Unanimité, majorité qualifiée, minorité de blocage… comment les décisions sont-elles prises en Europe ?

Agnès Faure

Les institutions de l’Union européenne utilisent différents systèmes pour voter les textes législatifs ou prendre des décisions au sein de l’UE. Entre unanimité, majorité simple, majorité qualifiée, majorité qualifiée renforcée et minorité de blocage, il est facile de s’y perdre. Tour d’horizon des règles suivant lesquelles les décisions sont prises en Europe.

L’unanimité

Une décision est prise à l’unanimité lorsqu’aucun membre de l’assemblée ne s’y oppose. La règle de l’unanimité offre donc un droit de veto à chacune des parties prenantes d’un vote puisqu’il suffit d’une seule voix contre pour invalider la décision. A noter qu’une abstention ne fait pas obstacle à l’adoption d’une décision.

Au sein des institutions européennes, le principe de l’unanimité est appliqué notamment par le Conseil européen. « Le principe qui prévaut dans le cas de l’UE est le principe de l’égalité entre les Etats, quel que soit le poids politique ou économique de ces Etats. Ce principe vise à empêcher le retour au rapport de force qui a dominé les relations intra-européennes auparavant« , rappelle ainsi Jean-Luc Sauron, professeur à l’Université Paris Dauphine. Les différentes parties prenantes au Conseil européen, notamment les pays dits frugaux, ont chacune un droit de veto. C’est l’une des raisons pour lesquelles le dernier Conseil européen, qui a débouché sur un compromis autour du budget pluriannuel 2021-2027 et sur le plan de relance, a duré quatre jours et quatre nuits, un record. Un compromis qui devra, par la suite, être formellement adopté par le Conseil de l’Union européenne à l’unanimité également.

Les décisions du Conseil européen sont prises par consensus. Dans certains rares cas prévus par les traités, les chefs d’Etat et de gouvernement votent à la majorité qualifiée ou à la majorité simple (voir plus bas).

Le Conseil de l’UE peut lui aussi prendre des décisions à l’unanimité sur les sujets régis par la procédure législative spéciale (PLS). Ils renvoient généralement à des domaines « que les États membres considèrent comme sensibles« , car ils concernent souvent des prérogatives régaliennes, très liées à l’exercice de la souveraineté nationale. Depuis 1986, le nombre de domaines pour lesquels l’unanimité est requise a été réduit. Elle s’applique désormais :

  • aux questions de politique étrangère et de défense (politique étrangère et de sécurité commune),
  • aux questions relatives à la justice et aux affaires intérieures (coopération policière et judiciaire en matière pénale, procureur européen),
  • aux questions de fiscalité et l’harmonisation des législations nationales en la matière,
  • les questions liées à l’adhésion à l’UE (élargissement),
  • aux questions budgétaires avec la définition du budget pluriannuel de l’UE (cadre financier pluriannuel) et l’existence de ressources financières propres à l’Union,
  • aux questions de politique sociale avec l’harmonisation des législations nationales dans le domaine de la sécurité sociale et de la protection sociale,
  • aux questions de citoyenneté (sur les droits accordés aux citoyens européens),
  • aux modifications dans les traités.

La majorité simple

Une décision est prise à la majorité simple dès lors que plus de la moitié des participants au vote s’exprime en sa faveur (sans compter les absents). Ce mode de décision est utilisé au Conseil de l’UE pour des questions de procédure, comme l’adoption de son règlement intérieur. Dans ce cas, la majorité simple est atteinte si au moins 14 des 27 membres du Conseil votent en faveur d’un texte. La majorité simple peut également s’avérer suffisante si le Conseil décide d’inviter la Commission à réaliser des études ou présenter des propositions de directives ou de règlement. Quant à la Commission, elle adopte ses textes à la majorité simple lors de la réunion du collège des Commissaires, en principe chaque mercredi. Le Conseil européen peut également recourir à la majorité simple dans certains cas exceptionnels visant à modifier les traités européens.

Sur le plan législatif, le Parlement européen se prononce à la majorité simple sur les 85 sujets pour lesquels il est co-législateur avec le Conseil dans le cadre de la procédure législative ordinaire (PLO) : la protection des données, les règles du marché intérieur, la libre circulation, la politique agricole commune…

Plus précisément, les eurodéputés votent à la majorité simple lorsque le texte est en première lecture (si au moins un tiers des députés sont présents en séance pour respecter le quorum), lors des sessions plénières à Strasbourg. Le site du Parlement européen précise ainsi que « les députés votent le plus souvent à main levée, le président de séance constatant les majorités. En cas d’incertitude, le président demande un scrutin électronique pour obtenir des résultats plus précis« . Cela signifie donc que si les eurodéputés ne sont que 300 à siéger (et donc plus d’un tiers, car ils sont 705 au total), un texte peut être adopté s’il est voté par 151 députés. C’est le principe de la majorité simple, à distinguer de la majorité absolue.

Majorité simple et majorité absolue

On parle de majorité simple lorsque plus de la moitié des personnes présentes au vote s’expriment en faveur d’un texte. Il faut en général qu’au moins un tiers de l’assemblée soit présente pour que le vote puisse avoir lieu. La majorité absolue, elle, requiert l’approbation de plus de la moitié des membres de l’assemblée, qu’ils soient présents ou non au moment du vote.

En tant que partie prenante du processus législatif, le Conseil peut également adopter une position différente de celle du Parlement. Le cas échéant, le texte revient en deuxième lecture et les parlementaires doivent alors se prononcer à la majorité absolue (soit 353 voix sur 705). Si une troisième lecture est nécessaire, les deux colégislateurs (Parlement et Conseil) se réunissent dans le cadre d’un comité de conciliation pour parvenir à une position commune qui devra ensuite être confirmée par les deux institutions. En parallèle (et à tout moment de la procédure) des discussions tripartites (trilogues) entre les négociateurs du Parlement, du Conseil et de la Commission ont lieu, afin de parvenir à un accord informel, ensuite confirmé dans les deux institutions.

Le processus de décision de l’Union européenne

La majorité qualifiée

Pour la plupart des sujets couverts par la procédure législative ordinaire (PLO), le Conseil statue pour sa part à la majorité qualifiée. Celle-ci est atteinte lorsque deux conditions sont remplies : 55% des Etats membres (ce qui représente 15 Etats sur 27), qui représentent au moins 65% de la population européenne. On parle parfois d’un système de « double majorité » dans la mesure où il doit assurer la représentation des gouvernements des Etats membres mais aussi des citoyens.

Avec cette procédure, chaque Etat membre dispose d’une seule voix et l’abstention compte cette fois comme un vote contre. Il s’agit du mode de vote le plus fréquent au Conseil : 80% des actes législatifs de l’UE y sont adoptés sous cette procédure.

L’Acte unique européen a introduit le passage à la majorité qualifiée pour une grande partie des décisions liées au marché intérieur. Le champ d’application de la majorité qualifiée s’est étendu au fil des nouveaux traités ratifiés, jusqu’à concerner 85 domaines aujourd’hui.

La majorité qualifiée inversée

A noter également que dans certains cas particuliers, un Etat ne peut s’opposer à une décision de la Commission (et notamment une sanction) que s’il réunit une majorité qualifiée d’Etats au Conseil pour voter cette fois contre. Parfois désignée sous le terme de « majorité qualifiée inversée », celle-ci s’applique principalement dans le cadre des sanctions pour non-respect des règles budgétaires définies dans le Pacte de stabilité et de croissance. La Commission européenne avait également proposé d’appliquer cette modalité de vote dans le cadre du plan de relance, pour lier accès aux financements européens et respect de l’Etat de droit. La règle n’a toutefois pas été reprise dans les conclusions du Conseil européen des 17-21 juillet.

Le vote à la majorité qualifiée a été utilisé au moment de la crise migratoire en 2015, en faveur de la répartition des réfugiés par quotas entre les pays de l’Union. Bien que la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie et la Roumanie s’y soient opposées, la mesure a été adoptée avec une majorité suffisamment large lors du Conseil des ministres du 22 septembre 2015. Les opposants estimant ne pas avoir été entendus, ils ont réagi en refusant de mettre en œuvre ces critères de répartition, pourtant obligatoires. Conséquence : leur application s’est révélée être un « fiasco » pour Luuk van Middelaar, membre du cabinet du précédent président du Conseil européen. « Au bout de 3 mois, sur les 160 000 demandeurs d’asiles, seuls quelques centaines avaient été répartis et à peine 5% après plus d’un an« , écrit-il dans son ouvrage intitulé « Quand l’Europe improvise » (2018).

Ces modes de prise de décision définis dans les textes sont toujours appliqués de manière différente dans les faits. Ainsi, Stéphanie Novak, chercheuse à l’Institut Jacques Delors, explique que pour éviter que « [ces] mises en minorités crée[ent] des incidents diplomatiques« , le Conseil prend toujours ses décisions à la majorité qualifiée « sur la base d’échanges bilatéraux avec les représentants nationaux et sans les faire voter formellement en séance plénière« . Des discussions préparatoires qui évitent donc à un Etat de se retrouver isolé au moment de la prise de décision formelle, au contraire de ce qui fut le cas lors de la crise des réfugiés.

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La minorité de blocage

Pour s’opposer à un texte en discussion au Conseil de l’UE, les Etats membres ont la possibilité de constituer une « minorité de blocage » s’ils sont au moins 4 Etats et qu’ils représentent au moins 35% de la population européenne ou 45% des Etats (13 pays). Cela permet d’éviter que des pays fortement peuplés, notamment la France et l’Allemagne, ne s’en servent comme veto. Ou à l’inverse que des Etats plus faiblement peuplés comme le Danemark, les Pays-Bas, l’Autriche ou la Suède, ne paralysent la prise de décision par leur nombre alors qu’ils représentent moins de 35% de la population européenne.

Une minorité de blocage a notamment empêché la révision de la directive des travailleurs détachés pendant plusieurs années. Ce n’est qu’en 2017 que cette dernière a été levée, la révision du texte faisant partie des objectifs du président français nouvellement élu. Une des missions de la ministre des Affaires européennes de l’époque, Nathalie Loiseau, a ainsi été de débloquer ce dossier en allant voir les autres délégations. « La majorité qualifiée fonctionne parce qu’en négociations il y a 30-40 textes à la fois et c’est parce que chaque Etat a des priorités nationales différentes qu’on va arriver à se mettre d’accord. Ce serait impossible s’il n’y avait qu’un seul texte en négociation où les 27 priorités nationales s’affronteraient sans pouvoir marchander un accord sur tel texte en échange d’une avancée sur tel autre. C’est une machine à fabriquer du compromis« , explique Jean-Luc Sauron. Tout le travail de Nathalie Loiseau était alors de négocier des soutiens sur ce dossier auprès des Etats récalcitrants, en échange d’un soutien français sur d’autres dossiers, afin de réussir à lever cette minorité de blocage.

La majorité qualifiée renforcée

Pour quelques sujets d’exceptions, le Conseil et le Conseil européen peuvent avoir à se prononcer à la majorité qualifiée renforcée. Pour l’atteindre, il faut que 72% des Etats votent en faveur du texte, et que ces Etats représentent au moins 65% de la population européenne.

Le Conseil est amené à utiliser la majorité qualifiée renforcée sur tout qui concerne l’application de la clause de retrait d’un pays de l’UE (article 50 du TUE), qui a été utilisée lors du Brexit ou lorsqu’il se prononce sur un texte de sa propre initiative (qui ne vient pas de la Commission ou du haut représentant aux Affaires extérieures).

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