Avec Olivier Costa, Viviane de Beaufort
Alors que le rôle des lobbies au sein de l’UE est souvent pointé du doigt, leur existence est nécessaire et leurs pratiques déjà régulées de manière satisfaisante.
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Atlantico : On pointe souvent du doigt le rôle des lobbies au sein de l’UE. Mais ne peut-on pas considérer que l’encadrement mis en place en 2014 rend la pratique du lobbying beaucoup plus saine à Bruxelles qu’à Paris ?
Olivier Costa : D’abord, il faut rappeler que le lobbying n’est pas une dérive du fonctionnement de l’Union européenne. Dès les années cinquante, l’idée était que les institutions européennes devraient définir les politiques en ajustant trois visions des choses : celle, un peu abstraite, de la Commission ; celle, fondée sur les intérêts des Etats, du Conseil ; et celle des destinataires des décisions – ceux qu’on appelle les « stakeholders » dans le jargon européen.
Aujourd’hui encore, les textes adoptés par l’Union concernent très largement des aspects avant tout techniques de la régulation du marché intérieur, de la politique de l’environnement ou de la politique agricole commune, et il importe pour les institutions de l’Union d’être toujours à l’écoute des destinataires de ces normes.
Dans l’Union, personne ne détient seul le pouvoir : les politiques et décisions sont donc le résultat de l’ajustement des préférences de nombreux acteurs et organes, ce qui donne beaucoup d’opportunités d’action aux représentants d’intérêts.
Le terme lobbying donne toutefois une image déformée de la réalité européenne. Le terme « représentants d’intérêts » est plus neutre, car il reflète la variété des intérêts représentés : il s’agit d’entreprises privées et d’organisations qui fédèrent divers secteurs de l’économie, mais aussi de collectivités territoriales, d’ONG, de syndicats, d’unions de consommateurs, etc.
Les institutions de l’Union ont commencé à réguler le lobbying dès le début des années 1990. Le processus a été lent et complexe, car il existe des divergences nationales et partisanes sur le sujet, mais l’acquis est considérable – notamment par voie de comparaison avec la situation dans la plupart des Etats membres.
Aujourd’hui, le lobbying est sans doute plus intense à Bruxelles qu’à Paris, mais il y est beaucoup plus régulé. Les institutions assurent une certaine transparence quant à l’identité des lobbyistes, aux intérêts qu’ils défendent et à leurs sources de financement. Ils doivent aussi respecter un code de conduite strict. Les députés et les hauts-responsables de la Commission sont également astreints à des règles de transparence et de comportement contraignantes.
Ceci étant, compte tenu de l’ampleur de certains enjeux, le comportement des représentants d’intérêts, des élus et des responsables administratifs n’est pas toujours exemplaire. Il existe des cas de corruption pure et simple, et diverses façons pour les uns et les autres de s’entendre. Les activités de consultants de certains députés, ou le recyclage de d’anciens députés, commissaires ou hauts fonctionnaires dans le secteur privé posent réellement problème.
Viviane de Beaufort : D’abord je voudrais insister sur le fait qu’on n’est même plus sur la question de la régulation du lobbying. La régulation est, en droit, un cadre souple comme la RSE par exemple que les acteurs peuvent s’approprier, respecter ou ne pas respecter, avec des enjeux de réputation mais pas de sanctions.
Aujourd’hui il s’agit bien de réglementation. En hiérarchie des normes, au plus haut niveau, il y a le traité de Lisbonne avec un principe de transparence de l’article 15 et reconnu comme Grand Principe Général du droit de l’UE applique par la Cour de Justice. Ce principe va se traduire en droit dérivé à partir de trois éléments principaux.
Le premier, dans une perspective bien plus globale que ce qu’elle évoque, c’est une réglementation du lobbying articulée à partir d’un registre des représentants d’intérêt: registre de transparence. Le second : un code de conduite des lobbyistes, le troisième est un code de conduite des députés européens et des hauts fonctionnaires.
On a réglementé la conduite des parties prenantes : les lobbyistes, et leurs cibles (les décideurs). On cadre de manière précise le comportement de ces derniers à l’égard des lobbyistes, pour limiter les dérapages de comportements. Au point que, fin janvier 2019, il y a eu une modification du règlement intérieur du parlement européen, qui oblige les responsables de decision à réaliser une traçabilité de l’impact des lobbyistes sur le travail législatif. Les décideurs clés sur un sujet dans le processus législatif (élaboration d’une directive, du budget, d’une politique publique) à communiquer les rendez-vous qu’ils peuvent avoir à l’intérieur de l’enceinte du parlement européen ou à l’extérieur avec les représentants des groupes d’intérêt. C’est listé : le président de la commission concernée par le sujet, le rapporteur en charge de rédiger la position du parlement dans une commission technique, et les coordinateurs des groupes politiques, nommés pour chaque sujet (un pour chaque groupe) qui doivent coordonner au sein de leur famille politique la position de leur famille sur le texte en question et retravailler avec le rapporteur. Il n’y aura aucun rendez-vous avec un représentant d’intérêt, autrement dit un lobbyiste, qui ne soit pas tracé.
Je reviens sur le registre des représentants. Le registre des représentants d’intérêt a été élaboré par un accord entre les trois institutions : la Commission, le Parlement Européen et le Conseil des Ministres en 2011. En 2014, il a été modifié, amélioré et rendu plus dur puisqu’on a fait des catégories de lobbyistes précises : consultant en lobbying, lobbyistes des entreprises, lobbyistes de fédération, lobbyistes de régions, think-tank, etc. Catégories qui permettent d’identifier précisément les personnes à l’ aide d’une fiche précise qui permet d’identifier qui est l’entreprise, qui est le représentant de l’entreprise à Bruxelles, qui est le responsable, quelle est l’adresse, le téléphone, combien d’argent les représentants utilisent pour leurs activités, quels sont les sujets qui les intéressent et sur lesquels ils déclarent vouloir être en contact avec la Commission ou les Parlementaires.
Le deuxième élément, c’est le code de conduite qu’ils doivent tous signer .
Et surtout, c’est pour cela que je parle de réglementation et plus de régulation depuis 2014 : si quelqu’un enfreint ces règles, il est sanctionné. Il n’a plus accès au Parlement Européen. Il n’a plus de badge d’accès. Il n’a plus la veille automatique par mail qui identifie toutes les consultations qui peuvent l’intéresser par rapport à ce qu’il a décidé comme sujet de suivi. Or, cette veille est precieuse afin de permettre de porter ses arguments; elle permet de s’inscrire dans le processus officiel de consultation et d’engager le dialogue, de prendre des contacts. Toutes ces facilités pour rentrer en contact avec les députés et les hauts fonctionnaires sont bloquées. S’il y a une deuxième alerte, alors la personne est rayée du registre et ne peut plus exercer son métier parce qu’elle sera persona non grata tant au sein du Parlement Européen, qu’à la Commission Européenne, voire au sein du milieu des lobbyistes.
Le lobbying ne se fait pas qu’auprès des députes mais à la Commission, au Parlement, et d’autres instances comme le CESE ou le Comites de Regions. Un lobbyiste va suivre tout le processus d’élaboration et donc on a des phases au Parlement mais aussi avant des phases à la Commission. C’est pour cela que c’est important de dire que c’est un accord des trois institutions.
La Commission Européenne en 2016 a lancé une consultation sur la question du caractère obligatoire du registre, parce que cette idée était partagée par un certain nombre d’ONG ou de partis politiques. La consultation a duré plusieurs mois et est sur le registre des consultations de manière transparente. Pour le moment, les Etats membres ont temporisé, avec un argument qui ne me choque pas : la quasi-totalité des lobbyistes, que ce soit leur posture, sont inscrits au registre, parce que cette incentive qu’avaient mis en place les trois institutions, qui consistait à intégrer ceux qui se déclaraient dans le processus de décision, avec l’avantage pour eux de faire un lobbying efficace, cela a bien fonctionné. On etait en mars a plus de 11 8700 personnes inscrites.
Quand on regarde les choses de l’intérieur , on se rend compte qu’il y a très peu de dérapages. Pourquoi ? Perdre sa réputation dans ce milieu-là, c’est perdre son job. Bruxelles est « un village » où les informations circulent vite. Quelqu’un qui a une mauvaise réputation dans ce milieu, on ne lui partage plus ce qu’on sait, on ne l’invite plus aux conférences des think tank. Les parlementaires se débrouillent pour qu’ils n’aient pas de rendez-vous. C’est le phénomène du mouton noir.
Maintenant, soyons réalistes. Il peut y avoir des pratiques de lobbying non transparentes étant donne les enjeux économiques ou politiques. On est plus dans l’influence argumentative, mais proche du trafic d’influence et de l’intimidation. Le phénomène est très limité et de toute façon, les personnes qui pratiquent ce type de lobbying restent dans l’ombre. Même si le registre devient obligatoire, ceux-là, des lobbies étrangers en majorité, qui ne rentrent pas dans notre culture de transparence, qui ne veulent pas jouer le jeu, qui se baladent, en caricaturant un peu, avec des billets de banque dans des mallettes, ils n’iront jamais sur le registre, parce qu’ils ne peuvent pas être transparents, parce qu’ils font de la corruption. Ils essaient en fait d’attirer les députés en dehors des processus de consultation classiques. Un exemple, deux parlementaires roumains se sont fait piquer la main dans le sac, il y a quelques années, leurs partis politiques les ont virés en deux jours comme on se débarasse de la peste. Cette approche du registre obligatoire n’a donc pas beaucoup de sens.
On a élaboré en France un système proche de l’Union Européenne sur le papier il y a peu de temps (loi Sapin II, loi de moralisation de la vie politique), mais la culture n’y est pas encore et il y a un décalage, souvent générationnel. Les jeunes députés tous partis politiques confondus, jouent le jeu du lobbying transparent, du registre, etc. Et on a les plus anciens, qui font ce que j’appelle du lobbying à la papa : l’entre-soi parce que tu es un ancien de l’ENA ou de polytechnique, et je vais t’arranger le coup.
Depuis 2014 et la mise en place de cette réglementation de la place des lobbies au sein de l’Union européenne, on entend encore des critiques sur le rôle néfaste qu’auraient ces lobbies. Dans les faits, quand on regarde les principales mesures votées depuis 2014, qu’en est-il de l’impact des lobbies ?
Olivier Costa : On ne peut pas raisonner globalement. Il faut le faire institution par institution. La Commission propose généralement des textes relativement équilibrés, même si elle a tendance à être sensible aux arguments des acteurs de l’économie. Le Parlement européen amende souvent ces textes dans un sens plus favorable aux citoyens et aux ONG – même si certains élus, notamment à droite et à l’extrême droite défendent ouvertement les intérêts d’acteurs du secteur privé. Ensuite, les représentants des Etats réunis au sein du Conseil, qui sont sous la pression des lobbyistes nationaux, tendent à vider les textes de leur substance.
Par ailleurs, parler de « l’impact des lobbies » supposerait qu’ils agissent d’une manière coordonnée : il y aurait d’un côté l’intérêt général, défendu par on ne sait qui, et les intérêts particuliers, défendus par les « lobbies ». Dans les faits, chaque texte important suscite une mobilisation de nombreux représentants d’intérêts, mais ceux-ci défendent des points de vue très différents. Quand un dossier touche à l’automobile, tous les constructeurs n’ont pas la même stratégie et les mêmes positions, et certains font alliance avec les écologistes. Souvent, on voit de part et d’autre des coalitions qui associent intérêts privés et ONG, en lien avec certains groupes politiques ou Etats. En outre il ne faut pas sous-estimer les logiques – partisanes et nationales – qui animent les institutions qui prennent la décision, le Parlement européen et le Conseil. Les lobbies n’arrivent pas toujours à se faire entendre.
Depuis 2014, de nombreux dossiers ont suscité un fort lobbying, mais on ne peut pas dire qu’un secteur l’ait systématiquement emporté. Les acteurs de l’industrie et des services ont subi quelques revers cuisants, notamment en raison de la mobilisation du Parlement européen : fin des frais d’itinérance téléphonique ; réforme de la protection des données ; réduction des plastiques à usage unique ; réforme du droit d’auteur sur internet ; transparence des paiements par carte bancaire ; entrée en vigueur de l’accord de Paris sur le climat. En revanche, de nombreuses ONG ont été déçues par la négociation et l’entrée en vigueur de divers accords de libre-échange (Japon, Canada…), et ont jugé trop timides les positions de l’Union sur les missions de CO2 des voitures, sur l’efficacité énergétique des bâtiments ou encore sur la réduction du recours aux pesticides.