L’Europe de la santé, du rêve à la réalité ? – Fondation Robert Schuman

https://www.robert-schuman.eu/fr/doc/actualites/covid19-FG-2-fr.pdf

Françoise Grossetête

Personne n’imaginait à l’aube de l’année 2020 qu’un coronavirus si petit, mais si dangereux, pourrait à ce point révolutionner le monde. La crise sanitaire du Covid-19 n’a cessé de relancer des débats de fond, remettant en cause tantôt la mondialisation, tantôt l’inaction de la Commission européenne ou le manque de solidarité européenne.

En effet, dès le début de l’épidémie, alors qu’on ne pouvait en imaginer l’ampleur, des voix eurosceptiques s’élevèrent pour dénoncer la réaction trop tardive de l’Union européenne. Il est vrai que l’Europe donnait alors une image divisée entre les pays du Nord, moins touchés par le Covid-19, et les pays du Sud en plus grande difficulté.

Quand on parle d’Europe, de qui parle-t-on ? De la Commission européenne, du Parlement européen, de la Banque Centrale européenne ? Ces institutions ont su répondre à la crise de façon massive et inédite. Les Etats membres sont les seuls à porter la responsabilité d’un Conseil Européen fragile… par manque de solidarité.

1 – L’AVENIR DE LA SANTÉ SERA EUROPÉEN, OU NE SERA PAS

Si l’organisation des systèmes de soin demeure une compétence exclusivement nationale, la réglementation du médicament et des produits médicaux dépend en majeure partie de l’Union européenne.

Un rapide aperçu des défis auxquels nos systèmes de soins sont confrontés suffit à se rendre compte à quel point la coopération européenne est incontournable, car ce sont des défis auxquels on ne peut apporter de solution seulement au niveau national. En effet, les budgets de santé sont de plus en plus contraints, alors que des innovations de rupture, forcément beaucoup plus coûteuses, arrivent sur le marché. La recherche se concentre sur des aires thérapeutiques de plus en plus complexes. Les populations de patients sont souvent éclatées. C’est le cas par exemple de ceux

qui souffrent de maladies rares. Les épidémies ne connaissent pas de frontières. Cela pose d’ailleurs la question de la politique vaccinale qui, un jour, devra être commune. Les patients sont de plus en plus mobiles, prêts à aller chercher ailleurs une expertise ou un traitement qui n’existe pas chez eux. Les professionnels de santé sont amenés à se former ou à exercer à l’étranger.

Le marché unique pour les médicaments et les dispositifs médicaux a été créé pour qu’ils répondent aux mêmes normes et standards partout sur le territoire européen. La révolution numérique et robotique, le développement de l’intelligence artificielle, la collecte et l’analyse des big data nous oblige aussi à changer d’échelle.

L’évidence s’impose : tout nous pousse vers davantage de coopération, d’harmonisation, de mise en commun de moyens et de connaissances, donc vers une européanisation de la politique de santé. Cettedernièrenepeutêtreconduitedansunebulle, à l’abri des changements fondamentaux qui touchent notre économie et notre société. Or, cette révolution copernicienne, si elle est désormais relativement comprise par tous, paraît s’opposer aux nombreux conservatismes qui affectent nombre de nos pays et auxquels chacun prend sa part.

Dans le domaine de la santé, la France, par exemple, est restée trop longtemps arc-boutée sur ses principes et ses certitudes, convaincue qu’elle avait le meilleur système de santé au monde, et pas ou peu de leçons à recevoir des autres, voulant calquer son propre modèle de santé sur le système européen qui se mettait en place.

La crise sanitaire que nous vivons est riche d’enseignements. Si on doit saluer l’incroyable énergie et l’efficacité des personnels de santé confrontés aux pires situations, on doit reconnaître que, dans nombre d’Etats membres, les systèmes de santé ont été mis à mal. Certes, les situations étaient fort disparates, l’épidémie frappant avec plus ou moins d’intensité selon les densités de population et l’apparition de clusters. L’urgence est donc d’apprendre à se remettre en cause et de travailler ensemble de façon plus constructive. Le problème de fond est celui du manque de confiance entre Etats membres et autorités de santé nationales, chacun craignant d’être dépossédé de son pré carré. Cela n’est pas nouveau.

Lors de sa création et de la mise en place de la procédure centralisée pour l’autorisation de mise sur le marché des médicaments, l’Agence européenne du médicament (EMA) dont personne ne conteste l’efficacité, a dû affronter bon nombre de réserves. Mais peut-on continuer longtemps ces querelles de clocher, ces combats d’arrière-garde, alors que nous sommes pris de vitesse par la Chine, les Etats-Unis ou les entreprises dites GAFAM ? Doit-on continuer à se tirer une balle dans le pied alors qu’il y a urgence à construire avec tous les partenaires européens la masse critique qui doit permettre à l’Europe d’assurer notre souveraineté sanitaire et scientifique ?

Cette souveraineté, qu’elle soit sanitaire, industrielle, numérique, fait l’unanimité, encore faut-il qu’elle se fasse au profit de l’Union européenne pour protéger l’ensemble des Etats membres !

2 – LA SANTÉ, COMPÉTENCE COMMUNAUTAIRE ?

Alors que « l’Europe de la santé » n’a jamais vraiment existé malgré de nombreuses avancées à travers l’EMA et des législations très spécifiques répondant aux besoins du marché intérieur, peut-on espérer que cette crise sanitaire mondiale puisse être le déclencheur d’une volonté partagée déjà par la Commission, le Parlement et une partie des Etats membres ? Il semblerait que « grâce » au Covid-19, les dirigeants européens se décident à faire de la santé l’un des piliers de l’action communautaire. Jusqu’à présent, le Traité de Lisbonne dispose « qu’un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de l’Union ». Ainsi, l’Union européenne joue donc un rôle dans l’amélioration de la santé, la prévention et la gestion des maladies et l’harmonisation des politiques nationales à travers divers programmes qui poursuivent trois objectifs :

  • Favoriser un bon état de santé par la prévention des maladies, la promotion de modes de vie sains, tout en prenant en compte le vieillissement de la population ;
  • Protéger les citoyens contre les menaces, les pandémies, le bioterrorisme, et les enjeux sanitaires nouveaux comme le changement climatique ;
  • Prendre en compte la mobilité des patients et des personnels de santé.

Cette politique de santé est la conséquence de la libre- circulation des personnes et des biens dans le cadre du marché intérieur, les propositions se fondant sur un haut degré de protection. C’est suite à la crise de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) dans les années 1990 que la protection du consommateur est devenue une priorité. A partir de là, et malgré une base juridique peu claire, la politique européenne de santé s’est renforcée dans plusieurs domaines : les médicaments et dispositifs médicaux, la recherche et l’assistance mutuelle entre Etats membres en cas de catastrophes et de maladies graves (grippe porcine, grippe H1N1, virus Zika). Sous la pression du Parlement européen, les initiatives se sont multipliées, qu’il s’agisse de « plans cancer, sida, Alzheimer. » De même, l’amélioration de la sécurité des patients a conduit au renforcement de la législation sur les essais cliniques, les dispositifs médicaux et l’anti-bio résistance.

L’épisode de la grippe aviaire H5N1 de 2005 fut décisif pour une nouvelle approche des pandémies. Des plans de préparation des Etats furent élaborés en lien avec les ministères de la Défense. Il est intéressant de relire le « plan Pandémie » de 2011 pour y retrouver toutes les mesures préconisées pour lutter contre le Covid-19 et soulever déjà la question de la dépendance à la Chine pour les dispositifs de santé. Mais la grippe H1N1, moins grave que prévue, a agi en boomerang et eu pour conséquences la démobilisation et la réduction des budgets de santé dans certains Etats membres, dont la France. La culture de la préparation à une crise sanitaire avait donc disparu et les politiques de santé se sont alors construites sur des schémas comptables, considérant les stocks et les réserves comme des immobilisations inutiles.

L’Union européenne tire déjà les leçons de cette crise et les enseignements de sa trop grande dépendance sanitaire vis-à-vis de la Chine. Pour y répondre, elle propose un plan de lutte contre les pénuries de stocks stratégiques, lequel devrait s’accompagner d’un plan d’équité d’accès à des médicaments à des prix abordables. Pour soutenir la recherche, elle s’est engagée dans un financement d’un montant de 100 milliards € portant principalement sur les vaccins, en réponse au défi mondial de produire un vaccin rapidement accessible à tous les citoyens du monde.

Enfin, un projet de plan de santé européen nivelant par le haut les systèmes de santé sera lancé pour aider les Etats membres à prendre le virage numérique et s’orienter davantage vers la prévention. Tout doit être fait pour prévenir une prochaine pandémie : renforcer la réserve stratégique en médicaments, prévoir un corps médical européen d’intervention d’urgence, assurer une totale coordination pour mieux faire jouer la solidarité. Pour financer ce plan, la Commission européenne a proposé un budget consacré à la santé de presque 10 milliards €, basé non pas sur un nouvel impôt … mais sur la mutualisation des investissements.

3 – QUELLES ORIENTATIONS FUTURES POUR UN VRAI PROJET D’EUROPE DE LA SANTÉ ?

La subsidiarité est une règle fondamentale de l’Union européenne qui devrait aussi s’appliquer à la gouvernance de la santé. Il s’agit d’un principe politique et social selon lequel une autorité centrale ne peut effectuer que les tâches qui ne peuvent être réalisées à l’échelon local. L’Union européenne doit donc agir là où il y a une réelle valeur ajoutée. Par exemple, lutter contre une pandémie, ou légiférer sur le marché du médicament doit être du niveau européen puisqu’il s’agit de défis qui dépassent les frontières 3 nationales. Dans ce cas, on fait mieux ensemble, en mettant en commun nos ressources et nos expertises. L’échelon européen est alors pertinent. Les Réseaux Européens de Référence pour les maladies rares en sont un exemple frappant. Mais l’Europe n’a pas vocation à être hyper-centralisatrice. Elle joue un rôle de coordination tout en laissant de la flexibilité aux territoires. Cela implique de se faire confiance et d’apprendre à travailler ensemble.

Il doit donc y avoir une volonté politique, une forme d’humilité aussi dans la prise de décisions, en estimant qu’on peut s’enrichir de la vision et des pratiques des autres. C’est l’exercice auquel nous pousse l’Europe. C’est ainsi que la Commission européenne a proposé d’harmoniser, dans une certaine mesure, la partie clinique de l’évaluation des technologies médicales (HTA). Il s’agit d’accélérer l’accès aux marchés des produits innovants et de renforcer le processus d’évaluation dans tous Etats membres. Mais l’idée d’accepter une évaluation contraignante soulève le problème de la confiance entre Etats et un scepticisme à l’idée de se départir de certaines compétences.

Cette crise sanitaire nous oblige donc à une nouvelle approche européenne de la politique de santé. Tout d’abord, elle doit reposer sur une autonomie stratégique sanitaire renforçant notre souveraineté dans le domaine industriel et numérique pour réduire la dépendance de l’Europe. Il faut donc privilégier l’effort sur nos capacités de recherche et de développement (R&D) dans le domaine des vaccins et des médicaments, tout en mettant en place des stocks stratégiques communs.

L’Europe doit savoir aussi parler d’une seule voix face à l’industrie pharmaceutique. Pour cela, la santé doit être pensée comme un secteur économique prioritaire et d’avenir, source d’emplois et de richesse. Les approches uniquement comptables ne sont plus d’actualité.

L’objectif est clair : créer une véritable Task Force chargée de la santé. Pour cela, il faut revaloriser les carrières de santé, progresser dans la reconnaissance mutuelle des diplômes, pour que la mobilité des professions de santé soit plus efficace et réponde mieux à l’indispensable solidarité européenne.

La politique de santé doit être portée par toutes les politiques, c’est le message retenu lors de la conférence de presse tenue par Angela Merkel et Emmanuel Macron le 18 mai dernier. Au-delà du Fonds de relance et des propositions financières totalement inédites de la Commission européenne et de la BCE, c’est toute une stratégie nouvelle qu’il faut mettre en place pour doter l’Europe de compétences en matière de santé : réduire notre dépendance à l’extérieur, protéger nos entreprises, relocaliser les investissements fondamentaux en Europe, revoir les règles du commerce mondial, voilà la tâche immense qui attend la Commission. C’est un coup d’accélérateur à la modernisation de l’économie européenne qui sera nécessaire pour reconstruire nos sociétés. De façon prémonitoire, la Commission avait intitulé son programme santé pour 2014-2020 « la santé en faveur de la croissance ». La bonne santé d’une population y est présentée comme une condition sine qua non pour atteindre les objectifs de base que sont la prospérité, la solidarité, la sécurité.

Il y a quelques jours, quatre Etats, l’Allemagne, la France, l’Italie et les Pays-Bas ont annoncé la création d’une « Alliance inclusive pour le vaccin contre le Covid-19 » dont l’objectif est de mettre en commun les moyens pour développer un vaccin et en garantir l’approvisionnement pour que tous les Européens aient un égal accès à ce vaccin.

Les opportunités à venir et leurs implications dans le secteur de la santé sont donc incalculables. Ces enjeux sont passionnants. Le législateur européen doit prendre véritablement la mesure de ces changements. Ces derniers doivent être abordés sur une base scientifique avec rationalité, loin de toute idéologie. Les décideurs politiques, comme les citoyens, doivent être mieux armés pour renforcer l’esprit critique et la culture scientifique de chacun. Opposons en tout la raison à l’émotion, et ne laissons pas le monopole de l’indignation à ceux qui prétendent tout savoir sans rien connaître.

La politique de santé, comme d’ailleurs la politique européenne en général, a besoin d’un cap, d’une vision et d’une réflexion sur le temps long. C’est à ce prix que l’Europe de la santé ne sera plus un rêve… mais deviendra réalité.