Pour relancer la croissance ou faire tourner leurs administrations en période de crise, l’Italie, la France ou même l’Allemagne peuvent prévoir des budgets qui « dérapent ». Ces dernières années, de nombreux Etats membres de l’Union européenne ont ainsi été pointés du doigt pour leur dette ou leur déficit « excessif ». Mais comment les règles ont-elles été fixées ? Sur quels critères ces « excès » sont-ils mesurés ? Que risquent les mauvais élèves ?
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Les « critères de Maastricht », qu’est-ce que c’est ?
En 1992, en jetant officiellement les bases de l’euro, le Traité de Maastricht a prévu un certain nombre de « critères de convergence« ayant pour vocation de rapprocher les économies -très différentes- des Etats membres. Pas question, dès lors qu’on s’apprêtait à partager une seule et même monnaie, qu’un pays laisse filer l’inflation, sa dette publique ou son déficit, faisant peser des risques sur la capacité d’emprunt de ses voisins et sur la stabilité de l’euro sur les marchés ! Pour parvenir à un certain équilibre au sein de l’Union économique et monétaire (UEM), des seuils d’encadrement de l’inflation, des taux de change, des taux d’intérêt et des finances publiques ont donc été fixés.
Pour entrer dans la zone euro et « réaliser l’Union économique et monétaire », les Etats membres de l’UE doivent donc respecter les critères (dits « de Maastricht ») énoncés à l’article 140 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Notamment, afin que la situation de leurs finances publiques soit jugée « soutenable », leur budget ne doit pas accuser de « déficit excessif », précisé comme suit dans le protocole n°12 : le déficit public annuel ne doit pas excéder 3 % du produit intérieur brut (PIB), et la dette publique (de l’Etat et des agences publiques) 60 % du PIB.
En 1997, sous l’impulsion de l’Allemagne -partisane de règles strictes-, les Etats membres de la future zone euro ont aussi conclu un Pacte de stabilité et de croissance, au terme duquel ils se sont engagés à parvenir, « à moyen terme », à des budgets « proches de l’équilibre ou excédentaires ». Si les politiques budgétaires restent de la compétence des Etats membres, cet effort de coordination doit permettre aux pays, une fois entrés dans la zone euro, d’affronter les aléas de la conjoncture sans repasser la barre des 3% de déficit. En théorie…
La politique de la Banque centrale européenne
Avant la mise en circulation de l’euro, en 1999, les Etats signataires du traité de Maastricht s’étaient également engagés à ne pas dévaluer leur monnaie nationale. Afin de garantir une certaine stabilité à l’échelle de la zone, les variations entre les taux d’inflation annuels des Etats membres et l’écart entre les taux d’intérêts à long terme ne devaient pas non plus dépasser un certain seuil. Sinon, quelle politique monétaire (unique) aurait pu leur appliquer la nouvelle Banque centrale européenne, appelée à supplanter les établissements nationaux ?
Aujourd’hui, dans la zone euro, la Banque centrale européenne a récupéré la maîtrise de l’inflation (l’objectif est de la contenir légèrement en dessous de 2%), des taux d’intérêt (taux central à 0% depuis 2016) et des taux de change (politique de non intervention).
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Comment les seuils de 3% et 60 % ont-ils été fixés ?
Ces ratios ont été inspirés de façon particulièrement hasardeuse par la France. « C’est l’affaire d’une seconde », raconte Guy Abeille, un ancien chargé de mission du ministère français des Finances, dans La Tribune en 2010.
En 1981, alors que les dépenses s’envolaient et que le spectre d’un déficit atteignant 100 milliards de francs commençait à se profiler, l’équipe de François Mitterrand avait cherché un chiffon rouge à agiter pour « imposer la rigueur aux ministres socialistes ». Ces 100 milliards avaient été rapportés aux prévisions de PIB pour l’année 1982. Le danger représenté par le résultat de 3 % n’avait été évalué par aucune étude particulière, à en croire Guy Abeille… mais « cette référence cardinale a fait école, bien qu’elle fût dépourvue du moindre sens économique ».
En effet, en 1992, c’est bien ce seuil de 3% qui a été repris par les Européens, et qui a servi de base de calcul à l’établissement de la règle des 60 % concernant la dette.
Pourquoi ces seuils sont-ils critiqués ?
Aux dires de l’ancien chargé de mission lui-même, le calcul bête et méchant des 3% reviendrait à « diviser des choux par des carottes ». L’équation n’est, par exemple, absolument pas la même selon que le déficit est causé par un bond ponctuel des investissements d’avenir, ou par l’exubérance de dépenses de fonctionnement qui s’accumulent décennie après décennie. Par ailleurs, la richesse produite par un pays dépend en partie d’éléments extérieurs, comme la conjoncture économique mondiale.
« Fixer le projecteur sur le déficit d’une année donnée n’a guère de sens ; et le rapporter au PIB de cette même année lui en fait perdre un peu plus », estime donc Guy Abeille. « Le ratio déficit/PIB peut au mieux servir d’indication, de jauge. Mais en aucun cas il n’a titre à servir de boussole ; il ne mesure rien : il n’est pas un critère. Seule a valeur une analyse raisonnée de la capacité de remboursement, c’est à dire une analyse de solvabilité : n’importe quel banquier (ou n’importe quel marché, ce qui revient au même) vous le dira. »
Depuis leur édiction, la pertinence des critères de Maastricht est ainsi régulièrement questionnée. L’idée générale est comprise (éviter les déficits excessifs dont les effets néfastes seraient supportés par tous les pays voisins). Mais on estime que ces ratios de 3 et 60 % ne reflètent pas nécessairement l’état de santé des systèmes.
Une dette élevée, comme celle du Japon (250 % du PIB), peut rester relativement soutenable -ou au contraire mener à la faillite- en fonction de la solidité du pays, des entités qui la détiennent, ou encore de la conjoncture. Le taux maximum de 60 % du PIB a été établi lors d’une période de croissance en Europe. Est-il toujours pertinent dans un contexte de stagnation économique ? Le Fonds monétaire international (FMI) lui-même se posait la question en 2015.
Comment l’appréciation des critères de Maastricht a-t-elle évolué ?
Dès 2005, sous la pression de la France et de l’Allemagne (elles-mêmes ayant un déficit supérieur à 3% du PIB), le Pacte de stabilité et de croissance a été réformé. Un dépassement « exceptionnel et temporaire » des critères de Maastricht est désormais toléré, afin de prendre en compte les réformes structurelles (portant sur les systèmes de santé et de retraite par exemple), les investissements dans la recherche et le développement, ou encore d’autres « facteurs pertinents » dans l’appréciation du respect de ces critères. En cas de récession notamment, les Etats membres échappent à une procédure pour déficit excessif.
En 2011, en pleine crise économique et financière, le Pacte de stabilité et de croissance a de nouveau été amendé avec le « six-pack », puis en 2013 avec le « two-pack ». D’autres critères sont désormais pris en compte avant l’ouverture d’une procédure de déficit excessif. Par exemple, s’agissant de la dette, une procédure ne sera lancée que si l’excès (au-delà des 60 % du PIB) n’est pas résorbé d’un vingtième par an. Parallèlement, afin de faire régner la discipline budgétaire, une meilleure surveillance est mise en place ainsi que nouvelles sanctions. Et au-delà des déficits, les autres déséquilibres macro-économiques jugés « excessifs » pourront désormais faire l’objet d’une procédure.
Des instruments nés de la crise
La crise économique et financière de 2008 a mis en lumière un certain nombre de dysfonctionnements en matière de coordination économique dans l’UE : manque de convergence entre les Etats membres, mécanismes de solidarité inefficaces, faiblesse des banques…
Pour y faire face, plusieurs instruments ont été créés ou renforcés. La procédure annuelle du Semestre européen permet par exemple à l’Union européenne de mieux contrôler les comptes de chaque Etat, afin d’éviter tout dérapage budgétaire de l’un d’entre eux qui pourrait mettre les autres en péril. Plusieurs pays du Sud (en particulier la Grèce) ayant été fortement touchés par la crise, un mécanisme européen de stabilité leur apporte, sous conditions, une aide financière. La Banque centrale européenne a quant à elle racheté les dettes des Etats en difficulté, une mesure longtemps considérée comme taboue, en particulier par l’Allemagne. L’Union bancaire, encore inachevée, renforce la prévention et la gestion des éventuelles faillites bancaires. Enfin, le « plan Juncker« vise à relancer l’investissement en Europe.
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Enfin, en 2012, les Etats membres de l’UE (exceptés le Royaume-Uni, la Croatie et la République tchèque) ont adopté le Pacte budgétaire européen, aussi appelé traité sur la stabilité, la coordination et la croissance (TSCG). Ce dernier prévoit des règles communes de gouvernance économique et budgétaire et fixe une « règle d’or budgétaire » : les pays s’engagent désormais à voter chaque année des budgets en équilibre ou en excédent. Les objectifs de 3% et 60% sont maintenus, mais l’enjeu principal -celui d’avoir un budget financé par des dépenses saines- est précisé : le déficit structurel (le niveau de déficit qui ne tiendrait pas compte de la conjoncture) ne devra plus dépasser 0,5 % du PIB (ou 1% pour les pays dont la dette ne dépasse pas 60 % du PIB).
Qu’est-ce que le « pacte budgétaire » européen ?
Que se passe-t-il aujourd’hui en cas de non-respect ?
Aujourd’hui, « au mois d’avril de chaque année, les pays de la zone euro soumettent à la Commission et au Conseil des programmes de stabilité, tandis que les pays n’appartenant pas à la zone euro soumettent aux mêmes institutions des programmes de convergence », explique le portail du droit de l’Union européenne EUR-Lex.
Doivent y figurer « les objectifs budgétaires nationaux à moyen terme », « des informations sur les moyens d’y parvenir », ainsi qu’une analyse des effets en cas de « variation des hypothèses économiques qui sous-tendent la position budgétaire du pays ».
Ces programmes sont examinés par les institutions. En cas de dérapage, le volet préventif du Pacte de stabilité et de croissance permet au Conseil des ministres de l’Economie et des Finances (Ecofin) de sonner l’alerte et de faire des recommandations au pays concerné. Si la dette ou le déficit excède les critères de Maastricht, et à moins de circonstances exceptionnelles comme une récession de plus de 2% du PIB, une procédure de déficit excessif est lancée par le Conseil sur la base de recommandations formulées par la Commission. Dans le cadre de ce volet correctif, prévu par l’article 126 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, le pays contrevenant fait l’objet d’un avertissement. Il doit mettre en œuvre un certain nombre de mesures pour rétablir la balance entre ses recettes et ses dépenses, dans un calendrier précis, sous peine de sanction (de 0,2 à 0,5 % du PIB de l’État en question).
La transposition de la « règle d’or budgétaire » peut, de son côté, être vérifiée par la Cour de justice de l’Union européenne. L’arrêt de la Cour sera alors contraignant et pourra être suivi de sanctions financières si l’Etat membre ne s’y conforme pas.
En théorie, les pays de la zone euro qui ne respectent pas leurs engagements budgétaires peuvent donc être soumis à des amendes. Mais dans les faits, si l’Espagne et le Portugal ont été menacés en 2016, et si l’Italie l’est en 2018, jamais de telles sanctions n’ont été prononcées.
Comment ces critères sont-ils respectés ?
La France, qui a enregistré entre 2007 et 2017 des déficits systématiquement supérieurs à 3% de son PIB, a ainsi fait l’objet d’une procédure pour déficit excessif pendant une décennie… sans jamais payer d’amende !
Dès les débuts de l’euro, le déficit de plusieurs pays, y compris l’Allemagne ou l’Autriche, a dépassé cette barre fatidique. Depuis 2003, « la norme des 3 % n’a plus jamais été respectée par tous les pays sur une même année », soulignait même Le Monde en 2017.
La crise économique et financière de 2008, en particulier, a plongé de nombreux pays de l’UE en situation de récession (baisse du PIB). Mesuré en pourcentage du PIB, les déficits publics ont donc accusé des bonds spectaculaires, atteignant 8 % en France en 2009, tandis que la moyenne de l’UE s’élevait à 7% !
« Au cours de la période 2010-2011, des procédures avaient été ouvertes pour 24 Etats membres », relève aussi Le Monde. Mais aucune sanction n’a jamais été prise et, en 2018, l’Espagne était le seul pays encore sous le coup d’une telle procédure (elle devrait en sortir en 2019).
Le déficit public des Etats de l’Union européenne
En 2018, la moyenne des déficits publics s’établit ainsi à « seulement » 2 % du PIB dans l’UE. En revanche, année après année, les déséquilibres budgétaires ont considérablement alourdi le poids des dettes publiques, qui atteignent désormais 81 % du PIB en moyenne dans l’UE.
La crise des dettes souveraines n’est donc toujours pas terminée. Au second trimestre 2018, les dettes publiques des Etats de l’Est et du Nord de l’Europe restent relativement maîtrisées, mais celles de tous les pays se situant au sud-ouest de la diagonale Bruxelles-Strasbourg-Athènes (sauf Malte) excèdent 90 % du PIB.
La dette publique des Etats de l’Union européenne
En France, en Espagne, au Portugal, en Belgique ainsi qu’à Chypre, la dette s’établit ainsi, au deuxième trimestre 2018, entre 98 et 130 % du PIB. En Grèce, elle atteint près de 180 %, et en Italie 133 % !
C’est, avec le niveau jugé trop élevé des taux d’intérêts italiens, l’une des raisons pour lesquelles la Commission européenne a décidé, à l’automne 2018, de retoquer le budget qui lui était soumis par Rome. Ce dernier, présentant un déficit de 2,4 % (contre 0,8 % annoncé avant l’été) a été qualifié de « déviation sans précédent » vis-à-vis des critères de Maastricht et des objectifs du Pacte de stabilité. Sous la menace d’une procédure de déficit excessif (ouverte sur le critère de la dette), le gouvernement italien a finalement prévu de revoir sa copie. Mais non sans alimenter à nouveau le débat sur la politique européenne d’orthodoxie budgétaire, qui avait été jugée particulièrement excessive, voire contre-productive en Grèce au plus fort de la crise, et provoqué la défiance de nombreux citoyens.