Face au backlash, les entreprises doivent choisir le camp de la société

Clément Fournier

Publié le 30 janvier 2025

Alors qu’un vaste mouvement de dérégulation et de recul de la RSE s’annonce partout dans le monde, notamment au sein des entreprises, il est de la responsabilité des acteurs économiques de prendre l’initiative d’une transformation durable d’avant-garde, seule garante de notre résilience à moyen terme. C’est ce que défend Patrick d’Humières, expert des relations Entreprise et Société.

On a tenté de « civiliser » la mondialisation depuis trente ans mais la fragmentation du monde en a eu raison. Pas mal d’entreprises ont joué le jeu de la RSE (Responsabilité Sociale des Enreprises) volontaire en corrigeant significativement leurs émissions polluantes, mais moins vite que les impacts observés. Elles n’ont pas réussi à « changer le modèle » comme il aurait fallu le faire avant que les Américains, les Chinois, les Russes et les Gafam ne créent un nouveau rapport de forces qui donne désormais la main au « market power » des géants, au dumping des émergents et à la maximisation du capital des investisseurs institutionnels. Ce que les Européens avaient espéré rééquilibrer en ajoutant des critères sociétaux à l’économie libérale de marché triomphante.

Faut-il s’y résoudre et laisser faire Elon Musk au motif qu’il est le meilleur joueur dans le Monopoly amoral mondial, mesuré en milliards de profits qu’il consacre sans vergogne à la destruction de toute régulation ? Les dirigeants européens, politiques mais aussi économiques, ont le choix entre deux réactions face à la vague de dérégulation qui monte, et qui fait de l’innovation et de la compétitivité les seules boussoles d’un nouveau système de valeurs dont l’hubris (démesure) est la raison d’être.

Les risques de sombrer dans le « national populisme dérégulateur »

La première réaction, c’est le « national populisme » qui ne veut pas regarder en face les risques climatiques, les fractures sociales et la mauvaise gouvernance du monde contemporain. Comme si l’alliance des Etats-nations et des milliardaires allaient remplacer l’idéal démocratique en crise. Plutôt que de courir béatement à la poursuite de cette échappée spectaculaire, réfléchissons-y à deux fois en se demandant quelle est la vraie responsabilité d’une entreprise au XXIe siècle et si la fuite en avant vers la profitabilité pour la profitabilité résoudra les enjeux de l’Europe et répondra aux attentes de prospérité durable de nos sociétés. Ou nous prépare des lendemains noirs.

En demandant de supprimer les directives de reporting mais aussi de revenir sur les normes écologiques et l’inflexion des gouvernances opaques, on va inévitablement conduire à disqualifier la démarche entrepreneuriale dans ce qu’elle a d’utile et pas seulement de profitable et à transférer outre-Atlantique nos richesses et nos savoir-faire, en accroissant les externalités.

L’autre réaction possible serait de réviser nos méthodes et nos modes de relation entre les entreprises et la société, pour tenir un cap d’intérêt général mondial qui doit rester la finalité. En ouvrant le jeu sur des pratiques plus contractuelles et mieux négociées où convergeront les intérêts des parties prenantes et pas simplement l’innovation pour l’innovation. En n’oubliant pas que l’humanisation de la technique est une valeur très supérieure qui a quelques siècles de culture apprise.

Nouvelle diplomatie économique

C’est tout l’enjeu pour les communautés de chefs d’entreprise qui doivent plus que jamais « choisir le camp de la société » plutôt que celui d’une élite qui gère sa fuite en avant. N’attendons pas de gouvernements affaiblis qu’ils fassent les choix à la place du business si celui-ci ne montre pas le chemin. Les voies de révision de la relation entreprise et société sont celles qui vont concilier innovation, profitabilité raisonnable (« fair profit ») et gestion collective des impacts, de plusieurs façons nouvelles. Il faudra reposer d’abord les bases juridiques du droit à opérer, à universaliser et judiciariser à travers une nouvelle diplomatie économique négociée secteur par secteur. Favoriser les entreprises qui démontrent leur contribution à quelques enjeux durables les plus « matériels » et enfin multiplier les partenariats public-privé engageants qui prennent en charge les bien communs.

La directive vigilance, dite CS3D,  que l’on veut imposer à tous les opérateurs économiques en Europe risque de susciter un refus des pays tiers qu’on aura du mal à empêcher. Cette déstabilisation qui s’annonce ouvre pourtant l’opportunité non moins déterminante de relancer un cycle de collaboration, avec nos partenaires européens, qui encouragera les entreprises qui le voudront à incarner le modèle d’engagement que la France avait formalisé dans sa loi Pacte, restée sur ce plan inappliquée, à savoir : concilier l’intérêt social de l’entreprise avec une prise en considération des enjeux sociaux et sociétaux, au service d’une double performance, qu’on peut mesurer, et donnant droit à une reconnaissance et une contrepartie.

Face aux reculs en cours, il est de la responsabilité du business de prendre l’initiative d’un modèle économique durable d’avant-garde dont les chefs d’entreprise savent mieux que d’autres qu’il est le seul à produire la stabilité géopolitique et la durabilité à long terme sans lesquelles aucune prospérité ne sera possible et acceptée par les populations. Et digne de nos espérances.

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Source : Face au backlash, le business doit choisir le camp de la société