Droit européen à l’épreuve de la réalité des services numériques

Article rédigé par les étudiants du cours Citoyen, Droit et Politiques de l’Europe – fondamental de Droit à l’ESSEC : Adriel Alvarez, Ulin Cieutat, Caroline Fulda, Robin Perrot, Julie Sedillot avec la professeure Viviane de Beaufort

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Service de la société de l’information

La notion de « service » de la société de l’information est définie par l’article 1er, paragraphe 2, de la directive n° 98/34/CE du 22 juin 1998 prévoyant une procédure d’information dans le domaine des normes et réglementations techniques. Il s’agit de « tout service presté normalement contre rémunération, à distance par voie électronique et à la demande individuelle d’un destinataire de services ».

Le fait de répondre à cette définition est d’une importance déterminante. En effet, la directive commerce électronique (2000/31/CE), interdit aux États membres de l’Union européenne d’imposer aux services de la société de l’information des lois ou des réglementations qui restreignent la libre prestation de services, sauf à respecter certaines conditions bien précises, et notamment notifier la mesure envisagée à la Commission européenne. En l’absence d’une telle notification, la sanction est l’inopposabilité de la mesure à la personne concernée.

Ainsi, dès lors qu’une entreprise a une activité qui relève de cette notion, cela signifie en principe que son activité peut seulement être réglementée dans les conditions imposées par les textes européens. Cela est évidemment un atout majeur, en particulier pour des modèles numériques qui bousculent les acteurs établis sur un marché, dont l’activité traditionnelle est généralement réglementée par une législation nationale. L’actualité récente a souligné avec force les difficultés rencontrées par l’Union Européenne dans la définition de modèles disruptifs d’entreprises, à la croisée de l’économie réelle et numérique. Ce phénomène est également l’illustration de craintes de certains Etats membres à l’égard de nouveaux services numériques mettant à mal les positions dominantes d’acteurs nationaux. Face à cette menace, certains choisissent le repli par une restriction de la liberté de circulation des services. Dans ce contexte, l’intervention des législateurs européens apparaît plus que nécessaire.

Deux exemples ont récemment illustré avec force ces cas de figure, que nous détaillerons par la suite.

Le cas d’Uber en Espagne

En 2014, une association de chauffeurs de taxi de Barcelone portait plainte contre Uber Systems Spain pour concurrence déloyale à propos du service Uberpop, qui permet à des particuliers non professionnels de s’improviser chauffeur. En effet, afin de pouvoir dispenser un service de taxi urbain, la loi espagnole n°19/2003 du 4 juillet 2003 relative aux services de taxi et le règlement sur les services de taxi de Barcelone, en date du 22 juillet 2004, stipulent qu’une entreprise ou un particulier sont soumis à l’obtention d’une licence délivrée par la mairie ou collectivité locale compétente, de même pour un service interurbain où l’autorisation doit être délivrée par le ministère du gouvernement régional. Évidemment, ni la société Uber Spain, ni les chauffeurs non professionnels ayant recours à la plateforme ne disposent de telles autorisations. La position d’Uber soutient qu’ils ne sont pas soumis à de telles dispositions car ils ne proposent qu’un service d’intermédiation, correspondant à un “service propre à la société de l’information”.  Le Tribunal de commerce de Barcelone a estimé qu’il fallait déterminer si la prestation d’Uber relevait du “services de transport”, du “service propre à la société de l’information”, voire d’une combinaison des deux. Fonction de cette détermination, Uber serait soumis ou non à l’obligation de disposer d’une autorisation administrative préalable.  La justice espagnole a considéré que la résolution de ce litige nécessitait l’interprétation de plusieurs dispositions de droit de l’Union européenne et saisit la Cour de Justice Européenne afin de poser la question de la qualification de l’activité d’Uber. 

Afin de qualifier la prestation, différents textes relatifs à la libre prestation de services dans l’Union européenne doivent être consultés : l’article 56 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, la directive n° 2000/31/ CE du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, ou encore la directive n°  2006/123/CE du 12  décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur.

L’avocat général de la Cour de Justice de l’Union européenne a constaté que « la plateforme électronique Uber est un concept innovant ». Il juge cependant que « le transport est la principale prestation » d’Uber, tandis que la mise en relation des chauffeurs et des clients par voie électronique « est un élément secondaire ». Il conclut donc pour Uber que « c’est le transport qui lui confère son sens économique ». Enfin, le 20  décembre 2017, la Cour de justice de l’Union européenne a définitivement qualifié l’activité d’Uber de «  service dans le domaine des transports », au sens de l’article  58, paragraphe 1, TFUE. Il est important de noter également que l’Avocat Général et la Commission soulignent qu’il faut prendre en considération l’influence décisive qu’exerce la plateforme en fixant les prix du service, en ayant le contrôle sur l’offre et la demande et en possédant les actifs principaux. 

Le cas d’Airbnb en France

En 2017, l’association pour un hébergement et un tourisme professionnels (ATHOP) dépose plainte contre Airbnb pour “exercice d’une activité d’entremise et de gestion d’immeuble sans carte professionnelle”, allant à l’encontre de la loi Hoguet de 1970. L’association considère que Airbnb n’est pas une simple plateforme de mise en relation, et qu’elle doit donc subir les mêmes contraintes qu’un agent immobilier. La Cour de justice de l’Union européenne rend cependant une décision favorable pour Airbnb en décembre 2019, jugeant que Airbnb est bien une plateforme de services d’intermédiation et donc doit être qualifiée de “service de la société d’information”, relevant ainsi de la directive 2000/31. Pour cela, la CJUE a retenu principalement trois critères qui avaient déjà été esquissés dans les décisions Uber : la caractéristique essentielle du service d’intermédiation, le caractère indispensable du service d’intermédiation, le prix. Cette décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne intervient alors que plusieurs métropoles européennes cherchent à limiter l’implantation d’Airbnb en leur sein. 8 villes (Paris, Bordeaux, Amsterdam, Vienne, Bruxelles, Berlin, Munich et Barcelone) ont donc demandé une révision de cette directive. Dans ce cadre, un litige oppose aujourd’hui la ville de Paris à Airbnb sur la conformité de la réglementation nationale liée à la construction et à l’habitation à la directive européenne 2006/123/CE qui régit la libre circulation des services. En effet, pour certains propriétaires français ayant mis en location une résidence secondaire et ayant été traduits devant la justice pour cela, la réglementation entrave la liberté de prestation de services de façon injustifiée. Les conclusions rendues le jeudi 2 avril 2020 par l’avocat général de la Cour de Justice européenne sont favorables à la ville de Paris. Selon lui, les villes peuvent poser des restrictions légitimes au développement de plateforme de type Airbnb. Il existe ainsi selon lui des “justifications valables pour l’établissement de régimes d’autorisation”. La décision finale de la Cour de Justice Européenne n’a pas encore été rendue, mais si celle-ci va dans le sens de l’avis de l’avocat général, cela représenterait une victoire législative dans la bataille que mènent des acteurs nationaux contre les entreprises au modèle de services disruptifs.

Conclusion – Des questions législatives encore en suspens

La décision de la CJUE est très importante, tous les procès intentés par la ville sont gelés depuis début 2019 en attente de la décision finale. Quelle qu’elle soit, cette décision enverra un signal fort et permettra d’étoffer la jurisprudence en alimentant la directive 2000/31/CE sur les “services de la société de l’information”.  Selon la qualification de ces plateformes, d’autres secteurs pourraient être affectés. En France, la notion de plateforme de mise en relation par voie électronique est définie à l’article 242 bis du Code Général des impôts. Elle prévoit une certaine protection des travailleurs reconnus comme utilisateurs de la plateforme. Ainsi l’arrêt et la décision finale de la CJUE affectent les plateformes, les travailleurs des secteurs “traditionnels” concurrents et les travailleurs. La Commission Européenne ainsi que le Parlement mènent toujours une réflexion sur la façon d’encourager le développement du marché du numérique et des plateformes de la société de l’information à échelle européenne afin d’éviter une fragmentation des règles nationales