Patrimoine : « Oui, il y a une culture européenne »

Un article publié par notre partenaire Toute l’Europe


A quoi sert le patrimoine ? Y a-t-il une culture européenne ? Au ministère de la Culture, Bruno Favel revient sur l’Année européenne du patrimoine culturel. Un évènement « important » en 2018, qui a permis de « montrer ce que les Européens ont en commun » à l’heure où les nationalismes ressurgissent.


En 2018, les 28 Etats membres de l’Union européenne et neuf autres pays comme la Suisse, la Géorgie ou l’Albanie ont participé à l’Année européenne du patrimoine culturel.

Organisée sous l’égide de la Commission européenne, cette initiative est née « d’un long combat des administrations patrimoniales en Europe« , le patrimoine ayant plutôt été, jusque-là, l’apanage du Conseil de l’Europe et de l’Unesco.

Proposée par l’Allemagne en 2014, immédiatement soutenue par la France, l’Année européenne du patrimoine culturel doit également son salut aux eurodéputés, rassemblés derrière l’idée que « le patrimoine était garant de notre identité collective européenne« . « Avec un partage des valeurs de tolérance et de démocratie, contre la montée des populismes« , raconte Bruno Favel, le chef du département des Affaires européennes et internationales à la Direction générale des Patrimoines.

18 000 évènements en Europe, 10 millions de participants… l’Année européenne du patrimoine culturel a-t-elle atteint son objectif ?

Bruno Favel. Absolument. Dans toute l’Europe, il y a eu une appropriation de cette Année européenne du patrimoine. La Commission européenne a doté tous les pays d’un logo à donner aux organisateurs d’évènements […]. La société civile, l’Etat, et tous les secteurs patrimoniaux ont été associés.

En France, nous avons eu plus de 1500 évènements labellisés, et plus de 6 millions de participants. Le critère n’était pas seulement le patrimoine bâti ou archéologique, mais le patrimoine au sens large : le patrimoine des idées, des livres, le patrimoine lyrique, maritime, naturel, cinématographique, audiovisuel, monétaire…

De grandes manifestations comme la Nuit européenne des musées, les Journées européennes du patrimoine [chapeautées par le Conseil de l’Europe, ndlr] ou les Rendez-vous aux Jardins ont permis à beaucoup d’enfants, notamment, de découvrir ce qu’était un patrimoine.

L’Année européenne du patrimoine culturel

Qu’avez-vous expliqué aux enfants ?

Qu’à côté de chez eux il y a des constructions, des formes d’architectures, des formes anciennes qui sont non négligeables et que ce n’est pas parce qu’on vit dans la création et la modernité qu’il faut négliger les choses du passé…

Le patrimoine peut-il jouer un rôle pour répondre aux enjeux sociaux, culturels ou identitaires que connaît l’Europe actuellement ? 

Oui. Le patrimoine peut être le témoin d’une histoire « historique », d’une histoire familiale ou de l’histoire collective de certains groupes ou minorités. La défense du patrimoine peut être liée à la question mémorielle. Elle recouvre parfois des intérêts économiques particuliers [comme la valorisation des territoires, l’attraction touristique, ndlr].

L’Année européenne du patrimoine permet de décomplexer le patrimoine, de le rendre beaucoup plus proche de la société civile. On s’est rendu compte que, localement, ce type d’année européenne permettait à des gens de travailler à la redécouverte de leur patrimoine. […]

Après, il y a des risques de dérives. Les Etats, et surtout ceux qui sont issus de l’ancien bloc soviétique, ont par exemple besoin de ressusciter leur histoire après 1918. Certains peuvent réhabiliter des figures historiques parfois contestées. Et cela peut entraîner la montée de périls, la destruction du patrimoine de minorités… Ce type d’actions dans l’Union européenne doit justement nous conduire à réfléchir. L’Année européenne du patrimoine doit permettre de susciter une adhésion au niveau des idées.

Vous parlez aussi d’un « partage de valeurs »…

On a fait de la valorisation patrimoniale, en demandant à tous les porteurs de projets et les acteurs qui les labellisaient de faire un geste citoyen : montrer qu’on partage avec tous nos collègues européens et du monde entier des valeurs universelles et européennes en matière de patrimoine.

A un moment où il y a une relecture du patrimoine en Europe, avec la recréation de l’Etat nation, je crois qu’il était plus que jamais important de montrer ce que les Européens avaient en commun. Par exemple, de voir que Léonard de Vinci est un personnage italien, mais aussi français, européen et connu dans le monde entier…

Il y a toujours des visions divergentes sur l’Histoire, plusieurs manières d’aborder un même évènement. L’Année européenne du patrimoine culturel a-t-elle vraiment été une démarche partagée, ou chaque pays a-t-il fait son affaire dans son coin, sous couvert d’un logo commun ?

Les deux. Il y a eu des projets transfrontaliers, des projets nationaux, des projets européens comme les grandes manifestations qu’on a déjà citées… et d’autres initiatives liées aux journées de célébration mondiales de l’Unesco, la Journée internationale de la francophonie, etc.

En Europe, je pense que les gens travaillent beaucoup par affinités géographiques. Il y a le monde orthodoxe, le monde grec des Balkans. Le monde hispanique, qui travaille volontiers avec nous. Le monde germanique, qui est aux confluents de plusieurs sous-ensembles. Le monde nordique…

L’Année européenne du patrimoine doit nous permettre, y compris grâce aux itinéraires culturels du Conseil de l’Europe, comme les chemins de Saint-Jacques de Compostelle ou la route des impressionnismes par exemple, d’avoir un projet européen commun. Là, tout le monde est obligé de se rencontrer.

Le patrimoine immatériel prend de l’importance dans les politiques patrimoniales en Europe. Est-ce une manière de mieux intégrer les minorités ? De montrer que notre identité peut être fondée sur autre chose que le patrimoine bâti, figé – gaulois ou médiéval par exemple ?

Il y avait des Gaulois en France, c’est certain. Mais maintenant, dans les départements d’Outre-mer notamment, on apprend qu’il y avait d’autres cultures. Des civilisations amérindiennes et précolombiennes en Guyane et aux Antilles, par exemple […].

Il faut aussi parler différemment de certaines histoires, notamment celle des immigrés économiques : comment ils ont vécu, ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont produit. La Cité de l’immigration à Paris en est un très bon exemple.

Mais ces sujets ne sont pas encore traités au niveau européen…

Non. Chaque pays travaille sa propre histoire. Quand on parle des Arméniens, on parle des Arméniens de France, d’Allemagne ou de Belgique, car leur histoire est très liée aux histoires nationales.

Au niveau européen, je crois qu’il faut y aller lentement. On en est plutôt à parler de choses qui relient les gens, comme la route des Vikings par exemple, la civilisation normande en Sicile, ou le siège de Constantinople en 1204 par les Croisés, qui ont détruit définitivement l’Empire romain d’Orient. C’est un peu le travail de l’UE et du Conseil de l’Europe : essayer d’arriver à des visions partagées, avec des valeurs partagées, depuis les origines jusqu’à nos jours.

La culture dans l’Union européenne

Peut-on parler de culture européenne ?

Oui, il y a une culture européenne, tout comme il y a une culture africaine, une culture asiatique, une culture latino…

Depuis des milliers d’années, il y a eu des échanges interculturels très importants en Europe. On sait par exemple qu’il y avait des routes commerciales dès le néolithique.

Je pense que l’on peut définir une culture européenne qui est empreinte d’une histoire commune entre Etats, faite à la fois de joies et de souffrances. Il y a eu des moments terrifiants, avec des guerres terribles, et il y a eu l’Europe positive des Lumières…

A mon sens, la culture européenne, c’est une culture d’idées essentiellement issues de la civilisation des Lumières, avec des encyclopédistes dans toute l’Europe, et pas qu’en France, qui ont réfléchi à comment on allait créer un Etat de droit et se débarrasser des monarchies de droit divin.

Quid du « patrimoine européen » ?

L’Autrichien Alois Riegl a édicté ce que devaient faire les Etats vers 1900, à savoir conserver, restaurer et valoriser le patrimoine.

Puis au moment où l’on commençait à détruire des pans de villes au profit de constructions en béton, des archéologues, des historiens d’art, des penseurs se sont réunis à Athènes pour sauver le patrimoine européen. La Charte d’Athènes de 1931 [un manifeste pour la restauration des monuments historiques, ndlr] définit une identité européenne, pour lutter aussi contre le fascisme. Car il ne faut pas oublier que le nazisme et le stalinisme ont broyé les identités allemandes et soviétiques en annihilant l’être humain et le droit individuel.

Donc pour moi, il y a une culture européenne, qui est faite à la fois d’emprunts, d’ajouts. L’Orient a beaucoup apporté à l’Europe ; l’Asie et l’Afrique également, que ce soit au niveau des échanges marchands ou du point de vue de la cuisine, des êtres qui se sont rencontrés…

Les Européens et leur patrimoine culturel

La France va prendre la présidence du Conseil de l’Europe au mois de mai. Joue-t-elle un rôle moteur au niveau culturel en Europe ?

En Europe et dans le monde, oui. Les Italiens ont joué un grand rôle avec la Convention européenne de Florence sur le paysage naturel [adoptée en 2000]. Et les Portugais avec la Convention de Faro [sur la valeur du patrimoine culturel, 2005]. Mais c’est Jack Lang et son équipe de l’époque qui ont créé les Journées européennes du patrimoine. Les Rendez-vous aux jardins ont aussi été créés par le ministère français de la Culture…

La France se sent une responsabilité historique, ce que certains pays ne comprennent pas, ou ne comprennent plus.

Quels sont les priorités françaises au Conseil de l’Europe ? Comment capitaliser sur l’Année européenne du patrimoine culturel ?

Il y aura toujours les grands rendez-vous dont on a parlé, comme les Journées européennes ou les Rendez-vous aux jardins. Mais au Conseil de l’Europe, notre objectif est surtout de faire en sorte que nos politiques et nos professionnels diffusent la Stratégie 21 auprès des collectivités locales.

La Stratégie européenne pour le patrimoine au XXIe siècle a été adoptée au Conseil de l’Europe en 2017.
Elle vise à développer une approche commune de la gestion du patrimoine, avec des recommandations déclinées en trois axes : le patrimoine et la cohésion sociale ; le patrimoine et le développement durable et territorial ; le patrimoine et la connaissance et l’éducation.
Elle a été initiée en 2015 à Namur (Belgique), dans un contexte de multiples défis : crise économique, transition écologique et numérique, vieillissement de la population, problèmes de transmission des savoirs et savoir-faire en Europe, migrations en raison de conflits ou catastrophes naturelles…

En passant des 28 Etats membres de l’UE aux 47 pays membres du Conseil de l’Europe, on se retrouve dans une dimension encore plus importante. On touche la Russie, et même les Etats-Unis et le Canada qui sont des Etats observateurs.

L’objectif est toujours de travailler au rapprochement des citoyens vis-à-vis de leur patrimoine et des valeurs véhiculées par le Conseil de l’Europe : la tolérance et les droits de l’Homme.

(Propos recueillis le 29 mars 2019)


Bruno Favel, le 29 mars 2019 à la Direction générale des Patrimoines

Crédits : Marie Guitton / Toute l’Europe