccupant dans un contexte géopolitique incertain, où les tensions au Moyen-Orient pourraient avoir des effets systémiques sur une économie européenne toujours dépendante à 60 % des énergies fossiles importées. Bien que le plan REPowerEU ait prévu une centrale d’achat commune de gaz, sa portée reste marginale, les États membres continuant à négocier de manière bilatérale. REPowerEU avait pourtant marqué un tournant stratégique en inscrivant l’autonomie énergétique parmi les priorités fondamentales de l’Union. Il incarne une volonté politique d’assurer la résilience du marché intérieur. S’il marque une inflexion importante dans la stratégie énergétique européenne, son efficacité repose sur une mise en œuvre progressive et différenciée selon les États membres, et demeure exposée aux tensions entre objectifs de sécurité, impératifs économiques et engagements climatiques.

Résolution législative du Parlement européen du 8 juillet 2025 sur la proposition de
règlement du Parlement européen et du Conseil modifiant le règlement (UE) 2017/1938
en ce qui concerne le rôle du stockage de gaz dans la sécurité de l’approvisionnement en
gaz avant la saison hivernale
.

Cette fragmentation européenne rend également difficile la mise en place d’interconnexions électriques, qui soulève en outre des résistances locales. Michel Derdevet suggère la création de fonds d’accompagnement dédiés aux territoires traversés par ces infrastructures afin de renforcer leur acceptabilité démocratique.

Vers des stratégies collectives ?!

Enfin, il plaide pour un pilotage plus centralisé de la politique énergétique européenne, fondé sur la planification et la confiance entre États membres. Des domaines comme l’hydrogène exigent des stratégies communes, impossibles à articuler dans le cadre de vingt-sept plans nationaux indépendants. Les échecs récents (dépendance accrue au GNL américain, investissements chinois dans les réseaux européens, domination américaine sur le marché des SMR) illustrent la nécessité urgente de renouer avec une méthode communautaire et de dépasser les réflexes nationaux si l’Union veut préserver sa souveraineté énergétique à long terme. L’enjeu pour les pouvoirs publics est d’identifier ces logiques, de contextualiser les arguments avancés, et de les évaluer de manière critique. À l’inverse, il serait risqué de rejeter systématiquement la parole des industriels ou d’adopter une posture de défiance permanente. La difficulté réside donc dans la capacité à instaurer un dialogue équilibré entre acteurs publics et privés, tout en se prémunissant contre les dérives potentielles du lobbying.

Breaking news : Engagement colossal sur les importations américaines

L’UE promet 250 milliards $ par an d’achats supplémentaires de GNL, pétrole et combustibles nucléaires aux États-Unis — soit près de 5 fois ses importations actuelles. Bruxelles n’achètera pas directement, laissant aux entreprises le soin de remplir l’objectif, qui suscite déjà scepticisme et interrogations sur la faisabilité technique et logistique.

Défense, énergie, agroalimentaire, industrie pharmaceutique… Les implications de l’accord UE-États-Unis – Euractiv FR

Conclusion : de la capacité de régulation et des financements 

Réguler comment et jusqu’où? 

L’Union européenne a commencé à inscrire dans son Corpus juridique des mesures à portée extraterritoriale: le RGPD puis le Règlement sur l’Intelligence artificielle (RIA). L’approche européenne  vise à s’assurer que tout acteur exerçant une activité en Europe, respecte les normes et les valeurs européennes, notamment à travers une régulation des données personnelles. 

Un grand nombre d’acteurs institutionnels considère comme une réussite l’existence d’un cadre réglementaire unique. Il peut cependant créer une situation défavorable, notamment en matière de recherche et développement, en contraignant la capacité d’innover. Des biens et services créés en dehors de ses frontières peuvent être ensuite proposés dans leur version finale en Europe sans que la méthode pour les élaborer ne soit soumise au droit européen. Pour que la souveraineté économique devienne une réalité européenne, ces normes doivent s’appuyer sur une équation complexe d’objectifs et de moyens. Dans le numérique par exemple, le recours à des acteurs non européens, aux technologies bien plus avancées, essentiellement américaines, sont indispensables à la productivité et la qualité des entreprises européennes En revanche, la capacité européenne d’imposer un cadre réglementaire harmonisé, comme celui de la collecte et du traitement des données personnelles, peut constituer un atout économique pour autant que son application intègre l’approche par les risques tel que prévu dans les textes.

Extrait du rapport Draghi : il faut investir dans l’amélioration et la promotion des normes, en renforçant le rôle du marché intérieur en tant que plateforme solide qui soutient l’innovation, protège les intérêts des consommateurs et promeut le développement durable.

L’ultime question de la capacité de financements 

Les défis auxquels nous faisons face en matière de compétitivité nécessitent des investissements importants, mobilisant des financements tant publics que privés. L’absence d’un marché intérieur de l’épargne, de l’investissement et des services financiers est très largement responsable de l’absence de champions européens industriels. Le refus d’une retraite par capitalisation et  des fiscalités nationales de l’épargne et des sociétés qui ne privilégient ni la prise de risque, ni l’innovation, ni la croissance sont aujourd’hui des freins terribles,donc des leviers si l’on a la volonté (le courage) politique de réformer.

“Les taux de rendement des investisseurs ont été déprimés et les capitaux ont été poussés hors de l’Union, à la recherche d’opportunités. Entre 2015 et 2022, les grandes entreprises publiques européennes ont ainsi enregistré un taux de rendement du capital investi inférieur d’environ 4 points de pourcentage à celui de leurs homologues américaines…Le chiffre qui résume le mieux la faiblesse persistante de l’économie de notre continent est la quantité d’épargne qui sort chaque année de l’Union européenne : 500 milliards d’euros rien que pour 2024 — une épargne à laquelle l’économie européenne ne parvient pas à offrir un taux de rendement adéquat”. M.Draghi, conférence au Sénat italien, 18 mars 2025

L’Union européenne n’est pas totalement démunie, même si bien évidemment les sommes mobilisées et à mobiliser ne se situent pas dans la même cour que celle des USA et de la Chine. L’ enjeu outre la réforme capitale pour établir un véritable marché de capitaux, demeuré à ce stade en suspens, c’est la capacité collective. 

 A cet égard, le règlement établissant la facilité pour la reprise et la résilience adopté après le covid19 a permis l’intervention d’un emprunt communautaire effectué par la Commission. Il permet une mise à disposition de fonds aux Etats membres sous forme de subventions et de prêts, sur la base de plans pour la reprise et la résilience, qui définissent un ensemble de réformes et de projets d’investissements publics à mettre en œuvre d’ici à 2026 (https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=CELEX%3A32021R0241)

De même, les propositions de la Commission visant à accroître la capacité d’investissement de l’UE afin de mobiliser environ 50 milliards d’euros d’investissements publics et privés supplémentaires à l’appui de certaines politiques de l’UE en lien avec la boussole pour la compétitivité sont intéressantes.  Les modifications sont destinées à permettre aux États membres de contribuer plus facilement au programme #InvestEU et de simplifier les exigences administratives.  Il s’agit de procéder à la modification de  trois programmes antérieurs: le Fonds européen pour les investissements stratégiques (EFSI), le mécanisme pour l’interconnexion en Europe (MIE) et le mécanisme d’emprunt InnovFin, lancée par le Groupe BEI à l’appui de la recherche et de l’innovation. 

Rappel : le rapport Draghi propose  :

  • la mise en place d’une véritable Union des marchés des capitaux ;
  • la relance de la titrisation et l’achèvement de l’Union bancaire ;
  • la réforme du budget européen afin d’être mieux ciblé et plus efficace, et de mieux soutenir l’investissement privé.
  • l’émission d’un nouvel emprunt commun , à défaut  un certain financement conjoint des investissements pour maximiser la croissance de la productivité, ainsi que pour financer d’autres biens publics européens » et l’émission régulière d’actifs sûrs communs afin de permettre des projets d’investissement conjoints entre les États membres et de contribuer à l’intégration des marchés de capitaux ». Les États membres pourraient également étudier la possibilité de reporter le remboursement du plan de relance NGEU.

Quel signal adressent les autorités politiques à ce sujet ? La Déclaration de Budapest des Etats membres sur le nouveau pacte pour la compétitivité européenne affirme:

Prendre des mesures décisives pour parvenir à une union de l’épargne et des investissements d’ici 2026, et réaliser d’urgence des progrès sur l’union des marchés des capitaux. Cela permettra de créer des marchés européens des capitaux véritablement intégrés, qui soient accessibles à tous les citoyens et entreprises, en particulier aux PME et aux jeunes pousses. Cela devrait permettre à nos entreprises innovantes de se développer. En outre, des investissements accrus en fonds propres contribueraient à garantir la compétitivité de l’UE dans le domaine des technologies critiques. Des progrès supplémentaires sont aussi nécessaires pour parachever l’union bancaire. Les défis auxquels nous faisons face en matière de compétitivité nécessiteront des investissements importants, mobilisant des financements tant publics que privés. Nous sommes déterminés à rechercher et à utiliser tous les instruments et outils disponibles pour atteindre nos objectifs: le cadre financier pluriannuel, moyen essentiel de mettre en œuvre nos priorités stratégiques; l’union des marchés des capitaux, pour mobiliser des financements privés; et la participation accrue de la Banque européenne d’investissement. Nous réfléchirons à la mise au point de nouveaux instruments. Nous continuerons de travailler à l’introduction de nouvelles ressources propres.

Regardons à présent du coté du privé : les acteurs de la Place

proposent collectivement dans un Manifeste, une série de recommandations prioritaires pour un meilleur financement des entreprises par les marchés de capitaux. Car, bien que la zone euro soit la deuxième zone d’épargne au monde, les freins à la prise de risque sont trop nombreux. 68 % de l’épargne en actions gérée depuis l’Europe est investie hors de l’Union européenne. Cette fuite de capitaux prive nos entreprises des financements nécessaires à leur développement. En France, seulement 10 % des ménages investissent directement en actions, contre un tiers au Royaume-Uni.

Lire le Manifeste pour un meilleur financement des entreprises par les marchés de capitaux : www.manifeste-bourse.fr

Quel est l‘Avis des experts?  

Extrait du propos d’ Olivier Blanchard (Peterson Institute) et Angel Ubide (Citadel), 9 octobre 2024, Le Grand Continent.

Que peut-on attendre de l’union des marchés de capitaux ?

Dans le rapport, le mot d’ordre de « mobiliser l’épargne » est donc trompeur. Le taux d’épargne à l’échelle européenne est élevé et se traduit par des investissements importants. Le rapport souligne à juste titre que le problème réside peut-être dans le fait que l’épargne n’est pas canalisée vers les bons investissements et qu’elle peut refléter une prise de risque insuffisante. Cette situation est le reflet d’une structure d’intermédiation essentiellement bancaire, segmentée selon les frontières nationales. Il est peu probable que l’union des marchés de capitaux fasse une différence majeure et opportune à ce niveau. Le rapport estime qu’il faudrait une baisse de 250 points de base du coût du capital pour inciter à de nouveaux investissements. Mais une telle baisse serait-elle suffisante pour générer le bon type d’investissement ? En tout état de cause, cela dépasserait largement les bénéfices d’une meilleure intégration financière.

Les investissements publics et les subventions de l’Union peuvent-ils être financés par la dette ?

Le rapport conclut qu’il faudrait augmenter le taux d’investissement de l’Union d’environ 5 % du PIB par an — avec une part d’investissement public représentant environ 1,5 % — et que des subventions publiques importantes seraient également nécessaires pour susciter l’augmentation souhaitée de l’investissement privé. Il plaide à juste titre pour que ces décisions soient prises à l’échelle de l’Union dans la mesure où c’est à cette échelle que la réduction de la fragmentation et la révision de la réglementation et de la politique de concurrence doivent être réalisées. Alors que la défense, la transition écologique et les autres domaines ciblés par le rapport peuvent être considérés comme des biens publics, une grande partie de l’investissement public et de la conception des subventions doit également être pensée et mise en œuvre au niveau de l’Union. Cela n’implique toutefois pas nécessairement qu’il doive être financé par la dette de l’Union plutôt que par les impôts. Deux aspects sont à prendre en considération ici : la viabilité de la dette et ses effets macroéconomiques. Il est essentiel de donner la priorité à l’investissement et aux subventions dans un nombre réduit de secteurs et de limiter l’effet sur la dette.

Même si — parce qu’elle est mutualisée — elle est généralement moins chère que la dette émise par les gouvernements nationaux, la dette de l’Union reste de la dette. Et compte tenu de ses niveaux élevés et, en particulier, des déficits primaires importants dans plusieurs États membres, la question de la viabilité de la dette globale ne peut pas être ignorée. Certaines des mesures proposées dans le rapport peuvent en effet augmenter la croissance future et donc les recettes publiques. D’autres, comme la défense, ne le peuvent pas — du moins pas directement. Celles qui concernent le mix énergétique pourraient, au contraire, diminuer la croissance pendant un certain temps et réduire les recettes futures. Il ne faut donc pas partir du principe que les recettes futures s’autofinanceront : un cadre budgétaire crédible sera indispensable pour soutenir cet effort.

Concrètement, dans l’hypothèse raisonnable où les taux d’intérêt resteront proches des taux de croissance, une partie des dépenses supplémentaires peut être financée par la dette, mais un plan crédible exige qu’à moyen terme, le solde primaire — c’est-à-dire la différence entre les recettes et les dépenses — revienne à zéro. L’autre aspect à prendre en compte est l’impact macroéconomique d’une augmentation aussi importante de l’investissement global dans une économie actuellement proche de son potentiel. La Banque centrale européenne devra gérer ce qui sera probablement un processus de croissance et d’inflation plus volatil, secoué par divers chocs d’offre. Les calculs du Fonds monétaire international cités dans le rapport pourraient sous- estimer le risque de surchauffe. L’expérience récente des déficits budgétaires américains, leur effet sur les pics de prix induits par la pénurie et les prix des matières premières, ainsi que leur contribution à l’explosion de l’inflation, est pertinente en l’occurrence en ce qui concerne le calendrier, la conception et la réalisation des investissements nécessaires. Pour ces deux raisons, il est essentiel de donner la priorité à l’investissement et aux subventions dans un nombre réduit de secteurs et de limiter l’effet sur la dette.

Lire aussi : 

L’autonomie stratégique par l’union des marchés de capitaux: https://legrandcontinent.eu/fr/2024/01/11/lautonomie-strategie-par-lunion-des-marches-de-capitaux/

Rapport Much more than a market (E. LETTA) : MUCH MORE Than a MARKET- April 2024 – A SINGLE MARKET TO FINANCE STRATEGIC GOALS- ENRICO LETTA –