[Fact checking] Dette, déficit, règle des 3 % – Bruxelles inflexible ?

Un article publié par notre partenaire Toute l’Europe.


Alors qu’un bras de fer oppose depuis plusieurs mois l’Italie à la Commission européenne, Toute l’Europe vérifie quelques idées reçues sur la « supervision » européenne des budgets nationaux. Le 5 juin, l’exécutif bruxellois a remis ses « recommandations » aux Etats membres. On entend déjà dire que Rome pourrait être « sanctionnée« . Mais qu’est-ce que ça veut dire ?


La Commission européenne a présenté, le 5 juin 2019, ses nouvelles « recommandations » concernant les orientations budgétaires des Etats membres et les réformes qu’ils envisagent de mettre en œuvre dans les mois à venir.

L’objectif de cette manœuvre, qui s’inscrit chaque année dans le cadre de ce qu’on appelle le « semestre européen« , est d’assurer une « cohérence sociale et économique » entre les Vingt-Huit. Mais aussi de veiller à ce qu’aucun dérapage des finances nationales ne fasse peser un risque sur les pays voisins.

Est-à-dire que la Commission européenne tire les ficelles des budgets nationaux ? Qui a inventé la fameuse règle des 3 % concernant le déficit public ? Les médias parlent régulièrement de « sanctions » qui pourraient être prises à l’encontre de l’Italie… Mais est-ce déjà arrivé ? La France, qui échappe à une nouvelle procédure disciplinaire en 2019, est-elle chouchoutée par Bruxelles ?

 

La Commission européenne dicte aux Etats membres leurs budgets nationaux ?
PLUTÔT FAUX

Ce n’est qu’un droit de regard qu’accordent chaque année les Etats membres de l’UE à la Commission européenne. La politique budgétaire reste bien une compétence des Etats, même si depuis sa mise en place en 2011, au plus fort de la crise financière, le système européen de « coordination » des politiques économiques, appelé « semestre européen« , est régulièrement assimilé à un carcan qui empêcherait les Etats membres de disposer librement de leurs finances publiques.

Chaque année, entre l’automne et la fin du printemps (d’où le nom de « semestre » européen), les Etats membres communiquent donc leurs prévisions budgétaires et leurs programmes de réforme à la Commission qui, sur la base d’une batterie d’indicateurs économiques et d’analyses publiées pendant cette période, formule ses « recommandations« . 

La partie la plus médiatisée de ces recommandations est celle qui touche aux fameux « critères de Maastricht » : afin d’éviter des déséquilibres trop importants entre les Etats membres, voire le dérapage d’un seul pays qui pèserait sur tous les autres, les Etats membres de l’UE ne doivent pas laisser filer leur déficit au-delà de 3 % du PIB, et leur dette publique au-delà de 60 %.

Mais la Commission européenne n’en fait pas, aujourd’hui, un usage aussi strict que l’on croit (lire ci-dessous). En réalité, ce sont même les Etats membres, réunis au sein du Conseil, qui ont le pouvoir de valider, ou non, les recommandations de la Commission – et qui décident donc in fine s’il y a lieu d’ouvrir une procédure en cas de déficit ou de dette excessif. En 2018, la moitié des pays de l’UE avait une dette publique supérieure au plafond des 60 %… sans grandes conséquences à Bruxelles. Et lorsque des procédures ont été ouvertes au motif de déficits trop importants, aucune sanction n’a jamais été prononcée.

Dans le cadre du semestre européen, la Commission européenne s’assure par ailleurs que chaque gouvernement poursuit bien ses efforts pour mettre en œuvre les priorités de l’UE, elles-mêmes largement impulsées par les Etats membres. Celles-ci sont notamment énoncées à chaque rentrée de septembre par le président de la Commission européenne dans son discours sur « l’état de l’Union« . L’exécutif européen veille ainsi au respect des grands principes de l’UE (accès aux soins, égalité des chances…) et suit par exemple la réalisation des objectifs de la stratégie « Europe 2020« . Dans l’UE, le taux d’emploi devra atteindre au minimum 75% de la population âgée de 20 à 64 ans, les émissions de CO2 devront être réduites de 20 % par rapport à 1990… Les Etats qui iraient à l’encontre de ces priorités n’encourent toutefois pas de sanctions dans le cadre du semestre européen, contrairement à ceux qui dépasseraient les plafonds de dette ou de déficit.

Les 28 « rapports pays » (purement indicatifs) que publie la Commission chaque année à la fin de l’hiver sont donc assez exhaustifs et dépassent largement le cadre des seules finances publiques. Mais loin de dicter précisément leur conduite aux Etats membres, la grande majorité de ses recommandations restent assez larges au printemps. Celles qui ont été publiées le 5 juin 2019 pour la France tiennent en moins de 25 lignes. Mis à part un objectif chiffré concernant la croissance des dépenses publiques, la Commission européenne plaide par exemple pour « que la France s’attache, en 2019 et 2020, à veiller à réaliser des gains d’efficacité dans tous les sous-secteurs des administrations publiques » ; « à garantir l’égalité des chances » ; ou encore « à poursuivre la simplification du système d’imposition« …

Pour la suite, « chaque pays de l’UE adopte des décisions en réponse aux recommandations spécifiques en se fondant sur les mesures qu’il juge appropriées« , indique le site de l’institution.

 

C’est la France qui a défini le chiffre des 3 % ?
VRAI

En théorie, dans les Etats membres de l’UE, le déficit public annuel ne doit donc pas excéder 3 % du produit intérieur brut (PIB). Mais d’où vient ce chiffre ?

La règle imposant un plafond de déficit aux Etats membres de l’UE a été voulue par l’Allemagne, qui souhaitait se préserver d’avoir à payer pour d’autres Etats peu vertueux. Mais pour le chiffre, la palme revient à la France… de façon quelque peu hasardeuse. « C’est l’affaire d’une seconde », raconte en effet Guy Abeille, un ancien chargé de mission du ministère des Finances.

En 1981, alors que les dépenses s’envolaient et que le spectre d’un déficit atteignant 100 milliards de francs commençait à se profiler, l’équipe du président François Mitterrand avait cherché un chiffon rouge à agiter pour « imposer la rigueur aux ministres socialistes ». Les 100 milliards de déficit avaient été rapportés aux prévisions de PIB pour l’année 1982. Résultat : 3 %.

Le danger réel représenté par ce ratio n’avait été évalué par aucune étude particulière, à en croire Guy Abeille… mais « cette référence cardinale a fait école, bien qu’elle fût dépourvue du moindre sens économique ». En 1992, en vue de la création de la monnaie commune, c’est bien ce seuil de 3% qui a été repris par les chefs d’Etat et de gouvernement européens, et qui a servi de base de calcul à l’établissement de la règle des 60 % concernant la dette. Depuis leur édiction, la pertinence des critères de Maastricht est ainsi régulièrement questionnée.

 

Les 3 % et les 60 % sont des règles sacro-saintes pour Bruxelles ?
PLUTÔT FAUX

Dès 2005, le Pacte de stabilité et de croissance (adopté en 1997 pour coordonner les politiques budgétaires des pays de la future zone euro) a été réformé. Depuis, un dépassement « exceptionnel et temporaire » des critères de Maastricht est toléré, afin de prendre en compte les dépenses liées à des réformes structurelles (portant sur les systèmes de santé et de retraite par exemple), les investissements dans la recherche et le développement, ou encore d’autres « facteurs pertinents ». En cas de récession notamment, les Etats membres échappent à la « procédure de déficit excessif » (qui peut être déclenchée en cas de déficit mais aussi de dette excessive). Une « flexibilité » rappelée en janvier 2015 par la Commission européenne dans une « communication » au Conseil.

En pleine crise économique et financière, le « six-pack » (2011) et le « two-pack » (2013) ont également introduit de nouveaux critères à prendre en compte avant l’ouverture d’une telle procédure. Par exemple, s’agissant de la dette, une procédure ne sera lancée que si l’excès (au-delà des 60 % du PIB) n’est pas résorbé d’un vingtième par an.

En 2012, les Etats membres de l’UE (exceptés le Royaume-Uni, la Croatie et la République tchèque) ont également adopté un nouveau « Pacte budgétaire européen ». Les objectifs de 3 % et 60 % sont maintenus, mais l’enjeu principal – avoir un budget financé par des dépenses saines – est précisé : c’est surtout le déficit structurel (le niveau de déficit qui ne tient pas compte de la conjoncture) qui ne devra plus dépasser 0,5 % du PIB (ou 1% pour les pays dont la dette ne dépasse pas 60 % du PIB).

« Nous fondons nos décisions non pas sur une application mécanique ou légaliste de la réglementation, mais en fonction de ce qui est bénéfique à la croissance, à l’emploi et à des finances publiques saines« , assure aujourd’hui Pierre Moscovici, le commissaire européen chargé des Affaires économiques et financières.

 

Aucune sanction n’a jamais été prise contre les pays ayant une dette ou un déficit excessif ?
VRAI

En principe, si la dette ou le déficit excède les critères de Maastricht, une « procédure de déficit excessif » est lancée par le Conseil des ministres des Finances de l’UE (ECOFIN), sur la base des recommandations formulées par la Commission.  

Le pays qui fait l’objet d’un avertissement doit alors mettre en œuvre un certain nombre de mesures pour rétablir la balance entre ses recettes et ses dépenses, dans un calendrier précis. Et à défaut, il encourt des sanctions allant de 0,2 à 0,5 % de son PIB.

En théorie, les pays qui ne respectent pas les règles peuvent donc être soumis à des amendes. Mais dans les faits, si l’Espagne et le Portugal ont été menacés en 2016, et si l’Italie l’est à son tour en 2019, jamais de telles sanctions n’ont encore été prononcées.

La France, qui a enregistré entre 2007 et 2017 des déficits systématiquement supérieurs à 3 % de son PIB, a ainsi fait l’objet d’une procédure de déficit excessif pendant une décennie… sans jamais payer d’amende.

En 2009, en pleine crise économique et financière, les déficits publics ont atteint en moyenne 7 % dans l’UE. En 2011, 24 Etats membres faisaient l’objet d’une procédure. L’Espagne ne devrait en sortir que cette année, si le Conseil suit les recommandations de la Commission européenne. Et là encore, aucune sanction n’a jamais été prise.

Cela dit, à lui seul, le déclenchement d’une telle procédure – parce qu’il est justement basé sur une analyse bien plus large que le simple dépassement des critères de Maastricht – est susceptible d’entacher la crédibilité de l’Etat membre concerné sur les marchés.

En 2018, les déficits publics ont donc été ramenés en moyenne à 0,6 % du PIB dans l’UE28 (la moitié des pays avaient même des soldes excédentaires ou à l’équilibre). Mais les déséquilibres des années passées ont considérablement alourdi le poids des dettes publiques, qui ont atteint 80 % du PIB de l’UE28. En France, en Espagne, au Portugal, en Belgique ainsi qu’à Chypre, la dette s’établit ainsi entre 98 et 122 % du PIB. En Grèce, elle atteint plus de 180 %, et en Italie plus de 132 % contre les 60 % normalement imposé par le traité de Maastricht. C’est ainsi pour ce motif de dette excessive que la Commission européenne a recommandé le 5 juin d’ouvrir une « procédure de déficit excessif » à l’encontre de l’Italie.

 

La France fait l’objet d’un traitement de faveur par rapport à l’Italie ?
PLUTÔT FAUX

Le 5 juin 2019, la Commission a indiqué avoir adopté des rapports « en vertu de l’article 126 du traité sur le fonctionnement de l’UE » concernant la Belgique, la France, l’Italie et Chypre. Dans ces quatre pays, les programmes ne semblaient donc pas respecter, « de prime abord« , les critères concernant le déficit et/ou la dette publique. Mais au final, l’institution ne recommande l’ouverture d’une procédure qu’à l’encontre de l’Italie. Une injustice criante ?

Le dernier rapport d’avancement de la stratégie Europe 2020 montre que la France n’a pas encore atteint tous les objectifs qui lui ont été assignés. En avril 2019, le taux de chômage y est encore de 8,7 %, soit plus que la moyenne. La Commission européenne juge aussi que les « performances » françaises en matière de recherche et d’innovation « ne sont pas encore à la hauteur du soutien public considérable » ; que les étrangers ont des difficultés à accéder au marché du travail ; que la France est « en retard » en matière d’accès au réseau « haut-débit » ; et qu’il n’est pas certain qu’elle remplisse ses objectifs climatiques à l’horizon 2020… L’hiver dernier, les mesures annoncées par le gouvernement pour répondre à certaines revendications des Gilets jaunes ont également inquiété la Commission, alors même que le ratio des dépenses publiques, à 56% du PIB en 2018, « demeure le plus élevé de l’UE« . Dans son programme communiqué en avril, le gouvernement français prévoit un déficit à 3,1 % du PIB en 2019, contre 2,5 % en 2018. Quant à la dette de la France, elle tourne autour de 98 % du PIB depuis 2016…

Dès lors, pourquoi Bruxelles ne recommande-t-elle pas d’ouvrir une procédure contre Paris ? Parce que malgré tout, le regard de la Commission européenne sur les programmes français est « plutôt positif« , explique un responsable européen interrogé par Toute l’Europe. « Les indicateurs sont plutôt bons pour la France » : 1,3% de croissance prévu en 2019 contre une moyenne de 1,2 dans la zone euro ; « l’investissement conserve un niveau élevé » ; « la situation sur le marché du travail continue de s’améliorer » ; « dans l’ensemble, le système de protection sociale est efficace« …

Surtout, la Commission estime que « l’augmentation prévue du déficit nominal s’explique principalement par […] la transformation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en un allègement pérenne de cotisations sociales patronales » (le déficit devrait ainsi se résorber à 2,2 % du PIB en 2020). Enfin, elle salue des « progrès substantiels » sur la formation professionnelle et « certains progrès » dans la simplification du système fiscal, tandis que « des réformes systémiques » ont été annoncées pour 2019 dans les domaines de la santé et des retraites. « Il n’y a pas de tolérance particulière vis-à-vis de la France, la situation est très différente de celle de l’Italie« , conclut donc le haut fonctionnaire.

En Italie, si certains indicateurs – comme le déficit – sont actuellement meilleurs qu’en France, la trajectoire empruntée par Rome irait au contraire dans le mauvais sens.

Le programme de réformes présenté par Rome a conduit Bruxelles à réévaluer les prévisions italiennes de déficit public. Ce dernier est désormais estimé à 2,5 % du PIB en 2019, contre 2,1 % l’année précédente. Certes, la moitié de cette progression (0,2 point) est liée à un « programme extraordinaire d’entretien » et de « prévention » à la suite de l’effondrement d’un pont à Gênes en 2018. Mais la situation continuerait d’empirer en 2020, avec une projection à 3,5 % du PIB.

Le taux de croissance du PIB n’est estimé, quant à lui, qu’à 0,1 % en 2019. « Le système fiscal de l’Italie continue de peser lourdement sur les facteurs de production, au détriment de la croissance économique« , note en particulier la Commission. L’investissement devrait être en recul de 0,3 %, alors que « des investissements sont nécessaires pour améliorer la qualité et la durabilité des infrastructures du pays« . « Le nouveau régime de retraite anticipée [conduira] à une détérioration de la viabilité des finances publiques à moyen terme » et « pourrait avoir une incidence négative sur l’offre de main-d’œuvre, alors que l’Italie est déjà à la traîne par rapport à la moyenne de l’UE« . « La proportion de jeunes ne travaillant pas et ne suivant pas d’études ou de formation est passée à 19,2 % en 2018 et est la plus élevée de l’UE » ; « la pauvreté des travailleurs est élevée et progresse« …

Surtout, la dette italienne, déjà à 132 % du PIB en 2018, devrait continuer de croître en 2020, selon la Commission européenne, tandis que celle de la France – après une augmentation de 0,6 point en 2019 – devrait se résorber. C’est donc sur ce motif, et au regard de « l’atonie persistante de la productivité » en Italie, que l’exécutif européen recommande d’ouvrir une procédure à l’encontre de la Botte.

La situation de la Belgique, de son côté, ne justifiait pas vraiment « que la Commission déclenche quelque chose« , explique la source européenne interrogée par Toute l’Europe : sa dette atteignait 102 % du PIB en 2018, mais il s’agit du niveau le plus bas depuis 2011 et elle « se réduit progressivement« , tandis que son déficit n’est que de 0,7 % du PIB.

Enfin, à Chypre, la dette est de 102,5 % et le déficit a atteint 4,8 % en 2018, alors que le solde des administrations publiques était positif (+1,8 %) l’année précédente. Mais cela ferait suite à des mesures exceptionnelles ; l’île repassera sous la barre des 3 % en 2019 tandis que sa dette se résorbe rapidement : « une procédure ne servirait à rien aujourd’hui« , juge-t-on à Bruxelles.

 

Quid de la Hongrie, la Roumanie et la Grèce ?

La Hongrie (depuis 2018) et la Roumanie (depuis 2017) font quant à elles l’objet d’une « procédure pour écart important« . Des politiques budgétaires « expansionnistes » y sont menées, plutôt que la lutte contre les dépenses « excessives« , souffle-t-on à Bruxelles. Le 5 juin, la Commission a recommandé au Conseil de leur adresser un nouvel avertissement : si cet écart n’est pas corrigé, une procédure de déficit excessif pourrait être ouverte à leur encontre.

La Commission a également adopté un nouveau rapport sur la Grèce, visant à vérifier la trajectoire empruntée par la République hellène depuis sa sortie du programme de surveillance en août 2018. Après un départ « satisfaisant« , « la mise en œuvre des réformes dans ce pays marque le pas ces derniers mois » et « la cohérence de certaines mesures avec les engagements donnés aux partenaires européens n’est pas assurée« , prévient l’institution.


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