Filtrage des investissements étrangers : à quoi sert le « système d’alerte » de l’UE ?

Un article publié par notre partenaire Toute l’Europe


Le 19 mars 2019, l’Union européenne a adopté un mécanisme pour surveiller les investissements en provenance des pays tiers. Basé sur l’échange d’informations entre les Etats membres, il doit permettre, à l’automne 2020 au plus tard, de mieux protéger les intérêts stratégiques de l’Union. En première ligne de mire : l’acquisition de fleurons européens par des entreprises publiques étrangères.


Pourquoi contrôler les investissements étrangers ?

« Les investissements directs étrangers contribuent à la croissance de l’Union en renforçant sa compétitivité, en créant des emplois et en générant des économies d’échelle ; en attirant des capitaux, des technologies, l’innovation et l’expertise ; et en ouvrant de nouveaux débouchés pour les exportations de l’Union« , souligne le règlement européen du 19 mars 2019, qui instaure un cadre européen pour le filtrage des investissements directs étrangers (IDE).  

Qu’est-ce qu’un investissement direct étranger ?

Par convention, l’investissement direct étranger, ou investissement direct à l’étranger (IDE), correspond à l’acquisition d’actifs financiers représentant au moins 10 % du capital d’une société étrangère.

Contrairement au simple placement financier (comme l’achat de quelques actions dans une société), l’IDE est effectué « dans le but d’acquérir un intérêt durable dans une [entreprise étrangère] et d’exercer, dans le cadre d’une relation à long terme, une influence significative sur sa gestion« , précise l’Insee.

L’IDE est ainsi l’élément clé de la mondialisation des entreprises en quête de nouveaux marchés (et donc de l’émergence de multinationales – création de filiales à l’étranger, fusions-acquisitions transfrontières, etc.).

Selon les critères de l’OCDE, c’est dans l’UE que se trouvent les régimes les moins restrictifs du monde vis-à-vis de ces IDE, chaque Etat membre gardant la main en la matière. « L’UE est la principale destination des investissements directs étrangers dans le monde« , relève ainsi la Commission européenne. « Les stocks d’investissements directs étrangers détenus par des investisseurs de pays tiers dans l’UE s’élevaient à 6 295 milliards d’euros à la fin de 2017 et fournissaient 16 millions d’emplois directs aux Européens. »

Toutefois, « dans des cas exceptionnels, les investissements étrangers peuvent représenter un risque pour la sécurité ou l’ordre public dans les États membres ou dans l’ensemble de l’Union« , prévient l’institution. Sur son radar : les prises de contrôle d’entreprises européennes qui opèrent dans des domaines sensibles et stratégiques comme les infrastructures, les hautes technologies ou les données personnelles par exemple. Surtout lorsque l’investisseur final n’est pas identifié de manière parfaitement transparente et qu’en arrière-plan, c’est un Etat concurrent qui est à la manœuvre…

Alors que la part de la propriété étrangère est déjà élevée dans le raffinage de pétrole, les produits pharmaceutiques, électroniques et optiques ou encore les équipements électriques, un rapport de la Commission européenne a ainsi mis en avant, en mars 2019, une « augmentation continue de la propriété étrangère d’entreprises européennes dans des secteurs clés » au cours des dix dernières années.

Les investisseurs américains, canadiens, suisses, norvégiens, japonais et australiens possèdent toujours 80 % de l’ensemble des actifs détenus par des investisseurs étrangers dans tous les secteurs de l’économie de l’UE.

Mais la part acquise par des entreprises provenant des économies émergentes a « fortement progressé » en dix ans, note Bruxelles : l’ensemble Chine/Hong-Kong/Macao, qui ne contrôlait qu’environ 5 000 entreprises européennes en 2007, en contrôlait plus de 28 000 en 2017, sans compter les autres investissements moins importants. De même, l’Inde et la Russie ont multiplié par plus de six le nombre d’entreprises qu’elles contrôlent dans l’UE.

Les entreprises européennes détenues par des propriétaires étrangers

Parmi les entreprises européennes contrôlées par des propriétaires étrangers, la part détenue par la Chine, Hong-Kong et Macao a fortement progressé ces dix dernières années.

La part contrôlée par la Chine est ainsi passée de 0,2 % des actifs de toutes les sociétés basées en Europe en 2007 à 1,6% en 2017. Et surtout, ce sont les entreprises publiques chinoises qui ont multiplié les acquisitions ces dernières années : « la part des investissements des entreprises d’État sur l’ensemble des investissements chinois dans l’UE est passée en un an, de 2016 à 2017, de 35% à 68%« , relèvent des chercheurs de l’Institut Jacques Delors.

« La croissance des IDE ne s’accompagne pas toujours du respect des règles de concurrence« , notait ainsi le Sénat français en janvier 2018. « C’est notamment le cas de la Chine dont les entreprises publiques ou bénéficiant d’aides publiques sont en mesure, grâce à ces financements, de proposer des produits à des prix artificiellement bas, faussant ainsi la concurrence. De même, certaines acquisitions bénéficient-elles de soutiens publics. Ces comportements déloyaux ne sont pas véritablement régulés, ni par l’OMC, ni dans le cadre des politiques sectorielles européennes. »

Alors que seuls 14 pays de l’UE disposent actuellement de mécanismes nationaux de filtrage des IDE, la Commission européenne a donc proposé d’instaurer, en 2017, un mécanisme pour mieux préserver les intérêts stratégiques et industriels de l’UE. C’est l’objet du règlement qui a finalement été approuvé par le Parlement européen le 14 février 2019 et par le Conseil de l’UE le 5 mars 2019 : éviter les prises de contrôle dommageables d’entreprises européennes grâce à l’échange d’informations entre les Etats membres sur les IDE touchant les secteurs stratégiques (aéronautique, ferroviaire, batteries, biotechnologies…).

Ce « cadre européen relatif au filtrage des investissements directs étrangers« , publié au Journal officiel le 19 mars, entre en vigueur le 10 avril 2019. Les États membres et la Commission ont jusqu’à octobre 2020 pour mettre en place les dispositions nécessaires à son application.

En 2018, 83 % des investissements chinois réalisés en Europe auraient pu être concernés par ce dispositif d’alerte, selon la Commission européenne.

Quels sont les exemples problématiques ces dernières années ?

Durement touchées par les effets de la crise économique et financière de 2008, plusieurs entreprises européennes ont accepté ces dernières années, pour renflouer leurs caisses, de céder des parts aux acheteurs les plus offrants.

En 2016, sous la pression de ses créanciers, l’Etat grec a notamment vendu le Pirée, le plus grand port hellène, à l’armateur chinois Cosco Shipping Corporation : une entreprise publique, détenue par la République populaire de Chine. Or loin de s’arrêter là, Pékin a poursuivi ses achats en Europe les mois suivants : Anvers, Rotterdam… Cosco s’est aussi offert 85% des parts du deuxième plus grand port de Belgique, Zeebruges, au début de l’année 2018. Dans le même temps, son concurrent public hong-kongais China Merchants Port a acquis des parts dans les ports de Dunkerque, du Havre, de Marseille, de Nantes et de Marsaxlokk, à Malte.

Ces opérations mises bout à bout, « les entreprises publiques chinoises, qui autrefois restaient proches de leur marché national, contrôlent désormais près d’un dixième des capacités portuaires européennes« , écrivait alors un journaliste de Foreign Policy pour Slate. Ces dernières « possèdent un avantage stratégique sur leurs concurrents, pour la plupart européens« , ajoutait-il : « un accès aisé à de grosses quantités d’argent bon marché« . « Les deux groupes peuvent en effet emprunter à un faible taux d’intérêt auprès des banques publiques, tandis que Cosco peut même aller puiser dans la cagnotte de plusieurs millions de dollars mise à disposition par la Banque de développement de Chine pour financer les nouvelles routes de la soie« , un projet titanesque de nouvelles routes commerciales entre la Chine et le reste du monde, lancé en 2013 par le président Xi Jinping.

Robotique en Allemagne

En 2016, la vente du pionnier allemand de la robotique Kuka, créé en 1898, au chinois Midea a aussi fait l’effet d’une douche froide en Europe. Un coup de semonce ravivé deux ans plus tard lorsqu’un grand patron chinois a mis la main sur 10 % du capital de Daimler « au terme d’une opération financière peu transparente, dans laquelle Pékin pourrait avoir joué un rôle déterminant« , selon Le Monde.

Quels pays disposent d’un mécanisme de filtrage des IDE ?

Actuellement, la moitié des Etats membres de l’UE disposent un dispositif leur permettant de bloquer certains investissements réalisés par des entreprises étrangères sur leurs territoires : l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, la France, la Hongrie (depuis 2018 seulement), l’Italie, la Lettonie, la Lituanie, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal et le Royaume-Uni.

La France, par exemple, s’est dotée en 1966 d’un dispositif de contrôle et d’autorisation préalable (par le ministère de l’Economie) de certains investissements directs étrangers, notamment dans le secteur de la défense. »A la suite du rachat du pôle énergie d’Alstom par le groupe américain General Electric (GE), la portée du contrôle a été étendue en 2014 à six nouveaux secteurs : l’approvisionnement en eau et en énergie, les réseaux et services de transport et de communications électroniques, les établissements, installations et ouvrages d’importance vitale au sens du code de la défense, et le secteur de la santé« , note le Sénat. L’investissement peut être autorisé, refusé ou soumis à des conditions « visant à s’assurer qu’il ne portera pas atteinte aux intérêts nationaux« . L’acquéreur doit alors rendre des comptes annuellement qui peuvent faire l’objet de vérifications.

En Allemagne, c’est aussi les appétits américains dans le secteur de la défense qui ont été à l’origine des premières dispositions sur le filtrage des investissements étrangers, en 2004. A l’époque, le leader mondial des sous-marins conventionnels HDW et le motoriste MTU venaient d’être rachetés par des fonds d’investissements américains pouvant être suspectés de servir les intérêts du Département américain de la défense. C’est ensuite face aux initiatives chinoises dans le domaine des hautes technologies que l’Allemagne a renforcé son dispositif fin 2018. Le pays a ramené à 10% du capital, contre 25% depuis 2004, « le seuil permettant au gouvernement de bloquer des acquisitions étrangères dans certaines entreprises« , explique La Croix. Le champ des IDE surveillés a aussi été étendu aux secteurs des télécommunications, de l’énergie, de l’approvisionnement en eau et des médias.

Il existe donc plusieurs mécanismes de filtrage des IDE dans l’Union européenne, mais « leur portée est inégale« , soulignait en 2018 la commission des Affaires européennes du Sénat français : « les seuils de prise de participation à partir desquels un contrôle est exercé vont de 5 à 50 %. Les secteurs concernés sont plus ou moins étendus mais comprennent généralement le secteur de la défense. Quant aux critères, ils sont variés : impact sur des infrastructures, des approvisionnements ou des technologies critiques, contrôle de l’investisseur par un État étranger, accès à des informations sensibles. Enfin, selon les pays, le contrôle intervient soita priori, soitaposteriori« .

Comment fonctionne le nouveau mécanisme européen ?

Aujourd’hui, les États membres restent libres d’adopter ou de modifier leurs propres mécanismes de filtrage des investissements directs étrangers. Mais le nouveau « cadre » européen permet de mieux coordonner les mécanismes existants (sur la base de certains standards d’exigence) et d’échanger des informations sur les investissements étrangers réalisés dans l’Union, y compris dans les pays qui ne disposent d’aucun dispositif de filtrage.

Il s’agit d’un « mécanisme d’alerte« , explique un fonctionnaire européen. Les Etats membres restent en charge d’approuver ou non les investissements étrangers sur leur territoire, mais le nouveau dispositif permet aux autres pays de l’UE d’exiger des informations en cas d’opération qui suscite leur inquiétude (par exemple, s’ils estiment que mis bout à bout avec d’autres opérations récentes ayant eu lieu sur leurs territoires, cela donnerait trop de poids à un pays tiers dans un secteur industriel donné (la part des IDE chinois en Europe consacrés aux infrastructures de transport est passée de 20% en 2016 à plus de 51% en 2017)). Une discussion pourrait alors s’ouvrir entre les Etats membres au niveau du Conseil de l’UE… ainsi qu’un rapport de force suffisant, selon Bruxelles, pour dissuader un partenaire isolé de mener à bien son projet.

Juridiquement, ce nouveau cadre « créera un mécanisme de coopération grâce auquel les États membres et la Commission seront en mesure d’échanger des informations et de faire état de leurs préoccupations concernant des investissements spécifiques« , explique un mémo de Bruxelles.

Des « points de contact« , désignés dans chaque État membre et à la Commission européenne, échangeront des informations via un « système sécurisé et crypté« . Celles-ci pourront concerner les actionnaires et les propriétaires réels de l’investisseur étranger et de l’entreprise européenne concernée ; la source de financement de l’opération (des subventions d’Etat ont-elles été octroyées à l’investisseur, par exemple ?) ; ou encore les domaines et pays d’activité de l’investisseur et de sa cible.

Dans des « délais courts« , ce mécanisme « permettra à la Commission d’émettre des avis lorsqu’un investissement constitue une menace pour la sécurité ou l’ordre public de plus d’un État membre, ou lorsqu’un investissement risque de porter atteinte à un projet ou un programme présentant un intérêt pour l’ensemble de l’Union, comme Horizon 2020 ou Galileo« .

Le groupe d’experts sur le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union européenne, qui fournit une expertise à la Commission depuis 2017, pourra être consulté sur des questions « systémiques » mises au jour grâce au partage d’informations nouvellement réalisé.

« Ce sont les États membres qui décideront, au final, s’il convient d’autoriser ou non une opération d’investissement spécifique sur leur territoire« , confirme le règlement. « Mais c’est mal connaître le fonctionnement de l’UE que de croire que la pression de leurs voisins réunis à Bruxelles n’aura aucun effet sur les Etats membres« , souffle un responsable européen.

Comment déterminer si l’investissement porte atteinte aux intérêts de l’Union ?

« Pour déterminer si un investissement direct étranger est susceptible de porter atteinte à la sécurité ou à l’ordre public« , les États membres et la Commission européenne vont particulièrement s’intéresser à ses « effets potentiels » dans des secteurs jugés « clés« .

C’est par exemple le cas, selon le règlement, des infrastructures et technologies « critiques » liées à l’énergie (y compris nucléaire), les transports, l’eau, la santé, l’intelligence artificielle, la communication, les médias, le stockage des données, la cybersécurité, l’aérospatial, la défense, les nano et biotechnologies…

Des considérations liées à l’approvisionnement en énergie et en matières premières, mais aussi à la sécurité alimentaire, à l’accès à des informations sensibles ou au pluralisme des médias pourront aussi être prises en compte.

Enfin, « le fait que l’investisseur étranger soit contrôlé directement ou indirectement par le gouvernement d’un pays tiers, y compris des organismes publics ou les forces armées« , pourra jouer. De même que s’il a « déjà participé à des activités portant atteinte à la sécurité ou à l’ordre public dans un État membre » ou « s’il existe un risque grave qu’il exerce des activités illégales ou criminelles« .


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