Sylvain Kahn, Jacques Lévy
L’annonce par Angela Merkel, Emmanuel Macron puis Ursula von der Leyen d’une dette européenne pour financer le plan de relance est historique. Pour autant, suffira-t-elle à rassurer enfin ceux pour qui l’Europe doit chaque jour faire la preuve de sa raison d’être ? Ce n’est pas certain. Depuis la mi-mars, chacune des actions de l’Union, même les plus colossales, ont été minimisées par de nombreux observateurs, y compris parmi les plus europhiles d’entre eux, qui déploraient sa désunion, ses égoïsmes, son impuissance…
Début avril, nous n’étions pas nombreux à constater que l’UE ne cessait de monter en puissance avec une agilité discrète, sans tambour ni trompette, et à faire le pronostic que l’avènement d’une dette publique européenne était une question de semaines.
Sur cet acquis, il convient de procéder sans plus attendre à l’identification critique des forces comme des faiblesses de l’entité territoriale européenne révélées dans la crise sanitaire, et à lancer quelques hypothèses sur son futur.
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L’Europe est un processus historique
L’idée d’une dette était en débat depuis longtemps, mais c’est maintenant qu’elle s’impose comme une préférence collective. La première des caractéristiques est donc élémentaire : l’Europe est un processus historique. Elle n’est pas un plan parfait qui attendrait, caché quelque part, des circonstances idéales ou divines permettant sa mise en œuvre et sa concrétisation.
Cet avènement, c’est d’abord la massivité de la crise sanitaire qui l’explique en relativisant un peu plus l’efficacité de l’échelle unique de l’État national et en appelant des réponses à la hauteur. Ce faisant, le moment que nous vivons met en lumière une deuxième caractéristique : depuis près de 70 ans, les Européens ont sous la main une sorte d’appareil d’État fédéral, assez baroque dans sa construction. En effet, paradoxalement, l’UE détient des compétences dans des domaines qui sont habituellement ceux des États fédérés, et laisse aux États fédérés membres de cette Union certaines compétences qui sont classiquement du ressort de l’État fédéral dans les États fédéraux historiques (à l’image de l’Allemagne, du Brésil, des États-Unis, de l’Inde ou de l’Indonésie par exemple).
Dans cet État fédéral étrange qu’est l’UE, une majorité d’États fédérés ne voyaient pas l’intérêt de bons du Trésor européens. Ils s’en méfiaient. C’est un classique de la construction européenne : les appareils d’État – qui en Europe ont tous une très longue histoire, qu’a bien racontée Charles Tilly – sont réticents à mutualiser leurs prérogatives et à lâcher du pouvoir.
La pandémie de Covid-19 ébranle en profondeur ce type de corporatisme : partout en Europe les citoyens ont constaté les défaillances ou les faiblesses relatives des appareils d’État. Dans cette situation, il est apparu que là où elle avait des compétences, l’UE en tant que telle jouait un rôle protecteur et proactif déterminant : les financements publics. Les Européens ont bénéficié de l’agilité insoupçonnée de la BCE, du MES, de la BEI, et même du budget géré par la Commission – tout cela avec la volonté ou l’accord de leurs dirigeants nationaux. Cet attelage a mobilisé des sommes inouïes pour protéger les sociétés et les économies européennes. L’émission d’une dette publique européenne s’impose donc dorénavant d’elle-même. Au point où en est, il n’y a plus de blocage idéologique.
L’Europe pâtit d’un traitement d’abord idéologique
L’idéologie, au sens d’une représentation du monde qui voile le réel et lui fait écran, est la troisième caractéristique de l’Europe. Le lancement d’une initiative jugée chaque jour depuis deux mois impossible en raison supposée de la désunion, de la radinerie, des intérêts particuliers et nationaux surdéterminants… met en pleine lumière combien l’Europe est objet d’idéologie bien plus que d’analyse critique des faits.
Le même processus a joué à plein durant deux ans après le 26 juin 2016 : il a fait accréditer l’hypothèse d’un effet domino du Brexit pour une réalité vraisemblable, voire probable, quand les faits indiquaient d’entrée de jeu, puis au fur et à mesure du déroulement de la séquence, qu’il s’agissait d’une hypothèse très peu probable et d’une croyance. L’idéologie qui caractérise le regard sur l’Europe et la voile est celle-ci : l’Europe est chaque jour mortelle de n’être pas parfaite, puisqu’elle n’a le droit à l’existence qu’à la condition d’être idéale.
Sur le projet de dette publique européenne, on entend et on lit déjà les critiques classiques car contradictoires : « C’est trop ! » et « Ce n’est pas assez ! » Sous-entendu : « L’Europe est un mirage ; on vous l’avait bien dit ; c’est comme d’habitude ! » Le point n’est pourtant pas celui-ci. Bien entendu, la mobilisation de 500 milliards d’euros de budget de crise plus 250 milliards de ligne de prêt sont une somme « modeste » en comparaison des rachats des dettes de ces mêmes États sur le marché secondaire par la BCE ou au montant dégagé par le budget fédéral aux États-Unis, par exemple. Mais le signal et l’effet de levier sont considérables. L’UE est un « État » vierge de toute dette publique ; il émet une monnaie, l’euro, qui est devenu la deuxième monnaie de réserve internationale dans le monde ; il est considéré par les investisseurs et les créanciers de tous types comme d’une fiabilité maximale.
Le point est donc celui-là : à partir de maintenant, les Européens vont pouvoir sortir du débat idéologique hors-sol sur la question de savoir si l’existence de l’UE est pertinente et entrer dans le débat citoyen qui se confronte au réel sur la question : sommes-nous satisfaits des choix politiques et des politiques publiques effectués par le « gouvernement » européen ? Et ce « gouvernement » – Parlement élu au suffrage universel direct ; Chambre des dirigeants nationaux, le « Conseil » ; Commission européenne – décidera du montant de dette à émettre et de ce à quoi ces sommes seront consacrées.
Mettre fin au mélange des genres en élisant nos représentants au sein du Conseil
C’est là qu’on en arrive à la quatrième caractéristique : celle de la faiblesse démocratique.
Celle-ci ne réside pas tant dans son système politique que dans cette gangue d’idéologie. En critiquant d’emblée l’annonce sous l’angle du « trop » ou du « pas assez » ou en se focalisant d’emblée sur qui perd, qui gagne, qui avale son chapeau et qui met la farce dans le dindon, les commentaires nourrissent eux-mêmes ce qu’ils reprochent à l’Europe : son déficit démocratique. Ce qui compte maintenant est en effet la délibération menant à l’adoption du plan.
L’Europe est une société pluraliste. Elle est tissée par des débats et des oppositions sur les préférences collectives, entre représentations, groupes et intérêts variés qui s’affrontent ou se confrontent sur la vision de l’intérêt général et des politiques publiques. Les différentes familles politiques confronteront des visions différentes de la mise en place de cet endettement mutualisé ; certaines commenceront par le refuser, et seront probablement minoritaires au sein du Parlement européen. Mais toutes pèseront sur le compromis final.
Le processus sera du même ordre au sein de chaque pays. Et les gouvernements nationaux eux-mêmes participent de cette agora tout en cherchant à l’occuper le plus possible. La société civile européenne, dans toutes ses composantes diverses, convergentes et antagonistes, pèse elle aussi. Au final, pour certains, les effets seront trop modestes et pour d’autres trop importants. C’est pourquoi, à ce stade, ce qui compte est de garder le cap du processus : l’effet de ce plan sera maximal dès lors que sa concrétisation sera le fruit d’un processus démocratique de délibération collective au sein de la société européenne et de ses institutions.
Comment se donner un maximum de chances que ce soit le cas ? En gardant à l’esprit les enseignements de Charles Tilly sur le corporatisme d’État pour en tirer une conclusion pour le futur immédiat. Le problème de l’Europe n’est pas qu’il y ait de la supranationalité mais qu’il y a trop d’État (au singulier). Pour mettre l’État à sa juste place dans une société européenne et un pays européen multiscalaires, on pourrait s’inspirer de ce qui est à l’œuvre dans tous les États fédéraux et dans toutes les démocraties : éviter le mélange des genres.
Les représentants des États membres au sein du Conseil (la chambre des États) à Bruxelles devraient donc être élus au suffrage universel direct et être distincts des dirigeants des États. De cette façon, ce Sénat des États, chargé de colégiférer avec le Parlement des citoyens au nom de l’intérêt général européen et de l’échelle européenne, serait en situation de le faire sans conflit d’intérêts. Comment en effet, peut-on attendre qu’une même personne puisse œuvrer sereinement en même temps pour l’intérêt national de son pays et de ses électeurs et pour celui de la société européenne ? Il est temps de cesser de donner à nos dirigeants européens l’injonction d’être schizophrènes et de leur offrir la possibilité de contribuer à l’intérêt général en délibérant non pas avec leur image dans le miroir, mais avec des interlocuteurs avec qui débattre.
Le « plan de relance » mis en délibération depuis le 27 mai 2020 pourrait produire un effet de réel, dévoiler les caractéristiques de l’Europe et son fonctionnement, et démystifier les biais idéologiques qui les recouvre. Dans cette hypothèse, la crise actuelle aurait transformé la construction européenne en profondeur comme aucun épisode avant elle.